« Au Congo, j’ai appris qu’avec très peu, on peut profiter à fond de chaque jour »
A 34 ans, Klára Vraštilová a déjà une riche expérience dans le domaine de l’humanitaire et de la coopération dans les pays en développement. Ancienne étudiante à Science Po Bordeaux, elle s’est prise d’affection pour le continent africain, et après des missions dans le Caucase et les Balkans, elle a travaillé pour l’ONG tchèque People In Need au Congo. Aujourd’hui, elle travaille dans le cadre d’EUCAP Sahel au Niger, même si à l’heure actuelle, confinement récent oblige, elle se trouve en République tchèque. Au micro de RPI, elle a rappelé ce qu’était cette mission civile de l’Union européenne au Niger et quels étaient ses mandats.
« La mission civile EUCAP Sahel Niger a été lancée à la demande du gouvernement nigérien en 2012. Il s’agit d’un produit de la stratégie de l’UE pour la sécurité et le développement dans le Sahel. EUCAP Sahel Niger apporte un soutien aux autorités nigériennes dans le domaine de la sécurité, en particulier dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. Il y a actuellement 119 experts internationaux venus des différents Etats-membres de l’UE et 65 experts nationaux, qui travaillent dans la capitale, Niamey. Tous travaillent en tant que formateurs ou conseillers. Dans la mise en œuvre de son mandat, EUCAP Sahel Niger met l’accent sur plusieurs thèmes : notamment la réponse aux crises et l’interopérabilité des différents acteurs de la sécurité, le développement de la police technique et scientifique, l’amélioration des systèmes de gestion des ressources humaines, le renforcement des capacités pédagogiques au sein des écoles et des centres de formation des forces de sécurité. La mission se concentre également sur la formation des formateurs eux-mêmes afin d’assurer la durabilité des acquis. La mission facilite aussi la coordination de l’aide et des donations internationales aux acteurs nigériens de la sécurité et mène des activités conjointes avec les autres programmes de l’UE et d’autres partenaires internationaux présents au Niger. »
Quelle est votre mission dans le cadre de l’EUCAP Sahel Niger ?
« Je travaille en tant que conseillère de la société civile. Le poste a été créé récemment et je suis la première personne qui l’occupe. Pendant le premier mois, mon objectif principal a été d’identifier les partenaires potentiels au temps de la société civile nigérienne qui s’engagent activement dans le domaine de la sécurité. En effet, les pays du G5 Sahel, dont le Sahel, sont confrontés à une croissance d’attaques terroristes, à la résurgence de conflits locaux et à la multiplication des groupes d’autodéfense et de milices. La violence débouche sur un nombre croissant de victimes civiles et occasionne des déplacements forcés des populations. A cela s’ajoute l’impact parfois négatif de mesures et d’opérations sécuritaires qui peuvent affecter directement les objets et populations civils, ou avoir un impact social et économique indirect en limitant l’accès des populations à l’assistance et services sociaux de base. Cette situation démontre la nécessité de réfléchir sur les questions de prévention et lutte contre l’extrémisme violent et la radicalisation. EUCAP Sahel Niger soutient ainsi les initiatives visant à renforcer les liens de confiance entre les forces sécuritaires nigériennes et la population locale, en particulier avec les jeunes et les autorités traditionnelles. Aujourd’hui nous travaillons avec un certain nombre de partenaires civils qui mènent des activités de sensibilisation sur les questions sécuritaires y compris la protection des informateurs, le cycle de renseignement ou la promotion des droits de l’Homme. »
De la danse aux études africaines
Auparavant, vous étiez basée au Congo, nous y reviendrons. C’est donc le deuxième pays d’Afrique où vous travaillez. Qu’est-ce qui vous amenée à vous intéresser au continent africain ? Etait-ce une envie ultérieure, un concours de circonstances ?
« Je crois que cela date de mon premier séjour en France quand je faisais mes études en Erasmus à Lyon. Par curiosité, je me suis inscrite à des cours de danse africaine et je me suis vite liée d’amitié avec des danseurs et musiciens sénégalais. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble. Je les rejoignais à leurs concerts et dans des festivals. Leur façon de vivre, leur richesse culturelle, leur esprit positif m’ont fascinée et m’ont incitée à m’inscrire à un cours d’histoire et de culture générale de l’Afrique subsaharienne. J’ai été encore plus curieuse et la même année, j’ai décidé de continuer avec le sujet d’approfondir mes connaissances en la matière à Sciences Po Bordeaux qui se spécialise dans les études africaines. Deux ans plus tard, j’ai été employée par une ONG tchèque, People In Need, et pour ma première grande mission, je ne pouvais pas faire autrement que de partir sur le continent africain. »
Vous voyagez à travers le monde depuis plusieurs années. Avant le Congo, vous avez également travaillé pour l’ONG People In Need dans le Caucase et dans les Balkans. Qu’est-ce que cette expérience vous a-t-elle apporté ?
