Jacques Weber : « Nous sommes tous ignorants, mais pas de la même chose»
Toute cette semaine, à Prague, s’est déroulée la Semaine du théâtre français. Outre des projections sur grand écran de pièces de théâtre et des lectures bilingues, ainsi que d’autres rendez-vous, la première soirée accueillait le comédien français Jacques Weber, pour son spectacle Seul en scène. Cet éternel amoureux du théâtre, qui s’est illustré notamment par son interprétation de Cyrano, a lu devant un public exclusivement francophone des extraits de textes de Duras, Molière, Musset, Baudelaire, La Fontaine et autres grands de la littérature française, y rajoutant sa touche personnelle entre les lignes et entre les extraits... Pour Radio Prague, il s’est rappelé de la naissance de ce spectacle :
« C’est un spectacle bizarrement révolté, qui est né quand j’étais directeur d’un centre dramatique national à Lyon. Et une actrice qui était malade et qui annulait le spectacle m’a dit : ‘vous qui étiez acteur’, pensant qu’étant directeur de théâtre je ne pouvais plus être acteur. Ca m’a tellement révolté, mais gentiment, je ne lui en veux pas du tout. J’ai dit : la semaine prochaine, je rentre en scène et j’improviserai sans savoir ce que je vais faire, juste avec la mémoire de textes que je connais et que j’aime. J’ai dit à mon équipe de tout organiser et je suis entré en scène sans savoir du tout ce que j’allais faire. C’est l’origine du spectacle. Raymond Devos qui est un homme que j’adorais, m’a dit que si je continuais comme ça, ce que je mettrais dans ce spectacle ce serait plus la peur que les textes. Parce qu’on ne peut pas être toujours sur l’improvisation. Il m’a dit : ‘Plus tu travailleras, plus tu seras libre’. C’est ce que j’ai fait. Après, ce spectacle a eu mille structures : il y en a même où j’ai chanté, où j’étais accompagné au piano, mais il vieillit comme moi, il vieillit comme le bon vin j’espère. Je sens que par exemple pour cette représentation à Prague j’ai trouvé qu’il y avait des textes que j’avais très bien travaillés. »
Cela veut dire que le public pragois a eu droit à sa version du spectacle ?
« Oui, mais il a eu une version approximativement la même au théâtre de la Gaité Montparnasse il y a quelques temps. Il y a quand même de l’improvisation dans le spectacle, des virages et des changements. Mais les grands textes fondateurs sont là toujours : Maïakovski, Duras, Courteline, Molière, Devos... »
Dans le programme, c’est présenté comme : Jacques Weber lit ces grands auteurs, mais finalement vous ne les citez jamais. C’est à chacun d’aller soit puiser dans sa mémoire s’il se souvient de certains textes ou de reconnaître le style des auteurs...
« Parce que je trouve ça absolument sans intérêt. Cessons d’être des espèces de vaniteux prétentieux qui oublient que nous sommes tous ignorants, mais pas de la même chose. J’exagère beaucoup bien sûr... Mais je trouve que ça n’est pas important. Je veux surtout ne pas dire de qui sont les textes. Parce que sinon on n’écoute plus le texte pour ce qu’il est ! En plus, on introduit un référent qui est perverti de toutes façons et qui à mon avis pervertit l’écoute que l’on a du texte. Mais là je peux vous dire qu’il y a des gens qui ont été bouleversés par Marguerite Duras mais si je leur avais dit que c’était elle, ils auraient dit : ‘c’est un peu intello’. Non, c’est un fait divers qu’elle raconte divinement, ‘Le coupeur d’eau’. ‘Le nuage en pantalon’ de Maïakovski, c’est très complexe comme texte, on ne sait pas d’où il sort. Il y a des gens qui le prennent en pleine poire. Moi j’ai pris ce texte parce qu’en pleine poésie baroque, rocailleuse, adjectivée, d’un seul coup il y a un type qui dit ‘Allo, maman, je ne peux plus chanter’. Et le fait qu’il dise ‘maman’ c’est comme quelque chose qui vient du plus profond du coeur de l’homme. Quand un homme va mal, il dit ‘maman’... »
On ne boude pas son plaisir quand même puisqu’on peut reconnaître certains textes, notamment certains classiques pour les gens qui ont étudié en France. Vous avez ce passage extraordinaire avec une fable de La Fontaine, Le corbeau et le renard, qui est un peu le clou au milieu de votre spectacle, par l’humour et par ce que ça évoque, puisque vous le présentez un peu sous la forme d’un cours de classe...
