L’Orchestre de chambre de Prague : sans chef et sans reproche
A l’occasion des fêtes de fin d’année, je vous propose une émission exclusivement musicale, consacrée à l’orchestre de chambre de Prague, le PKO. Cet orchestre a en effet une particularité : il n’a pas de chef ! Ce n’est évidemment pas le seul ensemble musical au monde à présenter cette singularité... La première tentative historique de ce genre remonte à 1922 avec un ensemble de l’ancienne URSS, « Persimfans ». A l’époque, l’expérience est plutôt mal perçue à l’Ouest, alors qu’on voit d’un mauvais oeil cette URSS de l’après Révolution d’octobre. Pourtant, aujourd’hui, il existe de nombreuses formations à travers le monde qui ont décidé d’adopter ce mode de fonctionnement. Dont le PKO. Alors, comment se gère un ensemble musical sans chef ? Comment les membres collaborent-ils ? Qu’est-ce que l’absence de chef implique concrètement dans le choix des oeuvres ? Un orchestre sans chef se limite-t-il à la musique baroque ? Toutes ces réponses et bien plus encore, vous pourrez les découvrir dans cette émission, et c’est Antonín Hradil, premier violon du PKO, également appelé « konzertmeister », et remplaçant du chef d’orchestre, qui y répondra.
« L’origine de l’Orchestre de Chambre de Prague sans chef est assez drôle. En 1951, plusieurs musiciens de l’orchestre de la Radio avaient décidé de jouer de la musique ancienne et non pas de la musique symphonique. Un jour, le chef d’orchestre n’est pas venu aux répétitions, alors ils ont essayé de répéter sans lui et ça leur a plu. Ils ont joué comme ça, sans chef, jusqu’en 1953, et à partir de cette date, il y a eu des concerts réguliers, avec des abonnements. Donc la naissance de l’Orchestre de Chambre de Prague, le PKO, remonte à 1951 et les concerts n’ont vraiment commencé qu’en 1953. Le premier concert à l’étranger s’est déroulé en 1956 en Autriche. Et puis c’est allé très vite : l’Italie, l’Allemagne... Pour la petite histoire, l’Orchestre de Chambre de Prague a été le premier orchestre tchèque à se rendre aux Etats-unis en tournée. Il y a été au printemps 1965 et la Philharmonie tchèque à l’automne seulement. »
Antonín Hradil qui évoquait l’origine du PKO est premier violon ou konzertmeister... Alors quel est son rôle précis au sein de l’orchestre ?
« Je remplace le chef d’orchestre. J’étudie une composition, je viens avec telle ou telle idée, telle ou telle conception et j’essaye alors de la présenter à l’orchestre le plus clairement possible. Pour ce qui est des différences entre un orchestre avec ou sans chef, ça dépend vraiment de la difficulté des compositions. Parfois vous avez des oeuvres vraiment difficiles, des oeuvres du XXe siècle notamment, où vous devez beaucoup plus diriger, donner des indications de la main droite ou avec votre archet, surtout pour les cuivres. Mais je dois dire que pour ce type de travail avec un orchestre sans chef, vous avez besoin de musiciens bien entraînés, adaptés à l’exercice et qui sont capables de réagir dans l’instant. Il faut des musiciens dotés d’une grande discipline rythmique et d’une grande discipline tout court... »
Des musiciens dotés d’un vraie discipline, mais le fait qu’il n’y ait pas de chef laisse-t-elle plus de liberté aux membres de l’ensemble ?
