Jindrich Streit, chroniqueur de la vie des villages
Jindrich Streit a l’élégance des grands bonhommes. A 61 ans, il porte le collier de barbe blanche avec classe, le long châle noir en laine, enroulé autour du cou, et le feutre noir bien planté sur le crâne, un peu comme on l’imaginerait pour un artiste-peintre. Peintre, il ne l’est pas… enfin, pas au sens littéral du terme, parce qu’avec son appareil photo, il peint pour nous une vision bien à lui des paysages et des personnes qu’il capte.
Depuis le 31 octobre et jusqu’au 3 février 2008, la galerie de la maison A la cloche de pierre (Dum u kamenneho zvonu), située place de la Vieille-Ville, à Prague, propose la toute première rétrospective exhaustive de l’œuvre du photographe. J’ai rencontré Jindrich Streit lors d’une visite guidée de son exposition où, en compagnie du commissaire de l’exposition, Tomas Pospech, il a commenté ses oeuvres devant un public plus qu’attentif et réceptif à son humour jovial.
En 1994, l’historien de l’art Jaromir Zemina a dit de Jindrich Streit qu’il « n’était pas un reporter, mais un chroniqueur qui, à la manière des anciens instituteurs, capte la vie de sa commune. » Chroniqueur. Le mot évoque la lenteur et la patience, la persévérance et la précision. Autant de qualités que l’on peut attribuer au photographe Jindrich Streit. Pour prendre une bonne photo, il faut en effet savoir attendre, parfois longtemps, le bon moment, ou alors savoir réagir au quart de tour, à temps, quand une occasion se présente.
Jindrich Streit est né en 1946, à Vsetin, dans la région de Zlin en Moravie. Son père était instituteur et photographe amateur. Mais parce qu’il rend un jour hommage à l’ancien président tchécoslovaque, Tomas G. Masaryk, les autorités communistes prennent la mouche et envoient la famille dans la région de Bruntal, en Moravie du nord, dans le cadre des opérations de « repeuplement » de la région des Sudètes, vidée de sa population allemande après la Seconde guerre mondiale. Jindrich Streit suit la voie paternelle et devient instituteur, mais il hérite aussi de de son goût pour la photo, qui pour lui, va devenir bien plus qu’un passe-temps – une profession de foi.
C’est à partir des années 1970 qu’il se met à photographier de manière systématique cette région de Bruntal, un des témoignages les plus personnels, les profonds du visage de la Tchécoslovaquie et du quotidien tchécoslovaque sous le communisme. Celui que peu ont pu saisir. Celui des villages sous la collectivisation. Celui de ce monde des Sudètes où les habitants d’origine ont été remplacés par des familles venues des quatre coins du pays. Une région de déracinés dont Jindrich Streit imprime l’étrangeté sur ses clichés noir et blanc.
Si chaque photo raconte une histoire, chaque photo est aussi un symbole et une métaphore. Derrière les visages populeux, les traits parfois lourds de fatigue et d’alcool, Jindrich Streit parvient à trouver et à révéler une beauté dissimulée. Des existences tristes et répétitives, il réussit à faire ressurgir des moments de grâce privilégiés. Qu’il s’agisse des photographies des années 1970 ou de ses photographies récentes, tous ces moments que capte l’objectif de Jindrich Streit ont un petit goût d’éternité. Comme si le temps s’était arrêté.
Lors de la visite guidée dans la galerie, place de la Vieille-Ville, le commissaire de l’exposition Tomas Pospech a attiré l’attention des visiteurs sur la série qui clôturait la première partie de l’exposition, consacrée à la période d’avant 1989 :
« Ce sont les photos de foyers, des photos d’intérieurs, intimes, qui montrent la vie quotidienne des gens chez eux. On peut voir des photos qui vont littéralement de la naissance à la mort, on trouve des photos de mariage, de fêtes. Ce que j’ai toujours trouvé le plus rare et le plus spécifique dans l’œuvre de Jindrich Streit, c’est qu’il a réussi à photographier le quotidien, le rien ou l’inaction du quotidien, la vie que nous connaissons tous, chez nous, à l’intérieur, là où la plupart des photographes ne mettent jamais les pieds. »
Un des pays où Jindrich Streit a trouvé un écho et un accueil favorables après la chute du rideau de fer, c’est la France. Juste après la révolution de Velours, un long article sur ses photos sort dans le quotidien Libération. Un groupe de photographes de la ville de Reims s’enthousiasme pour cet artiste venu de l’Est, dans le cadre d’un grand festival de la photo. Objectif de ce festival qui renaissait alors de ses cendres, après une longue période : présenter des photos prises sur place, et non pas des photos apportées par leurs auteurs. Le groupe l’invite donc à venir photographier pendant un mois le quartier de la Croix Rouge dans la ville champenoise, un quartier de HLM.