« Oui... D’abord je m’amuse, c’est un peu ma récréation, et c’est un peu la vôtre aussi. Puisque ce texte est encadré par des textes assez complexes comme la tirade de la séduction de Don Juan ou Le coupeur d’eau juste après. Mais c’est une façon de dire : on peut travailler en s’amusant. Il ne faut pas penser à partir du moment où on attaque un texte classique, quel qu’il soit, du Racine, que c’est la chape de plomb, le sérieux... Le sérieux oui, mais la tristesse et la lourdeur non ! Je suis très sérieux en faisant cela. Il y a là-dedans, même en faisant le crétin, le clown, un très sérieux travail sur la diction et sur l’analyse du Corbeau et du renard. »
Ça se sent d’ailleurs, on se dit : si on nous enseignait comme cela la littérature...
« Voilà. Et je crois que c’est pour cela que les gens aiment tellement ce moment-là parce qu’ils sentent qu’il y a quelque chose de vrai qui se dit, que je ne fais pas que le pitre. Lorsque je dis ‘lui tint à peu près ce langage’, ressortir ce ‘à peu près’ comme une chose qui tient compte du fait qu’il s’agit d’énoncer une recomposition du souvenir, c’est fondamental. Et j’ai plein d’exemples comme cela... »
Le titre de votre spectacle c’est ‘Seul en scène’. Est-ce qu’être seul en scène c’est être sans filet ?
« Non, être seul en scène n’est pas plus difficile, même moins difficile que de jouer un grand texte. Pourquoi ? Parce que quand vous jouez Hamlet, Alceste ou Cyrano, ce qui m’est souvent arrivé, si vous n’êtes pas bien, si vous écorchez, si vous avez des moments de flottement, le mensonge d’interprète que vous proposez, c’est Alceste, Cyrano, Hamlet qui prennent. Là, il y a une connivence immédiate entre le public et vous, dans un ‘one-man show’ – bien que je n’aime pas l’expression, qui fait que si vous avez des petits coups de mou, c’est vous qui êtes en jeu, ce n’est pas très grave, on est complices. C’est un spectacle, même s’il est sérieux, qui est complice. Alors qu’on ne peut pas être complice quand on joue Alceste... »
C’est évident, quand on vous voit sur scène, que le théâtre est vous, c’est une histoire d’amour. Est-ce que ça doit s’entretenir une histoire, une flamme comme ça, avec la scène et le public ?
« A votre avis ? Est-ce qu’une histoire d’amour ça doit s’entretenir ? Je ne pense pas qu’il faille avoir le concept de l’entretien : de fait, lorsqu’on aime son jardin, on le cultive. Je le prends aussi bien dans le sens concret – de la main verte, que dans le sens figuré. On ne se force pas, on ne veut pas voir une fleur pourrir : c’est horrible. J’arrive à un moment où j’ai 59 ans, je sens venir la soixantaine et j’arrive à une conscience artisanale où je me rends compte que je peux aller encore plus loin, encore plus affiner, mais que ce travail est à l’infini... Mais mon dieu qu’il est beau ! Et qu’être artisan de la scène, c’est magnifique. Et je trouve dommage qu’il y ait tellement de gens qui se ruent sur la scène comme d’une aire de jeu pour se dévisser le nombril. Je trouve ça parfaitement méprisable et détestable. »