Charles IV ou « la conscience précoce d’un destin royal » (I)
En 2020, les éditions Fayard ont publié Charles IV : un empereur en Europe, un ouvrage que l’on doit à l’historien français Pierre Monnet. Dans ce travail inédit dans l’historiographie française, on y découvre un roi de Bohême et empereur aux multiples facettes, à la fois lettré, grand voyageur, polyglotte, stratège des alliances matrimoniales destinées à consolider son pouvoir dynastique, mais aussi mécène et collectionneur de reliques, un personnage qui est aussi l’auteur d’une autobiographie unique en son genre à son époque puisqu’il l’a écrite à la première personne du singulier. Un souverain qui, on le sait, entretenait des liens forts avec le royaume de France où il a passé une partie de son enfance. Directeur d’étude à l’EHESS et directeur de l’Institut franco-allemand de sciences historiques et sociales de Francfort sur le Main, Pierre Monnet a répondu aux questions de RPI, revenant sur son travail et ses recherches pour élaborer la toute première biographie en français de ce personnage historique majeur de l’histoire tchèque.
« Le personnage n’avait jamais fait l’objet d’une biographie en français, ni même d’une étude approfondie, alors qu'il est quand même très lié à son époque à l’histoire du royaume de France. Il était assez présent chez les chroniqueurs et dans le souvenir des historiens français au XVe siècle. Puis, il y a eu une sorte d’éclipse. Et il n’a été reçu et connu qu’à travers ce manuscrit des Grandes Chroniques de France pour le voyage en France qu’il fait en 1378. Mais c’était une apparition un peu fugitive. Au fond, j’ai trouvé que l’époque et le personnage demandaient qu’on le fasse connaître au public français : un roi et empereur en temps de crise, l’image d’une certaine Europe qui se met en place au XIVe siècle, une façon de gouverner, une culture politique qui devait nous dire des choses six siècles plus tard. »
C’est presque étonnant en effet qu’il n’y ait pas eu de travail majeur sur ce souverain en français auparavant, compte tenu de ses liens historiques avec la France. L’exercice de la biographie peut à nos yeux sembler parfois daté, pourtant il peut être intéressant d’envisager un personnage historique dans sa globalité. A cet égard, comment avez-vous conçu cette biographie ?
« C’est vrai, c’est une bonne question car avant même de s’intéresser à un personnage, l’historien doit se poser la question de la méthode, de l’utilité de l’exercice surtout dans un temps où les historiens sont séduits par un autre type de récit historique qui est d’abord très marqué par la mode de l’histoire globale. On choisit de très grandes périodes, de très grandes régions. On étudie l’histoire du monde, des circulations, ce qui permet de décentrer l’Europe, de la remettre dans un contexte qui la sort d’une attention trop centralisée, trop européanisée comme on l’a eu trop longtemps sans doute. Donc on peut en effet se demander pourquoi dans un temps de grande histoire globale choisir la focale sur un siècle, mais dans ce siècle-là un seul personnage. »
« On retrouve là les interrogations qui ont été celles du XXe siècle, à commencer par l’Ecole des Annales qui longtemps a tenu l’exercice biographique pour démodé, trop cadré, trop personnalisé, trop centré sur une seule perspective. De ce point de vue, le grand modèle que j’ai eu est le Saint Louis de Jacques Le Goff. Je ne prétends pas avoir fait un ouvrage équivalent qui puisse concurrencer quelque chose qui reste sous sa plume comme quelque chose d’exceptionnel. Mais sa méthodologie, c’est aussi le fait qu’on n’écrit pas une biographie pour écrire une biographie du premier jour de la naissance jusqu’à celui de la mort. Si l’historien veut aller plus loin, je me suis inspiré de ses recommandations qu’on peut lire dans son introduction, soit choisir un personnage qui ait une densité et une complexité suffisantes pour qu’on puisse poser à son propos des problèmes généraux. »
Quels sont-ils dans le cas de Charles IV ?
« Ces problèmes généraux me semblent être de deux natures fondamentales. La première c’est : par la façon dont Charles IV se met en scène, dont il sait écrire et imager son action, tout cela parle-t-il en faveur d’un processus d’individualisation ? La personne commence-t-elle à prendre des contours nouveaux au XIVe siècle ? Je le pense, et je développe cette hypothèse dans le livre. La seconde dimension, c’est de savoir si ce personnage marque une inflexion sur divers plans, notamment politique : une manière d’être roi qui change par rapport à ce qu’on a connu jusqu’au XIIIe-XIVe siècle, et aussi à travers son action, une réorientation générale de la géopolitique de l’Occident de ce temps. L’hypothèse que je formule, c’est qu’à travers Charles IV, l’est et l’ouest de l’Europe se rapprochent dans un axe Paris-Prague qui permet à cette Europe de se concevoir dans un sens que l’on connaît plus aujourd’hui. Soit une Europe plus ramassée, continentale et centrée sur elle-même, se coupant un peu de la Méditerranée mais aussi du monde byzantin et orthodoxe. J’ai voulu par-là essayer de proposer une autre perspective. Par chance, ce roi et empereur du XIVème siècle a bénéficié de nombreux éclairages venant d’autres régions que la Bohême, notamment l’Allemagne. »
Quelles ont été vos sources puisque vous n’êtes pas tchécophone ?