« Il y a une plus grande démocratie dans un orchestre sans chef que dans un orchestre avec chef. Parce que dans une certaine mesure, vous êtes dépendant de la réactivité des autres musiciens, de leur volonté de s’investir plus dans l’orchestre que lorsqu’il y a un chef, qu’ils le voient devant eux ou en périphérie. Là, ils doivent beaucoup donner d’eux-mêmes pour que l’interprétation de l’oeuvre soit réussie, pour qu’elle soit à un niveau d’excellence. »
Cette implication des musiciens dans l’orchestre fait que tous les membres s’identifient plus à l’ensemble... Et qui dit démocratie, dit également possibilité d’intervenir directement dans les choix d’interprétation... Antonín Hradil :
« Il est important que chacun se prépare bien individuellement, que chacun travaille sa partition. Chaque musicien est un être à part entière et original, chacun arrive avec sa petite idée. Donc on joue une fois, on compare ma conception avec les idées des autres : quelqu’un va dire que là ça va trop vite, ou trop lentement. C’est moi qui ait quand même le dernier mot, parce qu’il faut une certaine ligne directrice. Mais vous n’imaginez pas combien cette démocratie enrichit souvent une oeuvre ! Il y a des musiciens vraiment exceptionnels, notamment chez les cuivres. Ils ont une imagination incroyable et ils apportent beaucoup à une oeuvre. »
Finalement, à voir comment fonctionne cet orchestre sans chef en harmonie et sur un mode plus démocratique, on en viendrait presque à croire que le chef d’orchestre omnipotent est une espèce en voie de disparition... Antonín Hradil :
« Le chef d’orchestre ne fait pas partie du passé du tout parce que certaines des oeuvres que nous jouons sont dans une certaine mesure à la limite des possibilités où on peut les diriger en tant que konzermeister. Il s’agit surtout des oeuvres où vous avez un choeur, des solistes et ainsi de suite, et là, ça devient vraiment difficile. Quand vous avez un choeur et des solistes, il faut un chef d’orchestre. Il y a vraiment des limites : parfois nous n’en sommes pas loin, surtout quand il s’agit de compositions contemporaines et même des oeuvres romantiques. Il faut évaluer les possibilités de manière réaliste. »
Et d’ailleurs, preuve que le chef d’orcheste n’est pas pour autant à reléguer aux oubliettes, le public lui-même en est demandeur... comme s’il avait besoin de s’identifier avec une figure marquante, comme si le chef d’orchestre était à la musique classique ce que la superstar est au groupe de rock :
« C’est étrange... Je pensais personnellement que c’était plus attrayant pour le public qu’un orchestre avec un chef. Mais partout dans le monde et en Europe, ils sont habitués à avoir leur chef d’orchestre. Donc les agences savent par exemple quel est notre répertoire, mais elles nous disent : on aimerait bien que tel ou tel chef d’orchestre joue avec vous. Le chef d’orchestre vient, et il s’adapte à notre répertoire que nous avons déjà depuis des années. En général, la collaboration est très bonne et nous ne sommes pas contre du tout. On ne se dit pas qu’a priori on va jouer uniquement sans chef. »
Et d’ailleurs le PKO lui-même a souvent collaboré avec les plus grands chefs, tels que Trevor Pinnock ou Sir Charles Mackerras, mais aussi Libor Pešek pour les personnalités tchèques. Des collaborations fructueuses à en croire Antonín Hradil, pourtant, la question se pose toutefois : l’intervention d’un chef d’orchestre ne vient-elle pas perturber l’harmonie au sein de l’ensemble, si celui-ci est habitué à une plus grande liberté ?
