Jean-Philippe Toussaint, entre la Chine dans « Fuir » et le foot dans « La Mélancolie de Zidane »
L'invité de Culture sans frontière, l'écrivain, réalisateur et photographe Jean-Philippe Toussaint est venu il y a quelques jours à Prague, à l'occasion de la sortie en tchèque de son dernier livre « Fuir » (Utikat), prix Médicis 2005.
« C'était écrit, si je puis dire, que j'allais écrire. Je suis né au milieu des livres, mon père est écrivain et journaliste, ma mère est libraire... Lorsque j'étais petit, il y avait des livres partout autour de moi. Ma première réaction était plutôt celle de rejet et de refus. Dans ce texte-là, j'explique que c'est venu d'un coup. J'ai pris la décision dans un bus, entre la place de la République et la place de la Bastille. Je me suis dit : tiens, je vais écrire un livre. Je suis rentré chez moi, j'ai commencé à écrire et un mois plus tard, j'avais un premier manuscrit. Evidemment, je n'avais pas encore d'idée précise des exigences de la littérature. Maintenant, je mets deux, trois ans pour écrire un livre et j'ai plus de technique et d'expérience que je n'en avais à l'époque, je pense. J'ai encore mis cinq ou six ans avant que mon premier livre, 'La Salle de bain', ne soit publié. »
Il vous arrive qu'en écrivant, les personnages vous dépassent ? C'est-à-dire qu'ils commencent à vivre leur propre vie indépendamment de votre volonté ?
« Je ne sais pas s'ils me dépassent beaucoup. S'ils me dépassent, je les rattrape, je les tiens quand même. Il est évident qu'une fois que je les quitte, une fois que le livre est fini, ils vont être recréés par les lecteurs et cela m'échappe complètement. Même si, très instinctivement, je peux savoir comment le narrateur va se comporter dans telle ou telle situation, je ne sais pas comment le lecteur va le percevoir, s'il va le trouver sympathique, hésitant... »
Dans « La Télévision », le narrateur a des problèmes avec la télévision. Dans « Fuir », il est troublé par le téléphone portable. Ces objets vous agacent-ils ?
« Oui, tout à fait. C'est très autobiographique. Pour ma part, je n'ai toujours pas de téléphone portable et j'ai des relations extrêmement complexes avec la télévision. Je ne suis pas aussi jusqu'au-boutiste que le narrateur, j'ai un poste de télévision chez moi... Mais j'ai ce même agacement. La télévision est quelque chose qui envahit notre espace sans qu'on y réfléchisse. Moi, j'avais au moins envie de réfléchir sur la télévision. Pour le téléphone portable, c'est encore plus personnel. C'est une vraie angoisse, une sorte de phobie que j'ai depuis tout petit du téléphone, tout simplement. Le portable n'a pas arrangé les choses... J'en ai fait quelque chose de romanesque : le narrateur, lorsqu'il arrive en Chine, on lui fait, gentiment, un cadeau d'un téléphone portable. Lui qui est assez paranoïaque de ce point de vue-là trouve cela étrange. Il pense tout de suite qu'on veut le surveiller... J'installe alors une situation romanesque avec un élément très simple et une phobie très personnelle. Même si, apparemment, cette phobie n'est pas partagée (tout le monde n'a pas la phobie du téléphone portable, je vois les gens téléphoner dans tous les coins) chacun va pouvoir entrer immédiatement dans le livre, parce que c'est prenant. »
Vous parlez de « l'énergie romanesque », qui circule (ou non) comme un courant électrique entre le lecteur et le livre. La capacité de pouvoir passer cette énergie au public, ça s'apprend ? Ou alors c'est un don inné ?« Déjà, j'ai mis vingt ans pour identifier cette chose extraordinaire, cette énergie qui pouvait naître des pages d'un livre. D'abord, c'est très rare. Il y a plein de livres où il n'y a aucun courant électrique qui passe. On peut les lire sous toutes les coutures et il ne se passe rien. Puis, il existe des livres, peut-être pas des livres entiers mais des pages, où il y a quelque chose qui passe, qui fait qu'on les lit, on a presque l'oeil écarquillé, on se dépêche pour aller à la page suivante, on tourne les pages à toute vitesse... Il y a une énergie dans la situation romanesque, dans l'urgence, dans la dynamique, dans le rythme... J'ai déjà réussi à l'identifier, ce n'est pas mal. Après, j'ai voulu essayer d'en produire. Comment faire ? Ce n'est pas du tout facile. Il faut qu'il y ait, en effet, une dynamique. Peut être que dans le livre « Fuir », où les personnages sont toujours en mouvement, dans un moyen de transport, en train, en moto, en bateau, c'est la conséquence de cette volonté de rechercher de l'énergie. J'essaye de la rendre pure indépendamment de tout suspens romanesque ! Comment trouver cette énergie pure, c'est le défi que je me pose. »
Jean-Philippe Toussaint est l'auteur francophone le plus lu au Japon et très sollicité en Chine. Comment explique-t-il ce succès ?
En tout cas, certains éléments de mes livres ne sont pas étrangers aux lecteurs asiatiques. Il s'agit peut-être d'éléments très quotidiens, banals, comme une narration construite autour d'un téléphone portable par exemple. C'est aussi une dimension métaphysique ou philosophique. On retrouve tout cela dans leur mode de penser, dans la façon dont les Japonais arrangent leurs jardins, des bouquets de fleurs, avec aussi un certain minimalisme. C'est un des éléments d'explication. Si mes livres y ont du succès, c'est aussi parce que les Japonais ont beaucoup de goût et de sensibilité. »
Le 9 novembre prochain sort en France un nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint, dont le titre dit tout : « La Mélancolie de Zidane ».
« J'étais au match, le 9 juillet à Belin. C'était un moment formidable pour moi. Je me disais que j'allais réunir tous les articles que j'avais écrits sur le football. Il y a quatre ans, j'étais à la Coupe du monde au Japon, j'avais tenu une chronique pour le journal français Libération. J'avais donc envie de réunir tous ces articles, en situant aussi le football par rapport à la poésie. J'ai voulu terminer par un dernier texte autour de la finale. Il s'est trouvé que dans cette finale de Coupe du monde il y a eu un événement assez extraordinaire, à savoir le coup de tête de Zidane. Il m'a donné une envie de texte. Je l'ai écrit, je l'ai mis à la suite des autres et je me suis rendu compte que, finalement, il était beaucoup plus fort que le reste. J'en ai discuté avec mon éditeur Irène Lindon et nous avons décidé de le sortir seul. C'est un texte très court, un tout petit livre de vingt pages. Il s'agit donc de mon regard sur la finale. »