Karel Hynek Mácha, l’homme qui a fait vibrer la corde cachée de la langue tchèque
Tous les ans, le soir du Premier mai, les amoureux pragois se donnent rendez-vous près d’une statue de bronze cachée dans la verdure de la colline de Petřín qui domine la capitale tchèque. La statue entourée de lilas et de jasmins représente un beau jeune homme légèrement penché dans une douce rêverie sur un bouquet de fleurs qu’il tient à la main. C’est ainsi que le sculpteur Josef Václav Myslbek a représenté Karel Hynek Mácha, l’homme qui a jeté les bases de la poésie tchèque moderne. La statue idéalisée ne correspond pas cependant au personnage de ce poète.
C’était la fin d’un soir de mai,
Le premier mai, le temps d’aimer.
Le tendre appel des tourterelles
Montait dans la senteur des pins.
La mousse chuchotait de secrètes tendresses,
L’arbre en fleur lamentait un amour mensonge.
Le rossignol chantait son amour à la rose,
Et la rose amoureuse en parfum s’exhalait.
Le lac uni, à l’ombre des charmilles,
Murmurait la douceur d’une peine secrète
A ses rivages dont la courbe l’embrassait.
Les étoiles, soleils des mondes inconnus,
Erraient parmi l’azur strié de bandelettes,
Et brillaient comme autant de larmes amoureuses.
Et puis leurs univers dans le ciel lumineux
Montèrent comme au temps éternel de l’amour,
Ou leurs feux pâlissants, épuisés de ferveur,
Se confondirent, tels les amants égarés…
(Traduit du tchèque par Hanuš Jelínek et Jean Pasquier.)
Mácha publie son poème dans la dernière année de sa vie. C’est une période difficile pour lui au cours de laquelle il prend des décisions importantes. Il trouve le poste d’avocat stagiaire dans la ville de Litoměřice, décide de se marier finalement avec sa compagne Lori et de légitimer le fils qu’elle lui a donné. En écrivant son chef-d’œuvre, le poète s’inspire d’une histoire qui lui a été racontée lors d’une visite chez un ami dans le village de Doksy. C’est dans ce paysage pittoresque dominé par les ruines du château royal de Bezděz et avec un lac au milieu des forêts que Mácha situe la trame romantique de son œuvre. Le héros du poème est chassé par son père de la maison natale. Il se fait brigand. Lorsqu’il apprend que la jeune fille qu’il aime a été séduite et abandonnée, il tue le séducteur et découvre qu’il vient de tuer son propre père. Pour raconter cette sombre histoire, Mácha utilise les images poétiques et les métaphores nouvelles pour le lecteur tchèque. Le poème reflète non seulement ce qu’on a l’habitude d’appeler le mal du siècle, mais il est aussi plein d’appels venant du fond de l’âme et d’interrogations sur le mystère de la condition humaine. L’amour, la mort, la liberté, la trahison, le crime, l’expiation, mais aussi la beauté de la nature printanière, sont les thèmes majeurs de cette œuvre. Tout cela est exprimé dans un langage riche, poétique et infiniment musical qui n’existait pratiquement pas avant la parution du livre. Mácha fait donc plus qu’un travail de poète, il accomplit une oeuvre de créateur en révélant la force de la langue tchèque et de la musique qui y était cachée.Le chef-d’oeuvre de Karel Hynek Mácha sera plusieurs fois adapté pour le théâtre, la radio et la télévision mais ce n’est qu’au seuil du XXIe siècle qu’un cinéaste tchèque osera le porter à écran. C’est le réalisateur František Antonín Brabec qui se hasardera dans l’entreprise extrêmement difficile sinon impossible de visualiser la poésie. Il refuse cependant de faire un film historique :«Ce qui m’a surtout intéressé dans ce poème, c’étaient les rapports entre les personnages. J’appréciais notamment le caractère intemporel de cette histoire. Cela advient toujours, il y a toujours des pères qui séduisent les maîtresses de leurs fils ou vice versa. Parfois ils se savent trompés, parfois non. Dans notre film, nous avons choisi la variante dans laquelle le fils séduit la femme de son père et cela débouche sur une tragédie. Donc, ce qui m’a surtout attiré dans ce poème, c’était, bien sûr, l’amour, les émotions, tous ces aspects qui sont intemporels. Je ne veux surtout pas que le film soit situé exactement dans la période où cette histoire s’est déroulée ou exactement dans l’année où le poème a été écrit par Mácha.»
Avant Mácha, les Tchèques ne savaient pas que leur langue se prêtait aussi bien à la poésie, qu’elle pouvait si bien exprimer les élans du coeur et les beautés de la nature. C’est donc le don de cette langue revigorée et recrée par le génie poétique que Karel Hynek Mácha léguera à ses successeurs. Plusieurs générations de poètes tchèques connaîtront par cœur son poème et réciterons ces vers :
Et ce temps d’aujourd’hui
Mon adolescence – est ce poème de Mai
Est comme un soir de mai dans les rochers arides
Au visage un rire, une peine profonde au coeur.