Les Robots de Karel Čapek

Karel Čapek

Et si l'humanité poussait à l'extrême le progrès technique, si elle pouvait fabriquer toute une armée d'automates capables de travailler et de se battre sur les champs de bataille, et si finalement cette armée d'automates se retournait contre les hommes? Telles sont les questions qui préoccupent, au début du 20ème siècle, l'écrivain tchèque Karel Čapek. Inspiré par ces questions, il écrit une pièce de théâtre, qu'il appelle R.U.R., qui le fera connaître dans le monde entier et donnera au monde un nouveau mot: robot.

Au début des années 1920 Karel Čapek a déjà à son compte des livres de nouvelles, deux pièces de théâtre, la traduction d'une importante anthologie de la poésie française et de nombreux articles dans les journaux. C'est en écrivant, avec son frère Josef, la pièce intitulée "De la vie des insectes" dans laquelle il met en scène, entre autres, des fourmis travaillant comme des machines, que Karel Čapek conçoit l'idée d'écrire une oeuvre sur les machines qui ressemblent aux hommes et se comportent comme eux. Mais il ne sait pas comment appeler ces créatures que nous appellerions aujourd'hui "humanoïdes".

On spéculera beaucoup sur la naissance du mot "robot" dérivé de l'expression tchèque "robota - corvée". Karel Čapek dissipera les doutes en décrivant lui-même la genèse quasi humoristique de ce néologisme. Un jour, pris d'une inspiration subite, il se confie à son frère Josef, peintre de son métier, qu'il aimerait écrire une pièce de théâtre sur les créatures artificielles ressemblant aux hommes. "Alors écris-la," dit laconiquement son frère, qui est devant son chevalet en train de peindre. Il le dit d'une façon quasi inintelligible car il tient un pinceau dans la bouche. " Mais je ne sais pas comment appeler ces ouvriers artificiels, se plaint le dramaturge, je les appellerais "les Labors" mais cela sent un peu la paperasse." "Appelle les donc "robots", bougonne le frère sans retirer le pinceau de sa bouche, et le célèbre mot est né.

Qu'est-ce donc que le robot? Čapek décrit cette créature artificielle par la bouche d'un des personnages de sa pièce. Harry Domin, directeur des entreprises R.U.R explique à la belle Helène Glory la méthode que le chercheur Reson a utilisé pour créer les robots: "Un homme, ça ressent par exemple de la joie, ça joue du violon, ça a envie de se promener, bref il y tant de choses qui sont, au fond, inutiles.(...) Qui sont inutiles lorsqu'on doit, disons, tisser ou calculer. Un moteur diesel ne doit pas non plus avoir des franges ou des ornements (...). Et fabriquer les ouvriers artificiels, c'est la même chose que de fabriquer les moteurs diesel. La production doit être simplifiée au maximum et le produit le meilleur possible. (...) Le jeune Reson a mis au point un ouvrier qui a le minimum d'exigences. Il l'a simplifié. Il l'a débarrassé de tout ce qu'il y a d'absolument nécessaire pour qu'il travaille. Ainsi, à force de simplifier l'homme il a créé le robot. Chère Mademoiselle, les robots ne sont pas des hommes. Du point de vue mécanique, il sont plus parfaits que nous, ils ont une étonnante intelligence rationnelle, mais il n'ont pas d'âme. Vous voyez, Mademoiselle, le produit de Reson est techniquement supérieur au produit de la nature."


