StB à Paris : « Les Russes doivent encore travailler comme ils l’ont appris aux Tchécoslovaques »

Jean Clémentin du Canard enchaîné, Albert-Paul Lentin du Nouvel Obs, Gérard Carreyrou à Europe 1, Paul-Marie de la Gorce de TF1 et d’autres encore : la liste des journalistes français ayant informé d’une manière ou d’une autre les services de renseignement tchécoslovaques via des agents de liaison à Paris est longue et détaillée dans le livre de Vincent Jauvert intitulé A la solde de Moscou, qui sort ce vendredi en France au Seuil. 

Vincent Jauvert | Photo: Martin Balucha,  ČRo

Vincent Jauvert : « La StB – si j’ai bien compris ce que m’ont dit les historiens tchèques – était spécialisée dans les affaires de presse et de désinformation. Ce n’est donc pas un hasard si elle a réussi à presque faire carton plein dans la presse française. »

Les retombées, en nombre d’articles ou même en termes d’importance de sujets, semblent être restées marginales dans la presse française. L’efficacité de ces informateurs-journalistes rémunérés par la Stb reste donc difficile à évaluer.

Vincent Jauvert : « C’est très difficile à dire. Le renseignement, c’est une somme de petits renseignements mis bout à bout. En fait, ce que les journalistes français apportaient à la StB, comme ce qu’ils apportent à tout service de renseignement lorsqu’ils sont utilisés en tant qu’espions, c’est une très bonne connaissance des élites locales, c’est essentiellement du renseignement politique. Paul-Marie de la Gorce faisait du renseignement militaire, d’autres aussi, mais ce que les officiers traitant demandaient en priorité étaient des informations d’ordre politique et également concernant les vulnérabilités de certaines personnes qu’ils souhaitaient recruter. »

Paul-Marie de la Gorce | Photo: ina

« Dans la mesure où les journalistes rencontrent beaucoup de monde, ils ont accès à des informations sur les problèmes financiers, les orientations sexuelles des personnes ciblées… Des informations qui peuvent être transmises à l’officier traitant qui peut les utiliser pour recruter les personnes en question. »

Nucléaire, politique et santé de François Mitterrand

Photo: Archives d'ABS

La StB a pu grâce à certains de ses informateurs parisiens obtenir des informations de premier ordre, selon Vincent Jauvert : « Albert-Paul Lentin, du Nouvel Obs, était particulièrement bon sur le nucléaire militaire français. Au moment où la France tentait de développer la bombe H, Lentin a eu accès aux informations concernant les difficultés de la mise en place de cette bombe thermonucléaire et sur ceux qui travaillaient sur ce projet top-secret à l’époque. En ce sens-là, c’était plus que du renseignement politique, c’était assez opérationnel, au-delà des Tchèques pour les Soviétiques qui étaient les objets de la dissuasion nucléaire – donc c’était important. »

Les sommes versées par la StB à ses informateurs français n’étaient pas négligeables, surtout quand elle considérait qu’ils faisaient du bon travail, comme Gérard Leconte alias Sámo, haut-fonctionnaire à la préfecture de police de Paris et principale taupe des services tchécoslovaques dans la France des années 1960.

Photo: Archives de l’ABS

Vincent Jauvert : « L’agent le mieux payé était Sámo, qui parfois touchait par ‘remise’ d’informations 6000 Francs de l’époque tous les deux mois à peu près, ce qui correspond à environ six fois le SMIC dans cette période. C’est une belle somme, mais s’il n’y a jamais de somme gigantesque si les services tablent sur la durée, parce qu’il y a des risques que l’agent commette des erreurs, claque trop d’argent ou qu’il n’ait plus envie de continuer. »

« Les autres étaient payer 1000 ou 2000 Francs par mois, avec des primes aussi. Lentin était un peu flemmard et lorsqu’il apportait une bonne information, notamment sur Pavel Tigrid, il recevait 800 ou 1000 Francs de l’époque – un SMIC, ce qui n'est quand même pas mal. »

La plupart des journalistes à la solde de la StB mentionnés dans le livre de Vincent Jauvert sont morts, sauf l’un des plus connus d’entre eux, Gérard Carreyrou, qui a menacé de déposer une plainte pour diffamation. Il aurait rencontré près d’une quarantaine de fois un agent de liaison tchécoslovaque à Paris.

Gérard Carreyrou | Photo: YouTube

Vincent Jauvert : « Il dit qu’il va déposer une plainte, pour l’instant nous n’avons rien reçu du tout… Alors Carreyrou n’était pas un agent, il n’était pas considéré comme un agent et n’était pas payé. Il dressait des tableaux précis de l’entourage de François Mitterrand et allait aussi chercher des informations dans le domaine militaire. Les Tchécoslovaques lui demandaient par exemple qui travaillait sur l’initiative de défense stratégique, la fameuse ‘Guerre des étoiles’, et il est cherché l’information, à l’Élysée et au ministère de la Défense. »

« Carreyrou a également donné des informations sur la santé de François Mitterrand. Il avait accès à des médecins de l’hôpital militaire du Val de Grâce. Il dit aujourd’hui que ces informations avaient été publiées dans la presse – il n’y avait en fait eu qu’une info publiée par le journal d’extrême-droite Minute. L’info venant de lui, rédacteur en chef politique d’Europe 1, elle avait beaucoup plus de valeur : c’était important pour les Tchèques et surtout pour les Soviétiques de savoir que le chef d’un État nucléaire était gravement malade. »

La dissidence en ligne de mire 

Comme déjà évoqué sur nos ondes, la StB a tout fait pour que ses agents informateurs lui procurent un maximum d’informations sur Pavel Tigrid et les dissidents tchécoslovaques en exil à Paris :

« Tigrid après 1968 était vraiment la bête noire des services de renseignements. Ils demandaient à Lentin du Nouvel Obs – car Tigrid était en contact avec Jean Daniel et d’autres de l’Obs – des renseignements, ils envoyaient des agents tchécoslovaques se faisant passer pour des dissidents pour surveiller Pavel Tigrid. »

Pavel Tigrid | Photo: Pave Tigrid,  nepřítel č. 1/ČT24

« Un ressortissant tchécoslovaque émigré - qui s’était fait passer pour un dissident et travaillait pour la Société générale - avait réussi à infiltrer le cercle de la revue Svědectví-Témoignage. Il a posé des micros à la rédaction et surveillait l’activité. Tout ça n’a pas abouti, puisque Tigrid a réussi à poursuivre ses activités et est ensuite devenu ministre de la Culture de V. Havel. »

Vincent Jauvert a pu rassembler ces informations grâce à l’ouverture des archives à Prague :

Les archives des dossiers StB | Photo: ČT

« La Tchéquie est le premier pays au monde qui en 2008 a ouvert ses archives. Cela a pris du temps bien sûr mais ce sont les archives opérationnelles du renseignement extérieur, ce qui est incroyable et jamais vu ailleurs. Par comparaison, en France les autorités sont très fières de dire qu’elles ont ouvert les archives concernant la Deuxième guerre mondiale… C’est d’autant plus intéressant qu’on se doute que les méthodes de recrutement sont les mêmes aujourd’hui. Les Russes doivent travailler exactement comme ils l’ont appris aux Tchécoslovaques à l’époque et c’est encore plus passionnant de ce fait. »

Auteurs: Martin Balucha , Alexis Rosenzweig
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