Jiří Karásek : « La fiction est éternelle, la réalité se meurt »
Le décandentisme, mouvement littéraire et artistique, s'impose vers la fin du XIXe siècle en France et se diffuse bientôt aussi dans d'autres pays européens. La littérature et les arts tchèques sont aussi considérablement touchés. C'est le poète Jiří Karásek (1871-1951) qui devient la figure emblématique de ce mouvement dans le milieu culturel tchèque. Jiří Karásek est né le 24 janvier 1871, donc il y a juste 150 ans.
Un courant littéraire fin de siècle
Les artistes décadents refusent de donner une image réaliste du monde. Ce que nous considérons comme une réalité, n'est pour eux qu'une apparence trompeuse, une illusion. Selon eux, la littérature et les arts ne doivent pas évoquer la réalité objective mais ils doivent refléter la vie intérieure de l'auteur. Une telle vision de l'art et du monde convenait parfaitement à Jiří Karásek, jeune écrivain qui a agité les eaux stagnantes de la littérature tchèque de la dernière décennie du XIXe siècle. L'historien de la littérature Karel Kolařík évoque les sources thématiques et esthétiques de la création de Jiří Karásek pendant cette période appelée communément « fin de siècle »:
« Jiří Karásek est entré dans la littérature tchèque dans les années 1890 en tant que représentant du courant symboliste et décadent de la littérature moderne tchèque, du nouvement moderniste tchèque. Dans sa création poétique et prosaïque il renouait avec le symbolisme français mais il l'actualisait d'une façon originale. Dans les années 1890, il écrivait aussi une prose non narrative c'est-à-dire les textes qui ne sont pas des récits des événements mais qui cherchent à saisir plutôt des sensations et des sentiments intérieurs des personnages, une prose qui tend vers l'introspection et cherche à pénétrer profondément dans la psychologie. »
A la recherche des origines aristocratiques
Issu d'un milieu modeste, Jiří Karásek se considère pourtant comme un aristocrate. Ce fils d'un humble contrôleur de train qui s'appelle en réalité Jakub Karásek, affirme avoir trouvé dans l'histoire de sa famille des ancêtres nobles. Il se déclare descendant d'une famille anoblie par le roi Ferdinand Ier en 1534, famille dont le fils, Cyprian Lvovický, a été un éminent professeur de mathématiques et d'astronomie. Le jeune adepte de la littérature signe donc désormais ses œuvres Jiří Karásek ze Lvovic - Jiří Karásek de Lvovice. C'est sa mère qui laisse une profonde empreinte dans la sensibilité du futur poète. Beaucoup plus tard, il évoquera les particularités de son enfance à la radio :
« Je suis pragois de naissance. Je n'ai jamais vécu à la campagne et je ne sentais aucun lien avec la terre. Depuis ma plus tendre enfance, je me promenais dans les rues de Prague et je me délectais à observer les beaux ensembles de son architecture. Ma mère était une grande admiratrice des beautés de la ville. Et comme Prague est une ville baroque et ma mère me racontait souvent d'anciennes légendes pragoises qui étaient bien bizarres, mon âme a été tout naturellement façonnée par l'atmosphère du baroque. »
Choquer les bien-pensants et transgresser les tabous
Dégoûtés par la médiocrité et la vulgarité de la société de leur temps, les artistes décadents, cherchent leur inspiration dans l'histoire, la légende et le mystère. Ils expriment dans leurs œuvres la vanité du monde et se réfugient dans des paradis artificiels. Ils choquent les lecteurs bien-pensants par les images du dépérissement, de la mort et de la décomposition, ils dénoncent l'hypocrisie universelle et s'enhardissent jusqu'à transgresser certains tabous sociaux et sexuels. Jiří Karásek est un de ces écrivains de son temps qui osent aller le plus loin dans cette voie. Les titres de ses recueils parus vers la fin du XIXe siècle illustrent bien la nature de ses inspirations. Il publie ses poèmes dans des recueils intitulés Les fenêtres murées, Sodome, Les eaux stagnantes, Sexus necans, L'âme gothique, Entretiens avec la mort. Son livre Sodome est interdit par la censure parce qu'il choque le public par les évocations de la beauté masculine et de l'amour homosexuel. Ses contes et ses romans regorgent d'érotisme maladif, d'instincts morbides et de frénésie dionysiaque.