R.U.R., le titre de la pièce, est une abréviation de Reson's Universal Robots, les Robots Universels de Reson. Dès le début Čapek nous amène dans un univers utopique, certes, mais étroitement lié avec les réalités de son temps. Si l'utopie était à l'origine un genre littéraire décrivant la vie dans un Etat idéal, on pourrait dire que les romans et les pièces fantastiques de Karel Čapek sont anti-utopiques, car il évoque des situations catastrophiques et imagine les dangers qui menacent la civilisation humaine. " S'il recourt à l'utopie, plus précisément à l'anti-utopie, car il s'agit toujours d'un avertissement, écrit le traducteur de la R.U.R. Jan Rubes, Čapek lui donne un grand pouvoir évocateur par une procédure "romanesque" qu'il a habilement utilisé. Il ne situe pas l'histoire dans un univers fantastique, inconnu ou mystérieux, ni explicitement dans l'avenir ou dans le passé, mais dans le monde qui est le nôtre. Le monde où existent des controverses politiques, où l'on fait des découvertes scientifiques, où vivent les gens qui n'ont parfois rien d'extraordinaire, qui s'aiment, qui sont bons ou mauvais, qui ont peur de mourir, qui veulent le pouvoir et d'autres qui pour rien au monde ne trahiraient leur honneur. On est bien loin d'une science-fiction, et pourtant ... Soudain surgit un élément imaginaire, fantastique, qui, on ne sait pourquoi, n'existe pas dans le monde à nous. Tout est donc vrai, sauf lui..."


C'est Hélène Glory, qui est sans doute le personnage le plus important de la pièce. Comme Hélène de Troie, elle est de la race des femmes qu'on adore, pour lesquelles on se bat, on part en guerre et on meurt. Jeune, belle et élégante, elle vient sur l'île, où les entreprises gigantesques R.U.R. fabriquent les robots, pour inciter ces nouveaux esclaves à la révolte. Elle finit cependant par se laisser convaincre que ces ouvriers-automates n'ont rien d'humain et que leur travail peut apporter la prospérité et le bonheur à l'humanité. Plus, elle se laisse convaincre d'épouser le directeur général des entreprises, Harry Domin. Néanmoins, avec le temps les robots changent. Et c'est encore Hélène, qui persuade le docteur Gall, chercheur génial travaillant dans l'entreprise, qu'il faut humaniser les robots, leur inculquer des sentiments humains. Et c'est le début de la catastrophe, car les expériences du docteur Gall finissent par engendrer de nouveaux robots, une race malheureuse et encline à la révolte. Les années passent et Hélène doit se rendre à l'évidence: ce qui devait être la source de la prospérité devient le source du malheur. Les robots font désormais tous les travaux sur la planète et les hommes se laissent allègrement corrompre par cette nouvelle prospérité que leur donne une immense armée d'esclaves.

"Le monde est devenu fou, dit Alquist, architecte de l'entreprise, le seule personnage de la pièce qui se rend comte de l'ampleur du désastre. Vous pouvez regarder où vous voulez, sur tous les continents, on croirait à une orgie." On n'a plus besoin de faire le moindre mouvement, les robots de Domin arrangent tout. Les plaisirs et les jouissances sont les seules occupations des hommes qui n'ont plus besoin de gagner leur vie, qui ne veulent plus avoir d'enfants. La civilisation où les femmes n'ont plus d'enfants est vouée à la perte et Hélène le sait. C'est pour sauver les hommes qu'elle brûle le manuscrit secret qui seul permet d'insuffler la vie aux robots. Trop tard. Les immenses masses de robots ne veulent plus être réduits à l'esclavage, ils se soulèvent, se mobilisent et, avec une précision toute mécanique, noient la civilisation humaine dans le sang.


Le grand humaniste et excellant dramaturge qu'est Karel Čapek ne peut pas cependant abandonner son sujet sans donner au spectateur un nouvel espoir, sans la catharsis. Pareil à Hélène, l'auteur, lui aussi, désire humaniser ses robots et il a de la sympathie pour eux. D'ailleurs il les a inventé, ce sont ses enfants. Il ne les prend pas pour les machines et il écrit toujours le mot Robot avec majuscule. Dans le dernier acte de R.U.R., il nous fait assister, à la naissance de l'amour entre un homme robot et une femme robot. Ils sont pour lui le miracle qui se produit grâce à l'homme, grâce à ses connaissances biologiques et chimiques. Ils sont porteurs du génie de l'homme, ils prolongent en quelque sorte l'existence de l'humanité.