Bruno Barbey, « photographe de la liberté des corps » et son mai 68 à Prague
Le photographe Bruno Barbey est exposé à l’Institut français de Prague pendant un peu plus d’un mois, jusqu’au 29 novembre. Membre de l’agence Magnum depuis 1966, il présente à Prague une série de clichés pris pendant les évènements de mai 68 à Paris. L’exposition commémore donc à la fois les 40 ans de mai 68 en France mais aussi le 60ème anniversaire de la fondation de l’agence Magnum.
Bruno Barbey avait seulement 27 ans lorsqu’il a couvert, pour l’agence Magnum, les évènements de mai 68 dans les rues parisiennes et dans les usines Renault en grève. On peut donc observer des clichés – parfois célèbres, d’autres inédits – des révoltes estudiantines dans les rues du quartier latin, vers le théâtre de l’Odéon ou encore les réunions animées dans les amphithéâtres de la Sorbonne. On trouve aussi des clichés de la contre manifestation pro-gaulliste ou encore une photo de Georges Pompidou, rassuré après sa confirmation au poste de Premier ministre par le Général de Gaulle. C’est donc un regard pratiquement complet sur l’ensemble des évènements de 68.
Camille Becam, du département culturel de l’agence Magnum, est venue présenter cette exposition et explique les raisons pour lesquelles l’agence désormais sexagénaire encourage ce type d’évènements :
« C’est important que l’agence représente ses photographes à travers le monde et essaie toujours de promouvoir la photographie et les différents regards des photographes de Magnum car aujourd’hui la photographie de presse a du mal à exister. Autrefois, on pouvait trouver des reportages publiés sur une quinzaine de pages dans un magazine. Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile pour les photographes de publier des reportages dans leur intégralité dans la presse donc je pense que c’est important de venir défendre ce travail des photographes qui nous offre un regard sur le monde qu’on ne trouve pas forcément dans les médias que l’on va consulter tous les jours. L’exposition est devenue donc un moyen de montrer ces travaux de photographes sur des sujets importants, que se soient des sujets d’actualité comme ici mai 68 ou alors des reportages de fond. »
Le travail de Bruno Barbey est donc un travail artistique, celui d’un photographe professionnel, comme le démontre Christian Gattinoni, critique d’art et enseignant à l’école nationale supérieure de la photographie d’Arles, également venu présenter l’exposition.
« L’Institut français de Prague présente un travail important de Bruno Barbey, un des membres actifs et réactifs de l’agence Magnum. Il est vrai qu’il y a une publication qui concerne ces images. Sur le site de l’agence Magnum, on trouve un audiovisuel où on entend la voix de Bruno Barbey qui commente ses réactions de l’époque – réactions étonnantes puisqu’à l’époque il était encore assez jeune reporter et par exemple pour entrer à Renault il est obligé de falsifier une carte de presse pour être accepté par les ouvriers dans ce cadre des échanges entre étudiants et ouvriers d’un mouvement révolutionnaire.
Ce qui est vraiment étonnant et intéressant dans ce travail, si on le compare par exemple à un autre travail fait à la même époque par Josef Koudelka sur ce qui s’est passé à Prague au moment de l’invasion soviétique, Koudelka lui s’attache aux visages, aux personnes, aux relations interpersonnelles. Par contre Bruno Barbey est le photographe de la liberté des corps, un photographe qui s’attache à ces mouvements, à ces relations dans la ville, dans la nuit, où il ne va pas travailler au flash pour ne pas brusquer le réel. Au contraire, il accompagne ce qui se passe, il accompagne cette liberté des corps qui se trouve dans la ville et qui essaye d’inventer une autre histoire. Ce travail effectivement montre aujourd’hui comment, alors qu’un projet politique est de se débarrasser de l’esprit de 68 notamment en France, quand quelqu’un fait œuvre, à partir du réel, à partir d’un travail documentaire, il est difficile de se débarrasser d’une réalité historique.
J’ai eu le plaisir d’aller découvrir le musée Kafka à Prague et je repensais à cette phrase de son journal où il disait qu’on photographie les choses pour se les chasser de l’esprit et il est vrai qu’individuellement, c’est quelque chose que l’on peut ressentir, mais parce qu’il y a des gens qui sont des professionnels de l’image, qui ont un projet artistique, qui ont un projet de création comme Bruno Barbey et l’agence Magnum en général, et bien aujourd’hui il est plus difficile de se débarrasser de ces évènements historiques et d’en faire l’économie de façon un peu facile. »
Pour revenir sur la comparaison entre Bruno Barbey et Josef Koudelka, vous avez parlé de Bruno Barbey et de la liberté des corps et de Josef Koudelka et des visages. Est-ce que l’on peut dire d’une certaine façon que parler de la liberté des corps en France en 68 colle avec l’évènement et que de parler des visages, de l’identité pour Koudelka à Prague en 68 est également en rapport avec cet évènement ?
« Je suis allé au musée national et il y a une collection de photos documentaires qui étaient présentées au musée, qui ont été acquises par le musée, qui sont intéressantes. Il est vrai qu’il y a différentes approches ; on y voit les chars, les gens, on y voit des moments, des évènements. Mais finalement je me disais que si l’on ne connaît rien – je suis personnellement d’une génération qui a vécu cela – mais des jeunes qui ne connaissent rien de ces évènements ne peuvent pas comprendre ce qui s’est passé. Or quand on regarde les photos de Koudelka sur Prague en 68 ou les photos de Bruno Barbey en 68, on comprend. Il y a une photo où tout brûle autour des gens, qui se tiennent tous par la main et sont dans une espèce de grande paix, de grande cohérence. Et tout d’un coup il y a quelque chose qui pourrait être présenté par un photographe mais en même temps quelque chose qui a été pris dans le réel à un moment donné, en 68, à Paris, Boulevard St Michel. Et effectivement ce jeu, que l’on soit dans cette revendication identitaire chez Koudelka, ou dans cette relation corporelle chez Barbey, est quelque chose qui fait sens parce qu’on est dans une œuvre. »