« J’ai de très bons souvenirs de cette époque, en particulier avec la Géorgie que j’ai pu visiter plusieurs fois lorsque j’étais engagée avec People In Need. En fait, la Tchéquie a une expérience similaire de transition vers le système démocratique. Mais certaines valeurs sont déjà considérées comme acquises. Par contre, malgré le passé difficile, les Géorgiens apprécient énormément leur indépendance, la possibilité de s’exprimer librement et un certain niveau de vie qui était inenvisageable jusqu’à encore récemment. Je crois que la coopération entre les deux pays est très utile et fructueuse. Avec People In Need, nous avons lancé plusieurs initiatives qui ont été inspirées par notre propre expérience dans le domaine de l’agriculture, de l’assistance sociale ou de la bonne gouvernance. Par exemple les méthodes de la gouvernance participative au niveau local qui visent à permettre une meilleure implication de la population dans la prise de décision, ont été inspirées par des modèles tchèques. Toutes les activités ont été conçues pour que les personnes avec lesquelles nous avons travaillé soient les principaux acteurs qui contribuent à l’amélioration de leur propre vie et à celle de la société dans laquelle ils vivent. »
Comprend-on selon vous mieux le monde en découvrant de plus en plus de pays et de plus en plus de cultures ? Ou cela rend-il notre regard plus complexe ?
« Certainement. Si nous arrivons à garder nos yeux ouverts et nos oreilles à l’écoute, nous pouvons y gagner une meilleure compréhension du monde et de son fonctionnement. Tout d’abord, nous sommes obligés de sortir de notre zone de confort. La rencontre remet en cause nos propres modèles. En voyageant, nous rencontrons des gens de cultures différentes qui partagent avec nous leur conception du monde, leurs valeurs, leur spiritualité et leur façon de vivre. Passer longtemps dans un pays étranger permet de s’imprégner encore mieux du quotidien des gens. C’est un enrichissement personnel sans pareil. Dans notre vie quotidienne, nous avons tendance à côtoyer des gens qui nous sont très semblables. A l’étranger, par contre, il est plus facile d’aller vers les autres et d’apprendre d’eux. A mon avis, il est important de lire l’histoire d’autres pays et d’autres cultures mais rien ne peut égaler notre propre expérience. Surtout en Afrique les choses toutes simples comme ne plus entendre le bruit de la ville, admirer un ciel étoilé ou se réveiller au son des animaux, nous remet les pendules à l’heure. Le plaisir de la simplicité y est encore possible. »
Je suis devenue féministe
En quoi ces différents pays ont-ils changé des choses en vous, votre perception du monde ?
« Ce n’est pas facile de nommer des choses concrètes. Je dirais tout simplement que je ne regarde plus les choses de la même façon qu’auparavant. Quand je suis revenue à Prague après une année passée au Congo, ma mère m’a dit que j’avais vieilli d’au moins cinq ans. Je pense que je suis devenue plus équilibrée et reconnaissante de la chance d’être née dans un pays où je peux m’exprimer librement et où je peux choisir mes représentants politiques, ou ma religion. J’ai accès à l’éducation, au marché du travail. Je peux profiter des avantages comme la sécurité sociale ou l’assurance maladie. J’ai de l’eau potable et l’électricité à la maison. Et surtout je ne me sens pas menacée par l’insécurité. Au Congo, j’ai appris qu’avec peu, on peut profiter à fond de chaque jour et partager de la joie avec ses proches. La vie communautaire est très importante en Afrique. Les Africains comptent les uns sur les autres, ont des relations familiales et amicales vastes et solides. Les Congolais ont cette résistance personnelle incroyable : malgré les circonstances souvent difficiles, vous les voyez rarement fâchés ou déprimés. En particulier, j’apprécie le courage de certaines femmes que j’ai pu rencontrer en Afrique et ailleurs. Je suis persuadée que chaque femme, quel que soit son lieu de naissance, doit pouvoir exprimer son avis, vivre à l’abri de la violence et de la discrimination, être respectée et avoir des conditions justes afin de pouvoir se réaliser pleinement. En fait, je crois que je suis devenue féministe. »
Revenons donc au Congo, où vous êtes partie dans le cadre d’une mission de People In Need. De quoi s’agissait-il ?
