Le Codex Gigas, un livre monument
C'est un événement dont tout le monde parle, qui fait la une des journaux et qu'on voit à la télévision, bien que son héros ne soit ni un homme politique, ni une star de cinéma ou du sport. Il est presque incroyable que tout cet engouement et toute cette effusion aient été provoqués par un livre. Après 350 ans d'absence, le fameux Codex Gigas appelé communément La Bible du diable, est revenu pour quelques mois dans sa patrie. Il sera exposé à la Bibliothèque nationale de Prague et nous aurons tous l'occasion de voir ce livre légendaire qui n'est rien de moins qu'un monument historique.
L'histoire de ce manuscrit et les péripéties de son existence mouvementée sont aussi intéressantes que son contenu. Nous le devons à un moine anonyme du couvent des bénédictins du village de Podlazice situé tout près de la ville de Chrast en Bohême de l'est. Jan Schütz, directeur du musée de Chrast s'intéresse depuis longtemps à l'histoire de ce livre monumental :
« Le Codex Gigas a vu le jour dans le couvent de Podlazice. Nous ne savons pas exactement quand, mais c'était au début du XIIIe siècle, probablement autour de l'année 1229. Les documents sur sa création ou sur son auteur ne se sont pas conservés. On l'appelle la Bible du diable parce que cette appellation est liée avec une légende sur la création de ce manuscrit. Les dimensions du livre sont exceptionnellement grandes et c'est pourquoi il était comparé, déjà au Moyen Age, aux sept merveilles du monde. Il mesure 920 sur 505 millimètres et pèse 75 kilogrammes. »
C'est donc un livre bien lourd. Il comprend 312 feuilles de parchemins, soit 624 pages de texte manuscrit. Aujourd'hui on estime que pour obtenir le matériel nécessaire pour ce livre il a fallu les peaux de quelque 160 animaux. Pourquoi donc le codex est-t-il appelé Bible du diable ? Selon le maire de Chrast, Tomas Vagenknecht, qui a étudié, lui aussi, cette problématique, il y a deux raisons à cela :« D'après une légende, un moine qui vivait dans l'est du royaume de Bohême, dans le couvent de Podlazice, a été condamné à être emmuré vivant et pour échapper à ce supplice il a proposé d'écrire, en une seule nuit, le plus grand livre du monde. Cependant, alors que minuit approchait, il s'est rendu compte qu'il ne pourrait pas réussir à achever son travail à temps, et c'est pourquoi il a imploré le secours du diable. L'autre raison pour laquelle on appelle ce livre la Bible du diable, c'est que parmi les enluminures du manuscrit il y a vraiment l'image du diable ce qui était tout à fait inédit à l'époque. »
Le livre est écrit en latin et comprend quatorze textes différents. Il s'ouvre par le texte de la Bible, c'est-à-dire par l'Ancien Testament. Suivent des textes de divers contenus. Il y a le « pénitentiel », c'est-à-dire le manuel des prêtres avec la liste des péchés et les pénitences correspondantes. Ensuite il y a les formules médicales imprécatoires contre l'épilepsie, la fièvre et autres maux. Et on y trouve aussi, entre autres, une transcription de la Chronique de Kosmas, un des plus vieux documents sur l'histoire des pays de la couronne tchèque. Tomas Vagenknecht attire l'attention sur un autre aspect exceptionnel du livre :
« Ce qui est également très intéressant et ce qui nimbe ce livre de mystère, c'est la calligraphie du manuscrit qui a été écrit, selon les estimations, par un seul homme qui y a travaillé pendant environ 27 ans. Le style, la beauté et la pureté de la calligraphie sont tout à fait les mêmes, de la première à la dernière page. Et c'est très intéressant parce que chaque homme, chaque scribe se fatigue, la main se lasse et la calligraphie change. Mais ce n'est pas le cas de cette chronique dont les caractères sont les mêmes de la première à la dernière page entre lesquelles il y a eu 27 ans. »
Pendant plus de quatre siècles le livre subit les avatars historiques des pays de la couronne tchèque et survit, comme par miracle, à tous les dangers et pièges que l'histoire lui tend. Jan Schütz rappelle quelque unes de ces péripéties dignes d'un roman d'aventures :
« Avant d'être apporté en Suède, le manuscrit a été mis en gage au couvent des cisterciens à Sedlec près de la ville de Kutna Hora. A Sedlec, il a été racheté par l'abbé Karel Bavor du couvent des bénédictins de Brevnov à Prague où la bible a éveillé l'intérêt de l'évêque de Prague Grégoire et d'autres hommes savants de l'époque. En mai 1420, les hussites en commun avec les Pragois ont mis le couvent de Brevnov à sac avant de l'incendier et de le démolir. Les bénédictins se sont réfugiés pendant les guerres hussites dans le couvent fortifié de Broumov, où ils ont apporté de nombreux objets de valeur dont la Bible du diable. Le livre est passé ensuite dans les célèbres collections de l'empereur Rodophe II au Château de Prague. A la fin de la Guerre de Trente ans il a été apporté en Suède comme un élément exceptionnellement précieux du butin de guerre. »
Depuis la moitié du XVIIe siècle, le livre se trouve donc en Suède et fait partie aujourd'hui des collections la Bibliothèque nationale de Stockholm. Il n'a quitté la Suède que trois fois et sa présentation à Prague n'a été possible qu'après de longues tractations diplomatiques. Les responsables suédois hésitaient entre autres parce qu'en Tchéquie, de temps en temps, des voix se font entendre demandant sa restitution. Le directeur de la Bibliothèque nationale de Prague Vlastimil Jezek réplique:
« Ces voix ne respectent pas certaines conventions internationales que la Tchécoslovaquie a signées, si je ne me trompe pas, déjà en 1918. L'idée qu'on puisse restituer massivement tout ce qui avait été pris au cours du dernier millénaire est presque comique. Ce qui est beaucoup plus important pour moi, c'est la réalisation, dans le contexte de l'exposition du Codex Gigas à Prague, d'une copie numérique du manuscrit qui est de très bonne qualité. Elle sera disponible sur le web et chaque intéressé qui ne pourra pas aller voir l'exposition, ce que je recommande d'ailleurs beaucoup, pourra feuilleter ce livre unique depuis son ordinateur. »
Le Codex Gigas sera exposé à Prague du 20 septembre au 6 janvier prochain et la plupart du temps le public ne pourra le voir que sur réservation. Les conservateurs suédois affirment qu'après son retour de Prague, le livre ne quittera jamais plus la Suède.