Alfred Jarry ou Le Père Ubu parmi les Tchèques
Alfred Jarry a trouvé parmi les Tchèques des admirateurs aussi passionnés que fidèles. Longtemps après sa mort son influence a encore continué à s'imposer notamment au théâtre tchèque. On n'est pas près d'oublier la mémorable production d'«Ubu Roi», dans une mise en scène congéniale de Jan Grossman, présenté en 1964 au Théâtre sur la Balustrade (Divadlo na zabradli). Cette production a révélé l'actualité étonnante du théâtre de Jarry et a attiré, par ses connotations politiques, l'intérêt de la police secrète STB. Alfred Jarry ne reste pas oublié en Tchéquie, encore moins au cours de l'année du centenaire de sa mort. C'est la réception de l'oeuvre d'Alfred Jarry dans les milieux littéraires et théâtraux tchèques qui a été le sujet principal d'un petit festival Jarry organisé du 19 au 23 octobre dernier à Ostrava et à Prague. Dans son cadre on a présenté un colloque, des conférences et des soirées littéraires consacrés à l'auteur du Père Ubu et inventeur de la pataphysique.
Parmi les personnalités invitées de ce mini-festival, il y avait entre autres le professeur Henri Behar, auteur de plusieurs ouvrages sur Alfred Jarry. Interrogé par Bertrand Schmitt, Henri Behar a évoqué divers aspects de la vie et de l'oeuvre de Jarry, son personnage réel, mais aussi son personnage littéraire, la légende qui s'était formée autour de lui et à laquelle il avait grandement contribué.
« On se trouve devant un problème avec ce genre de texte et ou de légende qui courent autour d'un personnage. On ne peut pas en faire abstraction et en même temps cela n'est pas vrai. Ce n'est pas essentiel donc on est obligé d'en parler sans en parler, on est toujours obligé de danser d'un pied sur l'autre. Même ceux qui refusent ces anecdotes, n'échappent pas à cela. Je pense à Patrick Besnier qui commence brutalement sa biographie de Jarry a disant :'Vous connaissez tous ces anecdotes sur Jarry. Les voilà. Je vous en donne une dizaine et on n'en parle plus.' C'est à dire, j'en parle pour ne plus en parler. Vous voyez donc l'ambiguïté de cette attitude. Alors l'ouvrage « Jarry en verve » est tout a fait différent, je me suis contenté de prélever, d'ordonner d'une certaine façon thématique les phrases, les textes, les passages de Jarry où il se montre le plus en verve. C'est à dire le meilleur. La verve ce n'est pas le comique, ce n'est le rire, ce n'est pas l'anecdote non plus. »
Et Henri Behar de constater qu'on ne peut pas échapper à un certain nombre de phrases attribuées à Jarry qu'il n'a jamais écrites, dont il était éventuellement la source ou qui se sont créées autour de sa personne parce qu'il avait un comportement original.
« Et là il y a un problème. Que faire de ces anecdotes ? A quoi servent-elles ? D'où viennent-elles. Pourquoi y a-t-il tant d'anecdotes sur Jarry ? Et alors, c'est là que peut-être on rejoint la culture tchèque. Je suis persuadé tout en ne connaissant pas sérieusement les littératures de l'Europe centrale qu'elles comportent un grand pan de littérature anecdotique. C'est un genre littéraire très très populaire, peut-être pas toujours écrit, mais quand même genre littéraire. Alors c'est pourquoi je me suis dit : 'On va être un peu original' et j'ai invité le public à réfléchir sur le rôle de ces anecdotes dans la littérature globalement ».
Jarry devient donc très rapidement un personnage public. Face à son comportement souvent bizarre, provocateur et scandaleux, on se demande dans quelle mesure était-il artisan de sa légende, auteur et peut-être victime de son personnage ?
« Moi, je ne suis pas pour faire de Jarry « Le pauvre Jarry ». Il l'a assumé. Il l'a voulu. C'était une facilité. Il aurait pu réagir contre. Je pense, sans faire de la psychologie profonde, qu'il y avait chez lui, l'attitude de quelqu'un qui n'était pas très sûr de lui. Donc il avance et quand ça marche, il continue. Quand ça ne marche pas, il se retire comme s'il disait : 'Ce n'est pas moi'. On a fait de lui un gugusse, comme Gide qui ne l'aimait pas. (On peut se reporter à la littérature sur ce sujet.) Et cela fait partie d'une certaine façon de sa stratégie d'écrivain. Un écrivain doit tenir le devant de la scène, sans cela il n'existe plus. Alors qu'il existe sous la forme d'Ubu, sous la forme de ce garçon malhabile, maladroit, toujours déplacé qui va assister à l'enterrement de Mallarmé avec des chaussures jaunes de femme, etc. On a toujours des explications, mais l'intérêt pour lui, c'est qu'on parle de lui. (C'est ce que Picasso va résumer. Picasso qui n'avait pas tellement besoin d'avantage de gloire mais qui a toujours occupé le terrain. Et c'est ce qui fait qu'aujourd'hui quand on parle de peinture, on dit : C'est Picasso. Et on ne va pas chercher ailleurs.)
Si Jarry avait eu un peu plus de constance, s'il n'avait pas été envahi par le doute, par « à quoi bon », il aurait constamment tenu la scène, soit par ses propres talents, soit par cette manière qu'il avait d'incarner le père Ubu. Et en même temps on voit bien qu'il y a une grande discrétion de sa part. Ce n'est pas lui. C'est le père Ubu. Et c'est cohérent avec la littérature qu'il tente d'imposer. »
(Les propos d'Henri Behar ont été recueillis par Bertrand Schmitt.)