L’idée de la décadence dans les lettres et les arts des pays tchèques

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En 2006 s’est déroulée dans la maison municipale de Prague l’exposition intitulée « Dans les couleurs maladives. Idée de la décadence dans les pays tchèques 1880-1914 ». Ces jours-ci, deux expositions, à l’Hôtel de ville de Bruxelles et au Musée Félicien Rops de Namur, reviennent sur le phénomène spécifique de la décadence dans les arts tchèques et permettent au public belge de le découvrir.

Les expositions «Décadence. Pays tchèques 1880-1914» organisées en accompagnement de la Présidence tchèque de l’Union européenne, sont une occasion de s’entretenir avec leur commissaire Otto Urban sur ce phénomène important de l’évolution artistique des pays de la couronne tchèque qui s’est manifesté dans la littérature, les arts plastiques, la musique et dans toute la vie culturelle:

Otto Urban
«L’idée de la décadence tchèque a surgi dans une situation qui s’était produite dans le milieu tchèque après l’achèvement de la construction du Théâtre national de Prague, donc dans les années 1880, où il semblait que le concept de l’art national lié avec la résurrection nationale tchèque avait été accompli. Il en a résulté un certain vide que les artistes désiraient combler. Ils cherchaient donc un autre grand thème et ils ont réalisé qu’il était important de s’opposer au concept national et de s’ouvrir aux influences étrangères. Les décadents, au moins au début de leur mouvement, s’efforçaient d’intégrer l’art des pays tchèques dans le contexte culturel européen.»

Le poète et peintre Karel Hlaváček, figure de proue de la décadence tchèque, constate dans un essai intitulé « Nationalisme et internationalisme» qu’il est égal si une œuvre est peinte par un Italien, un Français ou un Allemand, mais que c’est l’œuvre elle-même et ses qualités qui sont décisives pour lui. C’est grâce aux milieux décadents que sont traduites en tchèque et publiées, vers la fin du XIXe siècle, des dizaines d’œuvres importantes de la littérature européenne et mondiale. Des auteurs comme Friedrich Nietzsche, Oscar Wilde, Joséphin Péladan, Joris Karl Huysmans et autres deviennent accessibles au lecteur tchèque. Otto Urban rappelle cependant que les décadents ont publié aussi certaines œuvres de ces auteurs en version originale, par exemple dans des revues artistiques tchèques, pour donner à leur mouvement le caractère international:

«L’influence de la culture française a été, on peut dire, dominante. A partir des années 1850, Paris était considéré par les artistes tchèques comme la capitale du monde artistique. Ce n’était pas Vienne, ni Munich, ni Berlin, mais Paris. Et l’orientation dominante vers la France a subsisté jusqu’à la Première Guerre mondiale. C’est le livre ‘A rebours’ de Huysmans qui a joué le rôle clé dans nos milieux décadents. Une influence importante a été exercée par les peintres Gustave Moreau et Odilon Redon et nous pourrions donner toute une série d’autres noms qui ont modelé le visage du mouvement décadent tchèque.»

Vers la fin du XIXe siècle, Prague entretient cependant aussi des rapports privilégiés avec Berlin et Cracovie et les influences allemande et polonaise laisseront donc leur empreinte dans l’art de nos décadents. Toujours est-il que ce sont les lettres et les arts français qui auront marqué le plus profondément la création des artistes décadents de Bohême et de Moravie. Otto Urban met l’accent aussi sur le rôle des artistes décadents d’origine allemande:

«L’exposition n’a pas été conçue comme celle de l’art décadent tchèque mais comme l’art décadent dans les pays de la couronne tchèque. Nous avons donc réservé dès le début une place importante au groupe d’auteurs d’origine allemande. Ils sont jusqu’à aujourd’hui négligés par les Tchèques, par les Autrichiens et par les Allemands qui ne les considéraient pas comme leur compatriotes. Ils sont donc oubliés, encore aujourd’hui, dans les projets d’exposition. August Brehmse, Richard Teschner, Hugo Steiner Prag mais aussi par exemple Alfred Kubin sont les noms qui illustrent la pluralité de la culture pragoise de l’époque.»

Evidemment il y a des exceptions comme Franz Kafka, célébrité qui est perçue aujourd’hui comme faisant partie de la culture pragoise. Otto Urban insiste cependant sur le rôle du groupe d’auteurs allemands moins connus ayant vécu, étudié et travaillé à Prague.

Pour les expositions de Bruxelles et de Namur ont été réunis les œuvres de toute une pléiade d’artistes tchèques connus ayant tous été marqués par le mouvement de la décadence. Outre le poète et peintre Karel Hlaváček, il s’agit entre autres des sculpteurs František Bílek et Ladislav Šaloun et des peintres Max Švabinský, Alfons Mucha, Jan Preisler, František Kaván, Jan Zrzavý, František Kobliha. Parmi les artistes moins connus Otto Urban a sélectionné par exemple Jaroslav Panuška et Jaroslav Mandl. Otto Urban refuse cependant de limiter l’art décadent à la période entre 1880 et 1914 et constate que le phénomène nous accompagne encore aujourd’hui:

«Je penche de plus en plus pour l’idée que la décadence ou ce qui est décadent est un des aspects de la modernité. Cela signifie que nous pouvons trouver des éléments décadents déjà dans les œuvres de Francisco Goya, de Heinrich Füssli et de William Blake (…) Et je vois la décadence comme une des qualités de l’art moderne depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les expositions à Prague, Bruxelles et Namur sont donc une première tentative d’analyse du phénomène qui devrait être suivie, l’année prochaine, d’un autre projet d’exposition qui aura lieu dans la Galerie Rudolfinum à Prague et se penchera sur le phénomène de la décadence exclusivement dans le contexte de l’art contemporain et de la culture de notre temps.»