Madeleine Gobeil-Noël, amie de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir
« La littérature était pour moi une vaste bibliothèque que je devais aborder. Je lisais partout, la nuit, le jour. Et cela me sauvait », dit Madeleine Gobeil-Noël lorsqu'elle se souvient de son enfance au Canada. « Il n' y pas de chagrin qui résiste à une très belle lecture », affirme-t-elle. C'est grâce à la littérature qu'elle se libérait de la réalité froide de la vie de tous les jours, c'étaient les livres qui satisfaisaient son besoin impérieux de liberté. Et son origine canadienne ne l'a pas finalement empêchée d'être citoyenne du monde. Devenue par la suite journaliste, enseignante, directrice des Arts et de la Vie culturelle à l'UNESCO, elle vit aujourd'hui à Paris et n'oublie pas les grands moments de son existence, dont sa rencontre avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre.
C'est son amour des livres qui lui a permis de faire la connaissance et de devenir l'amie de ces deux grandes personnalités de la pensée européenne. Grâce à cette amitié, elle a même pu réaliser en 1967, en collaboration avec le journaliste Claude Lanzmann, trois films documentaires sur le célèbre couple. Invitée par l'Institut français de Prague, elle vient de présenter un de ces films au public pragois:
« Ce film est un portrait croisé de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir. C`est un film qui a été tourné en 1967, c'est-à-dire il y près de quarante ans, et c'est donc un film d'archives. Il situe Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir dans leur oeuvre. C'est au moment où Sartre a gagné le Prix Nobel qu'il a refusé, c'est au moment de la guerre du Vietnam. C'est au moment de la régression du processus de l'émancipation de la femme en France. C'est aussi le moment où Simone de Beauvoir a achevé ses grands Mémoires. Donc nous parlons de tout cela. »
Quel a été votre rapport vis-à-vis du couple Sartre-Beauvoir ?
« Quand j'étais une jeune fille canadienne, à 15 ans, j'ai envoyé une lettre à Simone de Beauvoir chez Gallimard et elle m'a répondu. C'est ainsi que cette amitié s'est déclarée. Et Simone de Beauvoir, qui était très généreuse lorsque je suis arrivée à Paris en 1958, m'a présentée à Sartre et à tous ses amis. Donc ce furent de grands amis, pendant trente ans, jusqu'à leur mort. »
Est-ce que le film évoque les grands thèmes de l'oeuvre de Sartre et aussi son engagement politique ?
« L`engagement politique, c'est certain. Les grands thèmes, on les retrouve lorsqu'il dit, comme à la fin des « Mots » : " Un homme fait de tous les hommes qui les vaut tous et que vaut n'importe qui." Sartre parle donc de cela, mais il parle aussi de l'engagement politique par rapport au Vietnam. Il se déclare naturellement contre l'impérialisme américain. Mais n'oubliez pas que j'ai fait trois films. Nous n'en voyons qu'un ici, le portrait croisé des deux personnalités. Mais il y a tout un film présenté à la Bibliothèque nationale de France au moment du centenaire de Sartre, il y a un an, qui décrit tous les thèmes de sa philosophie. »
Pour beaucoup, Sartre sera à jamais l'homme qui a osé refuser le prix Nobel. Est-il question de cela dans le film ?
« Il en parle dans le film. Il a refusé le prix Nobel et c'est intéressant de savoir pourquoi. Parce qu'il ne voulait pas être séparé des autres hommes. Il est comme tous les hommes. Il pense que les honneurs apportent une distinction qui l'éloignerait de son public. C'est son imaginaire ... Nous les amis, nous voulions tous qu'il accepte le prix Nobel. C'était aussi en rapport avec sa philosophie : refuser tous les honneurs pour être plus près des hommes. »
Les Tchèques ont beaucoup apprécié l'attitude courageuse de Sartre après l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968, mais en Tchéquie il y a des critiques de Sartre, dont le poète et traducteur Jan Vladislav, qui disent qu'après la Deuxième Guerre Mondiale, Sartre se trompait, qu'il voyait d'un oeil trop indulgent le régime et les camps de concentration en Union soviétique, la guerre de Corée, etc. Est-ce que Sartre a reconnu plus tard ces erreurs ?
«Il en a parlé. Mais, en effet, c'est quelque chose qui entache un peu la pensée et la vie de Sartre parce que l'on sait maintenant la vérité de tout cela. Et bien que compagnon de route, il n'a peut-être pas eu la lucidité d'André Gide qui dès son voyage en URSS, ou lorsqu'il est allé au Congo, a tout de suite réagi contre le colonialisme, d'une part, et contre ce qui se passait en Union soviétique. Je crois que Sartre était au courant de tout ça. Je rentre de la Chine et Sartre y est aussi allé en 1955 avec Simone de Beauvoir pendant six semaines. Or, ils étaient enthousiastes comme s'ils ne s'étaient pas aperçus que le régime était mortel. »
Le film brosse aussi un portrait de Simone de Beauvoir. Comment s'y présente-t-elle?
« Elle est très belle, avec cette espèce de voix roque qu'elle a. Sartre a une voix plus dorée. Ce français qu'il parle est absolument extraordinaire. Il disparaît de plus en plus. Et Simone de Beauvoir s'y présente comme une personne de la nostalgie et aussi du regard sur soi. Lorsque nous l'avons interviewée, elle venait de déclarer après le troisième volume de Mémoires : « Je suis flouée. » Et son public a été scandalisé : « Comment aurait-elle manqué sa vie ? » Alors je n'hésite pas, moi, toute jeune fille que je suis, à lui demander dans le film : « Comment ? Vous avez dit ça ? C'est terrible. « Et elle répond très bien. C'est un moment de découragement. C'était la fin de la guerre d'Algérie. Ils avaient tellement souffert. Ils avait dû se cacher plusieurs mois dans un appartement sur les quais de la Seine, il y avait eu le Manifeste des 121, plusieurs amis qui s'étaient déclarés contre la torture avaient perdu leur emploi ... Alors on sent chez elle, après un long voyage au Brésil, qu'elle est triste. C'est à dire la fin de la maturité pour elle est moins belle que la jeunesse. »
Evoque-t-elle dans le film la condition féminine qui était un des grands thèmes de sa vie?
« Elle en parle très bien. A cette époque, en 1967, il y a comme une régression de la condition féminine en France. On tente de persuader les femmes qu'il vaut mieux qu'elles restent à la maison. Et naturellement elle s'oppose à cela et fait intervenir le phénomène de la rareté, c'est à dire qu'il n'y pas assez d'emplois. Parce qu'elle dit que s'il y avait assez d'emplois pour tout le monde, on persuaderait les femmes en leur disant qu'elles sont d'autant plus féminines, d'autant plus extraordinaires quand elles travaillent. Alors, elle parle naturellement de cela. Voilà. »
En voyant le film, le spectateur peut-il se faire une idée de la vie quotidienne du célèbre couple, et même peut-être de sa vie intime ?
« Oui, car je les montre par exemple au café déjeunant ensemble. Il y a aussi dans ma vie de jeune fille le mythe de Paris, alors nous l'exprimons, Simone de Beauvoir et moi, en faisant une grande promenade dans les lieux qu'elle a tant aimés, La Coupole, La Rotonde, devant la maison de Sartre qui avait sauté pendant la Guerre d'Algérie, et il y a l'image qui m'émeut encore aujourd'hui, bien que j'aie tant de fois vu le film - c'est de les voir côte à côte, écrivant, comme ils le faisaient tous les jours, à quatre heures de l'après-midi en fumant force cigarettes. Alors l'image est très belle et enfumée à la fois. »