« Mai », chef d’oeuvre de Karel Hynek Mácha à l’écran - une tentative de visualiser la poésie

Matěj Stropnický a Sandra Lehnertová

Depuis la première moitié du XIXe siècle, toutes les générations des poètes tchèques doivent se mesurer à Karel Hynek Mácha. La liste de ses oeuvres est courte de même que sa vie qui n’a duré que 26 ans et pourtant ce jeune homme a réussi, au cours de sa brève existence, à jeter les fondements de la poésie tchèque moderne. Malgré sa célébrité posthume, il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour qu’un réalisateur tchèque ose porter à l’écran le poème «Mai», le chef-d’oeuvre de cet écrivain.

Né en 1810 dans une famille modeste, Mácha commence à écrire en allemand, puis se reconvertit en langue tchèque qui devient pour lui un instrument magique. Il déploie tout son génie poétique pour cultiver et perfectionner cet instrument et la langue tchèque appauvrie et trivialisée par des siècles de germanisation ressuscite sous sa plume dans une splendeur insoupçonnée. C’est Mácha qui révèle au peuple tchèque les richesses et l’immense musicalité de sa langue. Après quelques essais littéraires assez médiocres il crée trois compositions épico-lyriques dont «Mai» qui deviendra le poème tchèque le plus célèbre.

Cette vaste composition d’une inspiration byronienne est l’histoire d’un jeune parricide. Le héros du poème tue son père qui a séduit sa fiancée, et expie son crime sur l’échafaud. Le coup de génie du poète a été de situer cette sombre histoire romantique dans un beau paysage lacustre, dans une nature pleine de couleurs et de parfums et qui, métamorphosée par le printemps, renaît à la vie et à l’amour. Ce violent contraste entre la douce ivresse qui se dégage de la nature printanière et la tragédie du héros, donne à ce poème la valeur et le poids d’une grande méditation sur la vie, la mort et l’amour.


František Antonín Brabec,  photo: Štěpánka Budková
Il est très difficile de visualiser la poésie. Pourtant le célèbre poème de Karel Hynek Mácha a déjà séduit plusieurs fois des hommes de théâtre qui l’ont adapté pour la scène. Le cinéaste František Antonín Brabec est cependant le seul artiste qui a osé porter le poème à l’écran:

«Je suis revenu à cette œuvre dans une série de lectures lorsque ma femme a eu l’idée que je devrais porter à l’écran un recueil de poèmes. Déjà à cette époque-là «Mai» de Karel Hynek Mácha figurait dans le choix des sujets éventuels avec «Le Bouquet» de Karel Jaromír Erben et avec d’autres poètes comme Jaroslav Seifert et Josef Kainar. A ce moment-là, je lui ai préféré «Le Bouquet» parce qu’il était plus simple et plus facile à réaliser. Le poème de Mácha était tellement difficile pour moi que j’ai eu besoin encore de cinq ans pour parvenir à en faire un film.»

Jan Tříska
Un des rôles principaux de ce film a été confié à l’acteur tchéco-américain Jan Tříska. C’est lui qui récite les vers par lesquels s’ouvre le poème de Karel Hynek Mácha et qui sont sans doute les vers les plus célèbres de toute la poésie tchèque:

C’était la fin d’un soir de mai,

Le premier mai, le temps d’aimer.

Le tendre appel des tourterelles

Montait dans la senteur des pins.

La mousse chuchotait de secrètes tendresses,

L’arbre en fleur lamentait un amour mensonge.

Le rossignol chantait son amour à la rose,

Et la rose amoureuse en parfum s’exhalait.

Le lac uni, à l’ombre des charmilles,

Murmurait la douceur d’une peine secrète

A ses rivages dont la courbe l’embrassait.

Les étoiles, soleils des mondes inconnus,

Erraient parmi l’azur strié de bandelettes,

Et brillaient comme autant de larmes amoureuses.

Et puis leurs univers dans le ciel lumineux

Montèrent comme au temps éternel de l’amour,

Ou leurs feux pâlissants, épuisés de ferveur,

Se confondirent, tels les amants égarés…

(Traduit du tchèque par Hanuš Jelínek et Jean Pasquier.)


Matěj Stropnický
Le réalisateur savait bien que le succès de son film dépendait dans une grande mesure du choix de l’acteur qui camperait le jeune héros tragique du poème. Après de longues recherches il a confié le rôle à un jeune homme qui ne doit pas sa notoriété à l’écran mais à la politique. Son choix est tombé sur le jeune journaliste Matěj Stropnický qui s’était déjà fait connaître comme le leader de l’opposition au sein du Parti des Verts où il représente le concept strictement environnementaliste. František Antonín Brabec explique son choix :

Matěj Stropnický
«Même le casting pour les rôles que j’allais confier à des acteurs non professionnels était très compliqué parce que j’avais une idées très nette de ces rôles. J’ai reçu et entendu beaucoup de jeunes comédiens talentueux et très capables mais, sincèrement, ils ne faisaient que jouer cette rébellion intérieure qui bouillonne dans le héros du poème, et c’était un peu faux. Et puis, que les jeunes comédiens me le pardonnent, un véritable rebelle est venu et c’était Matěj Stropnický. Ce n’est pas un acteur professionnel mais ce que je sentais en lui et ce qui émanait de lui était décisif pour moi. (…) Matěj m’a conquis dès le premier moment. (…)

Matěj Stropnický et Juraj Kukura
Ce qui m’a surtout intéressé dans ce poème, c’étaient les rapports entre les personnages. J’appréciais notamment le caractère intemporel de cette histoire. Cela advient toujours, il y a toujours des pères qui séduisent les maîtresses de leurs fils ou vice versa. Parfois ils se savent trompés, parfois non. Dans notre film, nous avons choisi la variante dans laquelle le fils séduit la femme de son père et cela débouche sur une tragédie. Donc ce qui m’a surtout attiré dans ce poème, c’était, bien sûr, l’amour, les émotions, tous ces aspects qui sont intemporels. Je ne veux surtout pas que le film soit situé exactement dans la période où cette histoire s’est déroulée ou exactement dans l’année où le poème a été écrit par Mácha.»


Snadra Lehnertová
Le film que František Antonín Brabec a tiré du poème de Karel Hynek Mácha est un spectacle plein de mouvement où les vues d’ensemble d’un paysage fouetté par le vent alternent avec les détails des visages et des corps des acteurs. Les scènes érotiques sont souvent bien explicites. Les costumes d’un style assez vague ne situent pas l’action dans une époque précise et le langage des protagonistes surprend parfois par sa modernité. La critique reproche au film et à son auteur qu’il ne fait qu’illustrer le poème sans y ajouter un apport vraiment personnel et sans donner du relief aux personnages. Il faut quand même apprécier le courage du réalisateur qui a relevé le défi et a donné une forme visuelle au célèbre poème. Nous ne pouvons pas lui reprocher de ne pas être pour le cinéma tchèque ce que Mácha a été pour notre poésie car le trait spécifique des génies est d’être rarissimes. Ce qui est génial est tout simplement inimitable.