La Revue moderne
A cette époque, Jiří Karásek publie avec le poète et éditeur Arnošt Procházka La Revue moderne (Moderní revue), magazine littéraire inspiré par le Mercure de France et qui est ouvert pratiquement à tous les écrivains de talent et devient la tribune de l'avant-garde tchèque de cette période. Les éditeurs du magazine fondent aussi la Bibliothèque de la Revue moderne, une maison d'édition qui publiera 77 livres des meilleurs écrivains tchèques de cette période. Progessivement, les poètes et les écrivans se détournent cependant des principes du décandentisme et cherchent de nouvelles sources d'inspiration. Avec un grand recul dans le temps, même Jiří Karásek, considéré pourtant comme la figure de proue de ce mouvement, reniera les origines décadentes de sa carrière littéraire :
« L'étiquette de la décadence qu'on colle sur mon œuvre est complètement fausse. Je me suis imposé comme poète dans les années 1890 et j'étais sensible à toutes les préoccupations de cette époque-là de même d'ailleurs que toute la génération dite moderne en France. Nous avons renoué avec la poésie de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé et c'était basé sur la philosophie de Nietzsche. Ce philosophe se déclare ouvertement adversaire de la décadence. Le mot décadence était d'abord une injure et encore aujourd'hui, il a un aspect péjoratif. Il signifie le refus du temps présent. Mais nous étions sensibles aux préoccupations contemporaines et je le suis encore aujourd'hui. »
Avec le temps, Jiří Karásek évolue et il cherche donc à présenter son œuvre sous un autre jour et à souligner surtout les aspects non-conformistes et le caractère contestataire du mouvement dont il a fait partie :
« La question sociale était très vivante dans la Revue moderne dans les années 1890. Cependant, nous ne nous appuyions pas sur le marxisme mais sur l'anarchisme. Ceux qui disaient et qui disent encore que nous vivions dans une tour d'ivoire, nous portent préjudice, nous font du tort. Notre vie sociale était intense et nous entretenions des relations avec des anarchistes français. »
Poète, prosateur, critique, essayiste, traducteur, occultiste
Pendant une grande partie de sa vie, Jiří Karásek travaille comme employé de poste et devient finalement directeur de la Bibliothèque et du Musée du ministère des postes. Solitaire invétéré, il intervient pourtant assez souvent dans la vie culturelle et devient une personnalité connue des salons littéraires de Prague. L'ampleur de ses activités est étonnante. Il s'adonne à la philosophie, l'esthétique, la théologie, l'occultisme et au spiritisme. Il est poète, prosateur, critique littéraire, traducteur, essayiste, auteur d'études sur l'histoire des arts et de la littérature et il signe aussi d'innombrables articles publiés dans des revues artistiques.
La Galerie de Jiří Karásek
Et Karel Kolařík de rappeller que Jiří Karásek était également un grand collectionneur d'œuvres d'art et un bibliophile passionné :
« Dans sa galerie Jiří Karásek rassemblait des objets d'art ancien et surtout de l'art graphique, des dessins et des gravures, c'est-à-dire des genres qui, à l'époque, n'étaient pas très recherchés par les collectionneurs. Nous pouvons dire que dans ce domaine Jiří Karásek a joué un rôle de pionnier. En même temps il collectionnait aussi l'art polonais et slave. La conception de sa galerie était donc basée sur deux thèmes dominants - l'art graphique et l'art slave contemporain. »
Jiří Karásek, qui n'est pas un homme riche, réussit pourtant à rassembler près de 40 000 objets d'art. Sa galerie devient une des collections privées les plus importantes en Europe et sa bibliothèque compte quelque 50 000 volumes. En 1925, il fait don de sa collection au Sokol, l'association gymnique tchécoslovaque. La galerie est ouverte au grand public et Jiří Karásek devient son directeur et conservateur. Il s'occupera de sa collection pratiquement jusqu'à sa mort en 1951.
L'étiquette du décadentisme
Après la Deuxième Guerre mondiale, la situation politique et sociale en Tchécoslovaquie n'est plus favorable à Jiří Karásek, esthète non-conformiste qui n'a jamais caché son individualisme et a osé braver l'opinion publique et à défendre ouvertement l'homosexualité. C'est la période du réalisme socialiste, une doctrine esthétique importée de l'Union soviétique à laquelle Jiří Karásek ne pourra jamais adhérer. Il se trouve donc de plus en plus isolé et il meurt presque oublié.
Ce n'est que dans les années 1990 que son œuvre émerge de l'oubli. Les historiens de la littérature s'intéressent de nouveau au décadentisme tchèque et on publie les Mémoires inédits de Jiří Karásek. Il y en a qui considèrent même que c'est justement dans son œuvre que les principes du mouvement décadent sont appliqués de la façon la plus inconditionnelle. Jiří Karásek a eu donc beau tout faire pour débarrasser son œuvre des connotations décadentes, 70 ans après sa mort, la vignette du décadentisme contre laquelle il protestait, est toujours bien collée sur sa poésie et sa prose et c'est à elle qu'il doit en partie le récent regain d'intérêt pour son œuvre.