C’est alors l’effet boule-de-neige : la ville de Saint-Quentin fait appel à Streit qui sillonne alors la ville et ses villages environnants avec son appareil, pendant une demi-année. Puis, il part plus tard direction Lorient, en Bretagne, avant de se lancer dans un quatrième grand projet : photographier le milieu des mines de potasse d’Alsace, près de Mulhouse. Alors que l’ancien bassin industriel fermait peu à peu ses anciennes mines, Streit les visite, se rend dans les familles des mineurs et immortalise une ère qui s’achève. C’est d’ailleurs ce cycle qui donnera l’impulsion à la série des photos sur le monde industriel en pays tchèques.
Au cours de plus de trois décennies de photographies, Jindrich Streit a réalisé des dizaines de milliers de photos et quelque 30 cycles thématiques. Quand je lui ai demandé quel était son cycle de photos favori, il m’a répondu en fort galant homme :
« Mais le français, bien sûr. » (rires)
Plus sérieusement, monsieur Streit… Alors quel cycle ?
« Il y a un cycle que je considère comme sans fin, c’est le thème ‘Le village est un monde’. Mais je ne me concentre plus et ne veux plus me concentrer uniquement sur les villages tchèques. Quand je dis ‘le village est un monde’, ça veut dire que je parle des photos de villages français, hongrois, japonais ou chinois. En gros, je suis un photographe des villages. »
Et dans cette obsession pleine de tendresse pour son sujet, Jindrich Streit est porté par une seule et même quête :
« Dévoiler les relations qui existent dans le village et la connexion de l’Homme et du paysage, ce sont les deux thèmes centraux auxquels je me consacre partout où je fais des photos. »
A côté de son cycle principal consacré à la vie villageoise de la région de Bruntal, il a photographié des prisons, des drogués, des personnes handicapées, des enfants… Jindrich Streit a aussi roulé sa bosse aux quatre coins du monde, de la France à la Tchétchénie, en passant par le Japon et l’Autriche… Y a-t-il un fil conducteur ou des similarités qui relient tous ces pays différents ? Réponse de Jindrich Streit :
« Ce qui fait le lien, c’est toujours l’être humain, car l’homme donne toujours la dimension ou mesure du paysage. Je ne suis pas un paysagiste, un photographe de paysages. Dans cette exposition, il n’y a qu’une seule photo qui soit vide, sans être humain, mais elle a un caractère très particulier, puisqu’elle représente la dévastation du paysage. J’aime beaucoup les paysages, mais si l’être humain n’est pas présent, alors ça ne m’intéresse pas. »
Et ainsi, pour quasi chaque photo, Jindrich Streit est capable de vous raconter une petite histoire, celle des personnes immortalisées…
Il est presque surprenant de parler d’exposition rétrospective pour un photographe aussi passionnément actif et fécond que Jindrich Streit. Exposition rétrospective rime souvent avec exposition posthume, note-t-il en riant, mais avant d’ajouter qu’il est bien décidé à profiter pleinement d’une occasion qui lui permet notamment d’aller à la rencontre de ses spectateurs curieux et bon public. D’où l’intérêt de ces quelques visites guidées organisées à la galerie.
Tomas Pospech est le commissaire de cette exposition qui a déjà circulé à Olomouc, Ostrava, Bratislava, Opava et devrait ensuite être installée dans d’autres pays d’Europe, et en France notamment :
« Cette exposition est une nouvelle reprise des expositions précédentes. J’attendais celle-ci en particulier avec impatience, car l’espace de la maison A la cloche de pierre me semblaient particulièrement adaptés pour ce type d’exposition. J’attendais aussi avec impatience de voir le résultat : en général, les organisateurs des expositions travaillent ici beaucoup avec la couleur des murs, j’avais hâte de voir comment nous allions introduire de la couleur dans les photos noir et blanc de Jindrich Streit. Et plus j’y réfléchissais, plus je pensais à la couleur, et au final, on se retrouve avec du gris ! En fait, quand on y pense, même le film qui se trouve dans une pièce, s’appelle ‘Entre lumière et pénombre’, un film légendaire de Jan Spata. Donc l’exposition comporte toutes les nuances du blanc, en passant par le gris, jusqu’au noir. »