Les « vies posthumes » de Charles IV
La dynastie des Luxembourg a donné plusieurs empereurs du Saint-Empire en même temps que plusieurs rois de Bohême, dont le plus illustre d’entre eux, Charles IV. Doctorant à l’Université Toulouse Jean Jaurès, Quentin Dylewski achève actuellement une thèse sur cette dynastie impériale. Il est aussi l’auteur d’un récent article dans la revue Perspectives médiévales sur Charles IV en tant que « Père de la patrie tchèque ». Dans l’entretien qu’il a accordé à Radio Prague, il a d’abord brièvement présenté le personnage…
Empereur des Romains et roi de Bohême
« Charles IV n’est pas toujours facile à définir. Pour faire très simple, on va avant tout le situer d’un point de vue chronologique. Charles IV est un empereur du Saint-Empire et un roi de Bohême du XIVe siècle. Il naît en 1316 à Prague et il meurt en 1378 à Prague également. Il est donc au cours de son existence roi des Romains, puis empereur des Romains en 1355 et également roi de Bohême de 1346 à 1378. Avec cette double couronne, il est l’une des personnalités importantes du XIVe siècle, en Europe centrale et pas uniquement, puisqu’il intervient également sur d’autres territoires, ce qui le rend d’autant plus intéressant. Il est couronné roi d’Italie, il est couronné de Bourgogne. C’est un des personnages majeurs de cette époque qui, de plus, nous est assez bien connu puisqu’il a laissé une autobiographie, qui a d’ailleurs été éditée en français il y a quelques années. »
Il est important aussi pour la Bohême puisqu’il a fait de Prague la capitale du Saint-Empire, sa capitale…
« Oui, bien sûr, il a effectivement largement laissé son empreinte dans la République tchèque d’aujourd’hui, donc dans la Bohême de l’époque, à la fois avec un ensemble de fondations de villes, de forteresses, la fondation de la Nouvelle-ville de Prague. Prague connaît effectivement son essor au moment du règne de Charles IV, qui devient capitale de l’empire et qui accueille une population toujours grandissante, notamment en lien avec la fondation, par Charles IV, de l’Université. »
Charles IV et l’internationalisation de la dynastie des Luxembourg
Charles IV est un représentant de la dynastie des Luxembourg, laquelle est au cœur de votre thèse. De qui parle-t-on quand on parle des Luxembourg et comment cette dynastie, qu’on pourrait penser cantonnée autour du duché de Luxembourg, s’est-elle retrouvée en Europe centrale, du côté de la Bohême ?
« C’est un petit peu un hasard de l’histoire qui a fait que cette dynastie des Luxembourg, qui trouve évidemment son siège original du côté du comté de Luxembourg à l’époque – avant que cela devienne un duché puis plus tard un grand-duché –, s’est trouvée solidement implantée en Europe centrale. C’est l’une des dynasties majeures de l’espace impérial au XIVe et XVe siècle qui se disputent le trône impérial. Pour faire très simple, on a trois familles qui se disputent le pouvoir à ce moment-là. Ce sont les Wittelsbach, les Habsbourg et les Luxembourg.Les Luxembourg sont les derniers venus sur la scène internationale, puisqu’ils sont parvenus au pouvoir un petit peu par hasard, au début du XIVe siècle, avec l’élection en 1308 d’Henri VII. Il avait été choisi d’une certaine manière pour ne pas avoir de souverain réellement puissant, pour que les grands féodaux puissent continuer à bénéficier d’une certaine autonomie, mais Henri VII réussit à transformer cette petite dynastie en dynastie internationale. On a eu plusieurs rois des Romains, issus de cette dynastie des Luxembourg. Après Henri VII, il y a eu son petit-fils, Charles IV, dont on a déjà parlé, et ensuite, les deux enfants de ce dernier, Venceslas (de 1376 à 1400 pour le titre de roi des Romains) et Sigismond (roi des Romains puis empereur des Romains de 1411 à 1437).
