Prague, ville de clochers ou de gratte-ciels ?
C'est une affaire qui dure depuis des années, et dans lequel s'affrontent deux camps qui campent fermement sur leurs positions, un peu à l'image de ces deux collines de Prague qui se font face, et dont il est question. D'un côté, la colline où trône depuis des siècles le château de Prague est une des images d'Epinal de la ville. De l'autre, la colline de Pankrac, peu avenante, où des projets de construction de gratte-ciels, pour l'heure relativement absents du paysage de cette ville à l'architecture figée dans le temps, sont peut-être en passe de changer le paysage urbain. Le bras de fer entamé entre les différentes parties impliquées à récemment pris une nouvelle tournure...
Après la révolution de velours, architectes, mais aussi hommes politiques se sont penchés sur cet embryon de « downtown » à l'américaine, avec pour objectif de parachever cet ensemble urbain, en particulier la colline délaissée. Quelques soient les manières d'envisager la chose, tout le monde s'accorde sur le fait qu'il faut trouver une solution pour cet ensemble urbain reliant le quartier de Holesovice à la plaine de Pankrac par ce qu'on appelle aujourd'hui la « magistrala », une route à trois voies qu'on appelerait « périphérique » si... elle ne passait pas en pleine ville !
Un premier projet, grandiose s'il en est, et qui aurait porté le sceau de Richard Meier, architecte américain de renom, prévoyait la construction d'un gratte-ciel de 150 m, soit 30 m plus haut que le bâtiment jamais utilisé de la Radio. Le 11 septembre 2001, mais aussi et surtout une opposition ferme issue des rangs de certains architectes, inspecteurs des monuments historiques, associations écologiques et syndicats d'habitants, ont mis en sourdine ce projet qu'ils considèrent comme mégalomane et inadapté.Vlado Milunic est un architecte croate installé à Prague depuis des années. Auteur, avec l'architecte américain Franck O'Gerry de la fameuse « Maison dansante », sur un quai de la ville, il s'est lancé dans une croisade contre le projet d'aménagement de Pankrac, croisade dans laquelle il se sent bien esseulé :
« Ma position, c'est que pour Prague, c'est tout-à-fait tragique, parce que Prague, c'est une ville de tours : je ne veux pas que Prague soit une ville de gratte-ciels. A l'heure actuelle, je prépare un projet à Shangaï en Chine qui a 20 millions d'habitants et 3 000 gratte-ciels : or, c'est complètement stupide d'importer cela dans une ville aussi exceptionnelle et à l'identité aussi particulière que Prague. A Prague il y a une influence méditerranéenne, des Italiens, à l'époque baroque, et en même temps, une influence du Nord avec les Allemands, et même les Français, les Hollandais : ce mélange fait la spécificité de son identité. »
Milunic se considère comme un « architecte engagé » : il dénonce d'ailleurs fréquemment la corruption dans le milieu du bâtiment en République tchèque et voit dans le cas de Pankrac un cas d'école parmi tant d'autres, mais hautement symbolique, de l'opacité des rapports entre les investisseurs et les autorités publiques chargées d'accorder les permis de construire. Pour lui, rien d'étonnant à ce que l'inspection des monuments historiques et le service environnemental de la mairie de Prague aient donné leur assentiment au projet d'aménagement de la plaine de Pankrac...Dès le début des années 2000, des sociétés d'investissements ont acheté la majeure partie des terrains, notamment la société ECM qui est le principal investisseur. Petr Styler, de la société ECM, manager du projet City, considère la construction de gratte-ciels comme un enrichissement urbain :
« Il y a deux manières de répondre. Une première façon, c'est de dire que d'une manière générale, c'est un point de vue très subjectif, chaque citoyen a le droit d'avoir le sien. Ca plait à certains et à d'autres pas. Nous avons des échos positifs et négatifs à cet égard. En ce qui concerne le contraste entre la partie historique de Prague et avec, disons, ce nouveau centre moderne de Prague, qui est en train de se développer, j'aimerais le comparer par exemple avec Paris : le quartier de la Défense est aussi intégré au centre historique de la ville. Je pense que le point de vue général est plutôt positif, même si autrefois il y a eu des critiques, mais qu'en fin de compte c'est l'effet positif qui prime. »Car si le projet gigantissime de Richard Meier a été abandonné, pas celui de faire de Pankrac une zone d'activité économique et administrative moderne, chargée d'attirer les sociétés. Dans le cadre du projet City, l'ancien bâtiment de la radio laissé à l'abandon a été retapé et la construction de gratte-ciels plus bas, mais tout autant controversés est prévue à court terme.