« En RDC, People In Need se focalise principalement sur les activités qui visent à répondre aux urgences. La RDC a fait face à une crise humanitaire qui a affecté près de 16 millions de personnes. Les provinces à l’est du pays en particulier ont été touchées par des conflits violents, des catastrophes naturelles, des épidémies, l’insécurité alimentaire et la pauvreté chronique. En conséquence, ces causes structurelles et complexes ont résulté en d’importants mouvements de population, la dégradation de leurs conditions de vie et la réduction de leur accès aux services de base. A l’époque, l’équipe de People In Need, composée d’experts internationaux et locaux a mené des projets d’urgence afin de répondre aux besoins immédiats alimentaires et nutritionnels. J’ai été chargée du suivi et de l’évaluation et à travers un système participatif j’ai aidé les communautés ciblées à mesurer l’apparition de la malnutrition aigüe et à identifier et évaluer leur propre activité alimentaire et nutritionnelle. »
Etre patient et modeste
La RDC reste un pays en proie à l’instabilité politique, aux violences inter-ethniques, aux déplacements de civils : comment avez-vous envisagé votre travail et votre présence dans le pays ? Dans quel état d’esprit vous y êtes-vous installée ?
« J’ai été surtout curieuse. Pendant les premiers mois, j’ai essayé d’absorber beaucoup d’informations afin de pouvoir définir mes objectifs professionnels et personnels et trouver la valeur ajoutée que je pouvais y apporter. Quand vous vous trouvez dans un milieu que vous ne maîtrisez pas, je crois qu’il faut surtout rester patient et modeste, observer et parler avec les gens autant que possible. Ils vont apprécier votre intérêt et petit à petit, vous vous intégrez et vous commencez à comprendre le fonctionnement du pays et de la société. A mon avis, il est aussi important de maîtriser la langue du pays où vous vous trouvez, ou au moins les bases… »
Avez-vous vécu des situations de danger et si oui, comment réagit-on dans un contexte qui n’est pas celui dans lequel vous avez grandi et évolué ?
« Oui, je me rappelle un jour en RDC où j’ai été réveillée par une fusillade violente qui a duré près de huit heures ! Nous sommes restés confinés avec d’autres collègues dans notre maison pendant tout ce temps. L’attaque visait une personne en particulier, mais au début nous ne savions pas qui était la cible. Ce n’est qu’après quelques heures de tir et d’explosions brusques que nous avons appris que nous étions hors de danger. Je pense que le plus important c’est de rester calme dans ce genre de situation. C’est la tête qui vous protège le mieux lorsque vous n’êtes pas armé. Vous essayez de trouver des explications crédibles et des pistes d’évacuation possibles. Mais il faut surtout être prêt et anticiper ce genre de scénario. Personnellement, j’ai assisté à un grand nombre de formations relatives à la sécurité et aux premiers secours. J’y ai appris comment réagir aux risques dans les pays considérés ‘rouges’. Ce sont des pays où les risques sécuritaires sont élevés. Je dois dire qu’aujourd’hui je suis beaucoup plus vigilante même dans le centre-ville de Prague. »
J’en parlais récemment à une autre tchèque Lucie Štembírková, installée au Rwanda, et j’évoquais le fait que le continent africain semble être vraiment très éloigné des préoccupations des Tchèques. C’est aussi votre sentiment quand vous parlez de votre vie avec votre famille et vos amis restés en Tchéquie ?
« Ma famille et mes amis me posent parfois des questions sur mes expériences en Afrique. Mais en général, les connaissances et l’intérêt pour les affaires africaines sont très faibles en Tchéquie. Les nouvelles du continent africain sont rarement couvertes par les médias tchèques. On parle de l’Afrique lorsqu’il y a une épidémie ou une catastrophe naturelle, mais rien sur la culture, les affaires politiques, commerciales, sécuritaires ou environnementales. Il devrait y avoir un débat plus approfondi sur la stratégie de la Tchéquie, en tant que membre de l’UE, vis-à-vis de la situation sécuritaire dans les pays du Sahel. Cela nécessite une meilleure compréhension de ce qui se passe dans la zone. Il y a aussi de notre contribution à l’effort européen pour garantir que les menaces sécuritaires s’arrêtent et que l’argent réservé à la coopération et au développement soit utilisé de manière efficace et ne se dilue pas dans trop de sujets. »