C’est donc une dynastie importante à l’échelle européenne et réellement ‘neuve’ au début du XIVe siècle. Ce qui est intéressant c’est que, pour ancrer son pouvoir, Henri VII savait qu’il fallait avoir des terres pour avoir une assise territoriale suffisante et pour continuer à entretenir la puissance de sa dynastie, lui qui n’était qu’un simple petit comte du Luxembourg à l’origine. Et il a su tirer profit des troubles politiques qui agitaient à ce moment-là le royaume de Bohême pour installer, avec l’accord d’une partie de la noblesse tchèque, son fils Jean de Luxembourg, ou Jean l’Aveugle, lui aussi une figure assez connue, en tant que roi de Bohême de 1310 à 1346.C’est un petit peu grâce à cette implantation due au hasard, que la dynastie s’est ensuite développée principalement en Europe centrale, notamment grâce à la politique de mariages de Charles IV, qui marie ses enfants à des princes soit hongrois, soit allemands et lui-même épouse aussi des princesses polonaises. Là on a vraiment à partir du milieu du XIVe siècle une implantation de la dynastie en Europe centrale et ce jusqu’à la fin de Sigismond qui meurt donc en 1437. »
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous pencher sur cette dynastie ? Durant vos études, vous êtes passé par Prague. Est-ce que cela a joué un rôle ? Par ailleurs, vous vous intéressez à l’idéologie politique de la dynastie impériale des Luxembourg. Que faut-il entendre par là ?
« Effectivement, c’est clairement suite à des échanges avec l’Université Charles de Prague, que je me suis voué à l’étude de cette dynastie. A l’origine, c’est justement la publication de l’autobiographie de Charles IV en français qui m’avait poussé à faire mon travail de recherche de Master 2 sur Charles IV. Et en effectuant ce travail de recherche, en étant d’ailleurs en échange à l’université de Prague au sein du séminaire franco-tchèque, de fil en aiguille il m’est finalement apparu impossible de parler de Charles IV sans parler ni de son père, ni de son grand-père, ni de ses enfants. C’est ainsi qu’est né ce travail de recherche, d’une volonté d’étudier cette dynastie sur la longueur, dans le temps long, depuis son essor au début du XIVe siècle jusqu’à la mort de Sigismond.En ce qui me concerne, mon intérêt étant principalement lié à une histoire politique, j’ai essayé de m’intéresser avant tout à la conception du pouvoir de cette dynastie, du pouvoir impérial. Que ce soit Henri VII, qui est le premier roi des Romains depuis très longtemps à réussir à se faire couronner empereur en Italie, que ce soit ensuite avec Charles IV qui lui aussi fait le voyage d’Italie, Sigismond qui lui aussi arrive à aller se faire couronner à Rome, on voit bien chez cette dynastie une volonté de maintenir un certain héritage purement romain.
L’intérêt pour moi, c’était de faire véritablement une étude sur le temps long, pour identifier les évolutions et les permanences dans la conception du pouvoir de cette dynastie, pour, en quelques mots, essayer de percevoir comment ils arrivent au pouvoir, comment ils comprennent le pouvoir, comment ils le conçoivent, comment ils cherchent à le légitimer, le justifier, et comment ils cherchent évidemment à se le transmettre. »
Une figure mobilisable selon les contextes
J’en viens à votre article, publié dans la revue Perspectives médiévales, dans lequel vous étudiez dans le temps long les « vies posthumes » de Charles IV, quelles ont été les réappropriations de son image à travers le temps. Il y a notamment un moment important au XIXe siècle avec le Réveil national tchèque. A ce moment, qu’est-ce qui se joue autour de l’image de Charles IV ?
« C’est vrai que Charles IV est un personnage qui exerce une certaine fascination depuis tout de même assez longtemps. Il a lui-même contribué à cela en ayant un certain nombre de chroniqueurs qui ont véritablement contribué à développer une image favorable du personnage. Très vite, on a une image posthume positive qui s’est constituée. On en constate des réminiscences de temps à autre et au moment du Réveil national du XIXe siècle, évidemment la figure de Charles IV, qui reste toujours un peu dans les têtes, est largement utilisée.Pour l’historien František Palacký, il s’agit plutôt d’un moyen de concilier un destin qui serait à la fois occidental et central pour la Bohême, une sorte de pont entre les deux mondes et que Charles IV peut incarner, puisqu’il est en plus le bâtisseur du pont Charles et qu’il a toujours été à la tête de ses deux couronnes, la couronne impériale romaine, évidemment basée en Allemagne, et la couronne tchèque. Dans un premier temps, il est donc largement réutilisé par ceux que l’on a appelés les ‘éveilleurs’, puisque c’est le représentant d’une période vue comme glorieuse. Personne n’a tendance à le contester et en plus de cela, c’est une célébration qui peut être acceptée des Allemands de Bohême, dont beaucoup sont favorables à cette vision.
