Une facette peu connue des relations franco-tchèques : les relations scientifiques dans l’entre-deux-guerres

Lettre de Fréchet à Hostinský du 29 juin 1919

Radio Prague vous propose de poursuivre sur ce thème des liens qui unissaient la France aux pays tchèques dans l’entre-deux-guerres, mais en prenant un angle plus précis, et beaucoup moins évident. Antoine Marès a parlé en première partie d’émission des liens politiques et artistiques qui unissaient les deux pays. Moins connus sont peut-être les liens scientifiques. Un historien des mathématiques de la faculté de Jussieu à Paris, Laurent Mazliak s’est intéressé à ce sujet avec un collègue tchèque de Brno, dans le cadre de Barrande, un programme de coopération européen. C’est ainsi qu’ils se sont intéressés au destin et à la correspondance de deux mathématiciens Maurice Fréchet, nommé professeur à Strasbourg à l’issue de la Première Guerre mondiale et Bohuslav Hostinský, nommé à l’Université Masaryk de Brno en 1920. Entretien avec Laurent Mazliak, qui a avoué lui-même sa surprise en découvrant ces liens finalement peu connus autour des sciences.

« Très honnêtement, pour moi, ça a été partiellement une découverte : je me doutais bien qu’il y avait eu des échanges, comme dans n’importe quelle zone du monde, en tout cas, de l’Europe. Par contre, ce qui a été une découverte pour nous, c’est de voir comment ça s’est inscrit dans l’histoire plus générale, dans l’histoire bilatérale des relations franco-tchécoslovaques au moment où la Tchécoslovaquie a été créée. Il y a eu une recherche, aussi bien du côté français que du côté tchèque, pour des raisons différentes, pour multiplier les contacts en question. Pour ce qui est des Tchèques, cette recherche avait pour but de contrebalancer les contacts plus traditionnels avec les pays germaniques, l’Allemagne et l’Autriche. En particulier les mathématiciens qui avaient plutôt des contacts avec les pays germaniques ont cherché après la Première Guerre mondiale à avoir de nouveaux contacts, en particulier avec les pays vainqueurs, et notamment la France. C’est comme cela que le mathématicien, Bohuslav Hostinský, qui a été nommé professeur de physique théorique à l’Université Masaryk de Brno en 1919, a cherché à établir des contacts réguliers avec la France et a notamment mis en place tout un système de publications, d’échange de publications avec différents instituts mathématiques, en particulier en France. »

Carte de congressiste de Hostinský à Strasbourg en 1920 | Photo: Université Masaryk de Brno/Journ@l Electronique dʼHistoire des Probabilités et de la Statistique - Vol.1 n°1,  Mars 2005

Donc d’une certaine façon, ces relations scientifiques étaient teintées d’un arrière-plan politique. L’aspect, disons, plus nationaliste, venait se greffer à l’aspect purement scientifique, si vous dites que c’était contre le côté germanique...

« Oui. Mais les choses sont extrêmement mélangées. C’est ça qui fait leur intérêt aussi. Il y a véritablement des raisons scientifiques. Même si les contacts, officiels surtout, étaient plus souvent dirigés vers l’Allemagne et la monarchie austro-hongroise avant la Première Guerre mondiale, il existait quand même des contacts avec la France qui était une école mathématique de pointe avant 1914-1918. A cette époque, un certain nombre de Tchèques étaient allés étudier en France, ce qui était le cas de Bohuslav Hostinský. A la fin des années 1907-1908, il avait fait un séjour à Paris de plusieurs mois et s’était mis au contact des mathématiques françaises. Du coup, le fait que les liens aient été noués ou renoués avec les mathématiques française après la guerre, était assez naturel d’un point de vue scientifique. Par contre, se sont greffés là-dessus une envie et un besoin de lier des contacts institutionnels pour assurer à la jeune république une certaine place dans la communauté scientifique internationale en tant que représentante officielle de la jeune science d’Europe centrale. Ce qui est particulièrement frappant, si on regarde le premier congrès international de mathématiques qui a eu lieu après la Première Guerre mondiale, en 1920, à Strasbourg, un lieu très hautement symbolique à ce moment-là, c’est que la délégation tchèque est absolument énorme. Enorme en proportions par rapport à la taille du pays... Sur 200 délégués environ, il devait y avoir une bonne dizaine de Tchécoslovaques ce qui est très important. Et là, il y a eu vraiment une recherche pour établir des relations politiques, pour établir des liens entre les deux communautés scientifiques institutionnelles. »

Bohuslav Hostinský | Photo: Collection Tomáš Hostinský/Journ@l Electronique dʼHistoire des Probabilités et de la Statistique - Vol.1 n°1,  Mars 2005

Si je comprends bien, côté français on a répondu présent. Cela correspondait à une volonté politique côté français. Il y a ces liens ou ces similitudes de destin entre pays tchèques et Alsace, or justement, le professeur français avec qui Hostinsky correspond est nommé à l’université de Strasbourg...

« Là aussi les choses sont assez compliquées. Pour ce que vous disiez au début : oui, les Français ont répondu présent, dans le sens où ils se sont montrés très intéressés à établir des contacts avec les pays libérés du joug germanique, en particulier la Tchécoslovaquie. Ils ont lancé une offensive de charme à grande échelle face à ces pays. Et le cas de l’Alsace a été utilisé un peu comme un ressort. C’est quelque chose qu’on a découvert en faisant nos recherches. Effectivement, il y a toute une rhétorique qui est développée au lendemain de la Première Guerre mondiale pour mettre en parallèle le cas de l’Alsace et celui des pays libérés des Empires centraux, en particulier celui de la Tchécoslovaquie. On trouve dans les articles de journaux, les discours de façon récurrente ce thème selon lequel les Alsaciens sont particulièrement bien placés pour comprendre les Tchèques.