« Evidemment pour les auditeurs tchèques qui vont nous écouter, il est clair qu’il y a beaucoup de travaux sur Charles IV en tchèque. Personnellement je ne lis pas le tchèque, je suis incapable de pouvoir recevoir tous ces travaux. En même temps, j’ai de bons collègues à l’université Charles de Prague, qui m’ont orienté et fait visiter les bons lieux. J’ai eu aussi un doctorant tchèque devenu docteur, qui a beaucoup travaillé sur les relations entre le royaume de France et le royaume de Bohême. Cela m’a beaucoup aidé. »
Charles IV est un souverain particulier en cela qu’il a rédigé son autobiographie, la Vita Caroli, que vous avez traduite du latin avec Jean-Claude Schmitt. Ce n’était pas chose courante à l’époque. Quel était la destination et l’objectif de ce texte ? Etait-ce une manière de faire date ? Vous parliez de la « représentation de soi-même », c’est dans cette vision qu’il a écrit ce texte ?
« Tout à fait, c’est exceptionnel, non pas qu’on ait une seule autobiographie royale au Moyen Age, car d’autres rois notamment en Aragon et en Suède, ont écrit sur eux-mêmes, mais pas sous une forme aussi aboutie, aussi structurée que le fait Charles IV dans cette Vita Caroli. C’est donc vraiment un document exceptionnel. Second élément qui peut éclairer aussi l’importance de ce texte, il décide vraiment dans toute une partie du texte d’employer la première personne du singulier, c’est-à-dire il parle en disant ‘je’, ce qui est quand même différent. Les rois de France, eux, sont tellement convaincus de la souveraineté et de l’excellence du titre de roi de France, qu’ils choisissent de laisser écrire les autres sur eux, donc le roi de France s’écrit à la troisième personne du singulier. »
« Le contenu aussi de cette Vita m’a paru absolument extraordinaire, dans la mesure où ce n’est pas un récit tout à la gloire de Charles IV puisqu’il dévoile des aspects que l’on ne trouve pas forcément ailleurs. Par exemple, les relations difficiles parfois avec son père, Jean l’aveugle, le roi de Bohême de la première moitié du XIVème siècle venu du Luxembourg. D’autre part, il évoque les difficultés qu’il a rencontrées dans les campagnes militaires en Italie, mais aussi les difficultés qu’il a eues à se réapproprier en quelque sorte un royaume de Bohême qu’il ne connaissait pas si bien que cela, et qu’il a trouvé dans un Etat pas forcément formidable lorsqu’il est revenu au début des années 1330. »
« Autre élément qui m’a semblé important, ce sont des passages dans lesquels il dévoile quelque chose de très moderne lorsqu’il parle de ses rêves, de ses peurs, de ses doutes, c’est quelque chose qui pour un roi est tout à fait singulier. La fonction de ce texte a toujours interrogé, je ne prétends pas non plus apporter une réponse définitive. Comme vous le savez, le texte s’arrête en 1346, c’est-à-dire au moment où il est élu pour la première fois roi des Romains, ou futur empereur de l’empire romain germanique. Donc à cette date il n’est pas encore roi de Bohême et ni empereur. On peut donc se demander : mais pourquoi écrire un texte comme ça à la première personne pour raconter son itinéraire et s’arrêter avant tous les évènements glorieux du règne ? Je crois qu’on a là une clé d’interprétation de ce texte qui est à la fois un texte de jeunesse, de position politique, d’étape et au fond qui annonce presque un programme qu’il va ensuite réaliser en tant que roi et empereur. C’est quelqu’un qui m’a toujours semblé jouer sur plusieurs palettes de documents. »
Y a t-il une forme de conscience de son destin, même s’il ne peut pas prédire l’avenir, une espèce de prescience où il sait qu’il a une destinée qui l’attend et il a besoin peut-être d’appuyer ce futur sur cette autobiographie, sur une réflexion sur soi-même ?
« Absolument, ce qui m’a beaucoup frappé en essayant d’approfondir ce personnage, c’est qu’il a une conscience précoce d’un destin royal qu’il va appuyer sur deux directions. La première pour son royaume de Bohême car il a aimé être le roi de ce royaume et il a aimé Prague. L’autre, c’est qu'ayant reçu le titre royal puis impérial du saint empire romain germanique, l’idée que cette couronne a quelque chose de particulier, c’est-à-dire un pouvoir universel à l’égal du Pape, qui le place au-dessus des autres rois, y compris en théorie du roi de France. »
« Je crois donc qu’il a voulu aussi appuyer cette souveraineté, ce caractère particulier de la couronne impériale. Et puis, cette conscience d’un destin précoce, il faut la rapporter à sa jeunesse. En effet, les sept années qu’il passe à Paris entre l’âge de 7 et 14 ans ont été fondamentales, car il est arrivé comme le fils d’un roi de Bohême à un moment où personne n’imagine que les Luxembourg puissent avoir un destin à travers lui, qui va durer à travers ses fils en particulier Sigismond au XVème siècle. J’essaye toujours de dire, imaginons Sigismond qui aurait eu des fils et qui auraient continué une grande politique dynastique, et donc imaginons ce qu’aurait été à l’époque moderne une Europe des Luxembourg et non pas une Europe des Habsbourg. Tout cela me semble être en germe dans la manière d’être roi pour Charles IV. »
Suite et fin de cet entretien avec Pierre Monnet la semaine prochaine.