Madeleine Gobeil-Noël: «Simone de Beauvoir, au fond, était éprise d’absolu.»
A l’occasion du centenaire de Simone de Beauvoir nous avons accueilli à Prague Madeleine Gobeil-Noël. Cette Canadienne née à Ottawa a eu le privilège d’être, pendant une trentaine d’années, une amie proche de celle qui était probablement la femme française la plus controversée du XXe siècle. Madeleine Gobeil-Noël a entamé une correspondance avec Simone de Beauvoir à l’âge de 15 ans et lui a rendu sa première visite à Paris en juin 1958. L’amitié avec l’auteur du Deuxième sexe a profondément marqué la vie de la jeune Canadienne qui allait devenir universitaire, journaliste, et finalement directrice de la section des Arts et de la Vie culturelle à l’UNESCO. C’est cette rencontre cardinale de sa vie que Madeleine Gobeil-Noël a évoqué aussi au micro de Radio Prague.
Au moment de votre première rencontre avec Simone de Beauvoir, vous la connaissiez déjà par les livres. Quelle a été la différence entre la Beauvoir des livres et la Beauvoir réelle?
«Oh, c’est une grande différence. Les livres étaient merveilleux, mais la rencontrer personnellement, quelle joie ! Quelle joie de découvrir une amie plus âgée, mais une amie tellement fine, tellement intelligente.»
Quelle a été la qualité de vos rapports. Comment avez-vous surmonté la grande différence d’âge?
«Je ne pouvais pas la considérer comme une mère. Elle voulait que je la considère comme une amie et ce qui nous rapprochait, c’était la lecture. Toutes les deux, dès notre enfance, et surtout moi, nous étions réfugiés dans la lecture. Vous savez, Jean-Paul Sartre, auteur des ‘Mots’, était un enfant-livre. Un enfant qui aimait les livres et qui vivait dans l’imaginaire. Lui, il était un génie, je ne l’étais pas. Mais moi-même, mes amis c’était le prince Mychkine, c’était Anna Karenine, c’était la Sanseverina dans Stendhal. Et j’avais beaucoup de mal à retrouver la vie toute simple, la vie ordinaire. Je crois d’ailleurs que ma vie n’a jamais été ordinaire. Et Simone de Beauvoir aimait aussi les livres. Donc chaque fois que nous nous voyions, nous parlions des livres que nous lisions, nous nous en prêtions, nous nous en donnions. J’aimais beaucoup lui parler d’un livre qu’elle ne connaissait pas comme par exemple ‘La femme mystifiée’ de Betty Friedan ou ‘Carnet d’or’ de Doris Lessing. Et elle, de son côté, m’a dit : ‘Mais comment, vous ne connaissez pas ‘Ulysse’ de James Joyce ? Ou elle me demandait : ‘Où en êtes-vous dans votre lecture de ‘A la recherche du temps perdu’ de Proust.»
Quelles idées de Simone de Beauvoir vous ont surtout influencée ?
«Je pense que c’est le goût de la liberté. Comment devenir une femme libre de ce qu’on a fait de vous. On ne naît pas femme, on le devient, n’est-ce pas ? Eh bien, comment devient-on un être libre ? C’est la plus grande leçon, le plus grand message qu’elle m’ait donné.»
Simone de Beauvoir était souvent considérée comme un écrivain scandaleux. Est- ce que ces idées sur la condition des femmes, sur le féminisme ont été réalisées en partie aujourd’hui et qu’est ce qu’il reste à réaliser ?
«Il reste beaucoup. Encore elle parle beaucoup de la femme en devenir. C’est pour ça que maintenant nous parlons en fait plus de Simone de Beauvoir que de Jean-Paul Sartre. Parce qu’un univers féminin égal n’est pas encore réalisé. Pensez aux pays en voie de développement, pensez à l’Afghanistan, à beaucoup de pays arabes et africains où le sort de la femme n’est pas enviable. Et même dans nos sociétés contemporaines les femmes n’ont pas le même salaire que les hommes. Et les hommes c’est une franc-maçonnerie (rires), comme dit Simone de Beauvoir, qui laisse encore peu de place aux femmes. Je viens de le voir en Chine où j’ai été la semaine dernière, et je pense que c’est la même chose en République tchèque Les pères ont fait beaucoup pour que les filles étudient mais souvent les femmes non seulement ont des travaux intéressants de plus en plus mais font en même temps un autre travail qui est celui de la maison, même si les hommes les aident maintenant un peu plus.»
Simone de Beauvoir se considérait comme une femme heureuse. Partagiez-vous cette opinion ? Aviez-vous l’impression qu’elle était heureuse?
«Elle avait le goût de bonheur. C’est autre chose qu’être heureuse. Simone de Beauvoir, dès l’enfance a connu l’angoisse. On voit cette petite fille qui tombe par terre, qui fait des crises épouvantables, qui n’aime pas qu’on lui impose quoi que ce soit. Simone de Beauvoir était assoiffée d’absolu. Et avec le temps, dans la mesure que le temps passait, elle a écrit dans ‘La force des choses’: ‘J’ai été flouée’, c’est à dire: ‘J’ai été trompée’, parce qu’elle aurait voulu que la vie soit toujours belle. Or, elle était prise dans ce qu’on appelle les contingences, le monde de la vieillesse, et la pesanteur de la vie. Elle avait en elle cette immense angoisse. Je la vois, moi, comme un personnage assez tragique.»
Boris Vian dans le roman «L’écume des jours » donne une image caricaturale du couple Sartre-Beauvoir. Y avait-t-il un fond vrai dans cette caricature ?
«Moi, je les ai trouvé charmants, dans la manière dont ils se parlaient, la tendresse qu’ils éprouvaient. C’était quelque chose d’absolument extraordinaire. Elle veillait un peu sur lui. Je les aimais, je ne les ai pas vu dans la caricature. Ils étaient tellement vilipendés. Surtout elle. On la décrit comme ‘La Grande Sartreuse’, ‘La Dévergondée’,’La Folle’, La Scandaleuse’, parce qu’elle a proposé des idées qui ne plaisaient pas à l’esprit du temps. C’est en 1949 qu’elle a écrit son grand livre ‘Le Deuxième sexe’. Albert Camus a dit : ‘Elle insulte le mâle français.’ Et François Mauriac, lui, a dit des choses beaucoup plus graves. Il a écrit une lettre à la revue 'Temps modernes' : ‘Nous avons vu le vagin de votre patronne.’ Voilà, c’était ce que Simone Beauvoir a nommé ‘chiennerie française’. Elle était habituée à ça. Elle était imperturbable, même si cela l’affectait. Elle n’avait aucun sens de la provocation. Moi je me souviens du restaurant ou nous devisions en riant, où nous parlions, nous mangions, et des personnes venaient l’insulter en l’accusant de dîner ou de déjeuner avec une jeune fille...»