Maurice Fréchet | Photo: Collection Florence Lederer/Journ@l Electronique dʼHistoire des Probabilités et de la Statistique - Vol.1 n°1,  Mars 2005

Quand je disais que les choses étaient complexes, c’est que cette offensive de charme va fonctionner plus ou moins en fait. Les Français ont un peu péché soit par orgueil soit par innocence vis-à-vis des Tchèques. C’est d’ailleurs un comportement qu’on retrouve en Alsace. Là-bas, le gouvernement de Paris, en envoyant des représentants en Alsace, après 1918, a été absolument persuadé que tous les Alsaciens allaient se jeter dans les bras de la nouvelle administration française. Ca s’est effectivement passé sur un plan émotionnel, les Alsaciens étaient très contents de retourner dans le giron de la France, mais en même temps, ils tenaient beaucoup à leur particularité pour ne pas dire leur particularisme. Les choses ne se sont donc pas passées aussi simplement que le gouvernement français l’espérait. Par exemple, à l’Université de Strasbourg, le professeur Fréchet qui était le contact de Bohuslav Hostinský, était un mathématicien français nommé à Strasbourg en 1919. Dans les rapports qu’il envoie, les discours qu’il prononce, il souligne qu’il est important que la France comprenne le particularisme alsacien et les utilise pour construire un modèle alsacien spécifique. On retrouve la même chose avec la Tchécoslovaquie. Les Français, là aussi, ont pensé que les Tchécoslovaques allaient les accueillir à bras ouverts mais aussi très pressés de rendre visite à la France, d’organiser des voyages etc. Les choses ont été très ouvertes bien entendu au niveau officiel, institutionnel et incontestablement, dans l’entre-deux-guerres, la France est le contact scientifique de la Tchécoslovaquie, mais en même temps les Français ont péché par naïveté parce qu’ils ne se sont pas rendus compte que les Tchèques pouvaient avoir aussi envie de développer des contacts dans d’autres directions et en particulier vis-à-vis des autres pays d’Europe centrale. On trouve dans les papiers de Hostinský un très grand effort pour fédérer les mathématiciens des pays slaves, de créer vraiment une communauté. Donc oui, la France était un très grand contact scientifique international et celui duquel les Tchèques attendaient le plus, mais par contre elle n’était pas l’unique destination qui intéressait les Tchèques. »

Dans l’entre-deux-guerres, comment se sont concrétisé ces liens ? Ya-t-il eu des échanges entre des étudiants ? Vous parliez aussi de publications... Et je suppose qu’à toute cette collaboration, Munich a apporté un coup d’arrêt définif...

Lettre de Fréchet à Hostinský du 29 juin 1919 | Photo: Université Masaryk de Brno/Journ@l Electronique dʼHistoire des Probabilités et de la Statistique - Vol.1 n°1,  Mars 2005

« Oui, pour commencer par la fin, les choses sont simples : à partir de la fin 1938, il y a un virage total et un arrêt de quasiment tout. Il y a une inertie. Ce qui a été ma grande surprise en regardant les archives : même pendant la période d’occupation on continue quand meme à trouver des cours de Français. Or une des preuves tangibles de la multiplication de ces contacts scientifiques entre la France et la Tchécoslovaquie, c’est que dans toutes les écoles, et en particulier les écoles scientifiques, il y a une multiplication des cours de Français. Mais sinon, en ce qui concerne les échanges, on s’attendait à en trouver énormément parce que quand on lit la correspondance de Fréchet et Hostinský, tous les deux semblent très volontaristes dans cette direction-là. Mais quand on regarde les chiffres de près, on s’aperçoit que les Tchèques sont relativement peu venus. Il y avait des raisons objectives, matérielles, qui ont fait cela. Notamment, un très gros problème qui apparaît dans les années 1920, lié au taux de change qui rend les voyages quasi impossibles. Il y a des lettres quasi alarmistes de l’ambassadeur de France à Prague qui envoie des lettres à Paris en disant : vous demandez d’envoyer des étudiants tchèques en France, mais il faut que vous vous rendiez compte qu’à moins d’offrir de payer l’intégralité du séjour et du voyage, c’est absolument impossible. Là aussi c’est une illustration qui montre que les Français avaient péché par naïveté. C’est une raison

matérielle, mais il y a aussi une autre raison : incontestablement la Tchécoslovaquie a été le pays où il y a eu le plus d’essais de développer une communauté nationale scientifique, donc de garder sur place les meilleurs étudiants, de développer sur place des centres universitaires de recherche de pointe qui seraient capables de les accueillir. Donc même si les intentions sont déclarées, surtout au début des années 1920, où il y a des déclarations flamboyantes côté tchèque et français pour célébrer l’entente entre les deux pays, en fait, les étudiants qu’on trouve en France sont plutôt sporadiques. Et les raisons pour lesquelles ils sont venus sont personnelles, c’est-à-dire par des liens personnels. On voit par exemple un étudiant de Brno venir à Paris, à cause de liens personnels entre Paris et Brno. Mais finalement ce n’est pas dans le cadre institutionnel que les choses vont se passer. »