« Cela ne brise pas du tout l’harmonie interne de l’orchestre. Pas du tout... Vous savez, chaque chef d’orchestre, chaque directeur artistique ou konzertmeister a son style de travail et quand quelqu’un d’autre vient avec une autre façon de travailler, c’est toujours un plus pour l’orchestre. Je suis toujours heureux quand quelqu’un comme Trevor Pinnock ou d’autres grandes personnalités jouent avec nous... »
Plus concrètement, quelle est la composition habituelle de l’orchestre ? Réponse d’Antonín Hradil :
« Nous jouons de la musique ancienne, comme des oeuvres baroques puisque celles-ci se jouent de toutes façons sans chef. Ensuite vous avez aussi des distributions plus importantes. Nous, nous jouons avec un orchestre complet : deux haut-bois, deux cors, deux clarinettes, deux bassons, deux trompettes, des percussions... Certaines partititions nécessitent un trombone, et vous vous retrouvez avec plus de 40 personnes. Tout cela dépend beaucoup des changements de rythme dans les oeuvres, qui, d’un point de vue simplement pratique, sont difficiles à diriger, à cause de la distance. Le musicien est loin, moi je suis assis, donc il n’est pas capable de réagir rapidement à un changement de rythme... »
Si, comme l’explique Antonín Hradil, le PKO joue évidemment surtout des oeuvres anciennes, du fait de l’absence de chef dès l’origine, cela n’empêche pas l’Orchestre de Chambre de Prague, comme d’autres ensembles à travers le monde, d’interpréter des oeuvres plus modernes... Bohuslav Martinů, par exemple, fait partie des musiciens du XXe siècle qui sont choisis par le PKO. Qui dit musique ancienne pense évidemment instruments anciens. En cela, le PKO diffère d’autres ensembles comme par exemple Musica Florea. Le PKO, lui, ne joue pas sur des instruments d’époque :
« Non, nous jouons tous sur des instruments modernes. C’est une question d’accord. Dans le passé, on s’accordait sur une autre fréquence. Et les instruments modernes, notamment les vents, ne peuvent pas s’accorder à cette fréquence. Aujourd’hui, on s’accorde autour de 442 Hz, alors qu’autrefois c’était entre 436 et 438 Hz. C’est le premier hautbois qui donne toujours le la. Pour ce qui est des instruments à cordes, la plupart de mes collègues jouent avec des cordes en boyaux. Ou alors avec des cordes intermédiaires, ce sont des cordes en synthétique. Ca dépend de chaque instrument et de ce qui lui convient. Mais ça n’a aucun lien avec l’interprétation. Mais il y a ici d’autres orchestres qui jouent réellement à l’ancienne. Nous sommes capables de l’imiter, mais au fond nous jouons de manière moderne, l’interprétation est moderne. »
Comme nous le disions en introduction, le PKO n’est pas le seul ensemble à travers le monde à fonctionner sans chef, alors quelle est la place de l’orchestre tchèque par rapport aux autres ensemble ?
« L’Orchestre de Chambre de Prague doit prendre le temps de se préparer s’il veut faire face à la concurrence qui est énorme. Ce n’est pas facile parce qu’il y a beaucoup d’orchestres qui fonctionnent comme nous, et il y en a même de plus en plus. Autrefois, l’Orchestre de Chambre de Prague était le plus grand concurrent, ou plutôt un modèle pour l’orchestre américain de légende, Orpheus, qui comme nous, joue en général sans chef. Quand l’orchestre de Prague est allé pour la premièrere fois aux Etats-Unis, les membres d’Orpheus allaient voir comment il fonctionnait, ils venaient prendre des leçons... »
Depuis la chute du communisme, les conditions pour les ensembles musicaux et les orchestres ont changé. Si aujourd’hui la possibilité de circuler, de se déplacer, de franchir les frontières a été un moment libérateur pour les musiciens, d’autres problèmes ont vu le jour après 1989. Et le PKO n’échappe pas, en effet, à une concurrence parfois féroce, comme l’explique Antonín Hradil.
« Moi tout comme mes collègues qui m’ont précédé auparavant, nous ressentons tous une pression. Non pas au niveau artistique mais au niveau économique. De nombreux orchestres, notamment issus des anciens pays communistes, ont commencé à envahir le marché en Europe et ailleurs. Ils peuvent avoir un niveau tout à fait acceptable, mais ils demandent des honoraires bien moindres. Du coup, de nombreux autres orchestres qui ont un tout autre niveau ce qui demande également de tous autres honoraires deviennent inaccessibles pour de nombreux organisateurs de festivals. »