L'association écologique Arnika est un autre détracteur du projet : le dernier rebondissement en date, c'est l'envoi d'une lettre de protestation à la centrale de l'UNESCO à Paris. Depuis 1992, la Prague historique, ainsi que son panorama, sont en effet un site classé et donc protégé. Alors serait-ce l'action de la dernière chance ? Ecoutons Martin Skalsky :« C'est clair que c'est une démarche relativement directe. Nous avons essayé de régler ce problème au niveau de la République tchèque, mais durant ces cinq dernières années, nous n'avons reçu aucune réaction satisfaisante, que ce soit du côté du ministère de la culture ou de la mairie. Aucune administration ne veut s'en préoccupe et tout le monde a dit qu'il n'y avait aucun problème. Un des problèmes, c'est que les bâtiments se détachent de l'horizon au-dessus de Prague, or c'est en contradiction avec les engagements de Prague vis-à-vis de l'UNESCO. Nous avons consulté des spécialistes qui nous ont dit que si ces bâtiments étaient construits, cela pourrait menacer la présence de Prague sur la liste du patrimoine mondial. »
Martin Skalsky admet cependant qu'avec la nouvelle équipe en place au ministère de la culture, ils ont trouvé une oreille plus compréhensive auprès de la nouvelle directrice du service du patrimoine de ce ministère. Mais même cela reste en suspens en raison des élections législatives qui approchent.Mechtild Rossler est chef de l'unité Europe à la centrale de l'UNESCO à Paris : elle explique qu'une fois la plainte reçue, la procédure est toujours la même. Le comité de l'UNESCO consulte le Conseil International des Monuments et des Sites, une ONG chargée de la conservation des monuments et qui fait les vérifications sur place, puis un rapport est établi, et si la menace est avérée, alors seulement, une équipe d'experts de l'UNESCO est envoyée sur place. Quelles peuvent être les raisons pour être rayé de la prestigieuse liste du patrimoine mondial ? Mechtild Rossler :
« S'il y a des menaces concrètes ou potentielles, par exemple une grande construction qui menace l'intégrité visuelle d'un site classé patrimoine mondial, ça peut poser un vrai problème pour les valeurs universelles du bien classé, comme par exemple c'était le cas avec la cathédrale de Cologne qui a été inscrite sur la liste rouge, c'est-à-dire la liste du patrimoine mondial en péril. »
A Cologne, un projet de bâtiments administratifs s'est retrouvé au coeur d'une polémique similaire. De même à Vienne. Alors qu'à ce jour aucune procédure visant à supprimer un bâtiment classé et sérieusement menacé n'a jamais abouti, pour Mechtild Rossler, cette éventualité n'est pas qu'une menace en l'air :
« Tous les pays ont vraiment peur que l'UNESCO et le Comité du patrimoine mondial retirent un bien de la liste du patrimoine mondial parce que la liste c'est d'abord une grande reconnaissance. Cela a beaucoup de retombées économiques à travers le tourisme et le développement régional, et donc c'est vraiment une menace pour les pays. »
Dans cette guerre des nerfs entre les investisseurs et les opposants qui rappelle un peu le combat de David contre Goliath, que pensent les habitants qui sont, après tout, les premiers concernés, par d'éventuels changements. Ceux-ci, réunis en association citoyenne, ont entamé leur collaboration avec l'association Arnika, qui propose aussi des services de conseil juridique. Martin Skalsky :
« Ce ne sont peut-être pas tant les gratte-ciels en soi qui les dérange, mais de manière générale, l'état actuel de l'aménagement de Pankrac est pour eux un problème. En effet, à l'origine, le quartier fait de barres d'habitation devait également comprendre des structures de biens et de services, mais rien de tout cela n'a été mis en place à ce jour. Les gens ont réalisé des enquêtes : une d'elles concernait 6 000 foyers, soit la majeure partie des habitants qui s'est exprimée contre la construction de gratte-ciels et de bâtiments essentiellement administratifs qui ne sont qu'une source de trafic auto, sans rien apporter aux habitants. »Petr Styler de la société d'investissement ECM, rejette pour sa part, ce type d'arguments :
« Ce n'est pas la première fois que j'entends cela chez nos détracteurs, et ça me désole un peu : cela prouve qu'ils n'ont pas assez étudié les informations. Comme on peut le voir sur notre site internet, le projet City est multi-fonctionnel : il n'y a pas que des bâtiments administratifs, mais des projets d'installation de commerce de détail, de services... On envisage aussi de construire des logements modernes. Et enfin, nous n'avons pas oublié le divertissement avec un projet d'une grande salle multi-fonction réservées à des événements culturels. »
Une chose est sûre, cette affaire, au-delà du simple aménagement de la plaine de Pankrac, suscite de nombreux questionnements. Récemment, l'hebdomadaire Respekt, réputé pour ses articles d'investigation poussés, a consacré deux enquêtes au problème de la gestion et la protection des monuments historiques, notamment à Prague. L'une d'elles soulevait des doutes sur l'un des principaux acteurs de ce milieu qui n'est autre que l'homme en charge d'examiner, pour la mairie de Prague, les demandes des investisseurs qui souhaitent construire dans des zones protégées.
Même si Vlado Milunic ou Martin Skalsky auraient souhaité que ce soient les Praguois eux-mêmes, les Tchèques, qui s'intéressent au débat puisqu'ils sont les premiers concernés, pour l'heure, il semble qu'il faille attendre avant tout la réponse de l'UNESCO : si Prague se retrouvait sur la liste du patrimoine en péril, son image aurait à coup sûr à en pâtir. Mais pas tant que si elle devenait le tout premier mauvais élève à être effectivement gommé de cette liste des premiers de la classe.