Ensuite, il y a de larges évolutions tout au long du XIXe siècle puisque, à l’inverse, à partir du moment où certains partisans du réveil national radicalisent leurs propos, Charles IV est parfois perçu comme trop complaisant vis-à-vis des Allemands, pas assez tchèque. C’est une utilisation qui varie un peu en fonction des besoins du moment mais c’est quelque chose que l’on observe tout au long du XIXe siècle. »
Comment en vient-on alors à cette idée de « Père de la patrie tchèque » ? Cela peut paraître surprenant pour un empereur – vous le mentionnez dans votre article -, qui a reçu une éducation française, qui est plutôt d’ascendance germanique…
« C’est vrai que c’est quelqu’un dont la famille est issue des marges à la fois germaniques et françaises. Effectivement, il a plutôt grandi en France et pourtant on l’a utilisé comme ‘Père de la patrie’ en tchèque au XIXe siècle. Il faut voir là déjà, à mon avis, la conséquence de certains écrits médiévaux, puisque lors de l’enterrement de Charles IV un sermon avait été prononcé dans lequel l’usage du Pater patriæ avait été prononcé. A partir de ce Père de la patrie en latin, qui était une référence à l’antique somme toute classique et pas très étonnante, à partir de cette référence, on a voulu plaquer les nouvelles conceptions sur cette expression et on l’a ‘tchéquisée’ d’une certaine manière. D’autant plus que Charles IV a aussi une mère qui est, quant à elle, d’origine přemyslide, donc est issue de la dynastie ‘nationale’ tchèque et, par conséquent, on a insisté sur la dimension véritablement patriotique et nationale que l’on peut trouver dans cette expression. »
Finalement cette œuvre, en quelque sorte de communication, de Charles IV et des auteurs médiévaux, a formidablement fonctionné puisque, vous le citez dans votre article, en 2005, dans une émission de la Télévision publique tchèque, Charles IV a été désigné « le plus grand des Tchèques » de l’histoire. Aussi, en 2016, on a assisté à des célébrations en grande pompe du 700e anniversaire de Charles IV. Dans quelle mesure, ces deux éléments en disent peut-être davantage sur les Tchèques eux-mêmes que sur Charles IV ?
LIRE & ECOUTER
« C’est vrai que Charles IV a connu une vie posthume particulièrement grandiose ces derniers temps. Evidemment, c’est une réussite posthume au-delà de toute espérance pour ceux qui avaient travaillé à sa gloire de son vivant. En réalité, Charles IV n’a jamais été totalement oublié, même s’il y a eu des périodes durant lesquelles sa figure a été moins mise en avant, notamment durant la période tchécoslovaque. Mais depuis les années 1990 et surtout depuis 1993, Charles IV est désormais réellement le personnage peut-être le plus mis en valeur par les différents pouvoirs. Il y a un événement peut-être symbolique mais néanmoins intéressant, c’est que pendant la période soviétique, on avait des billets de 20 et de 25 couronnes, frappés de l’effigie de Jan Žižka et depuis 1993, nous n’avons plus Jan Žižka, mais nous avons Charles IV qui a fait son apparition sur les billets de 100 couronnes. C’est anecdotique mais néanmoins intéressant à relever.
On peut trouver plusieurs explications à cette réévaluation de la figure de Charles IV, entre autres le passage d’un tropisme plutôt oriental pendant la période communiste à une période plutôt propice au rapprochement avec l’Ouest, notamment avec l’Allemagne. Dans ce contexte, Charles IV est évidemment très pratique. En tant que roi de Bohême et empereur des Romains, il permet de s’inscrire véritablement dans la famille occidentale. Accessoirement, il permet aussi d’écarter certaines figures qui avaient été beaucoup utilisées par les communistes, ce qui a pu peut-être également leur nuire sur le plan mémoriel ces dernières années. »