« Chez Charles IV, la conscience des tensions du XIVe siècle provoque un sursaut du rôle du souverain » (II)
En 2020, les éditions Fayard ont publié Charles IV : un empereur en Europe, un ouvrage que l’on doit à l’historien français Pierre Monnet. Dans ce travail inédit dans l’historiographie française, on y découvre un roi de Bohême et empereur aux multiples facettes, à la fois lettré, grand voyageur, polyglotte, stratège des alliances matrimoniales destinées à consolider son pouvoir dynastique, mais aussi mécène et collectionneur de reliques, un personnage qui est aussi l’auteur d’une autobiographie unique en son genre à son époque puisqu’il l’écrit à la première personne du singulier. Un souverain au règne marquant et qui semble marquer une sorte d'âge d'or, alors même que le continent européen est un champ de bataille à l'ouest avec la Guerre de Cent ans, et que la Grande peste de 1348 fait des ravages. Un paradoxe que nous avons examiné avec Pierre Monnet, directeur d’étude à l’EHESS, directeur de l’Institut franco-allemand de sciences historiques et sociales de Francfort sur le Main, et auteur de cette biographie. Dans la deuxième partie de cet entretien, nous avons également évoqué plusieurs autres jalons importants du règne de Charles IV.
Charles IV a doté l’empire de ce qu'on appellerait aujourd'hui une constitution, la Bulle d’or – en quoi est-ce un geste impérial important ?
« C'est en effet la bonne formule : un geste impérial... Il y a d'abord le fait que 1356, c'est un an après le couronnement impérial de Rome. Il adopte cette constitution, si l'on veut employer ce terme moderne, en étant empereur. C'est déjà quelque chose de très important. Cela lui permet d’apposer sur ce diplôme une bulle en or, très pesante, très grande, cette bulle impériale qui donnera son nom au document. Ensuite, c'est un texte qui est tout à fait conforme à ce qu'est devenu l'empire au XIVe siècle. Charles IV a une bonne intuition politique en disant que ce qu'il est devenu, il ne peut le gouverner, le construire contre les princes. Les principautés en Allemagne sont devenues tellement importantes, pesantes, qu'on ne peut avoir qu'un empire reposant sur ce que les historiens allemands appellent le 'dualisme', c'est-à-dire une forme de partage entre ce qui ressort du pouvoir de l'empereur et ce qui ressort du pouvoir des princes-électeurs, dans une sorte de répartition à la fois politique, institutionnelle et géographique des choses. Ce qui, si on veut aller vite, fonde semble-t-il une sorte de tradition dans l'histoire allemande que l'on appellera plus tard le fédéralisme : pas de grande capitale centralisée, pas de région ou d'Etat qui s'impose aux autres - en tout cas jusqu'au XIXe siècle, où on aura la Prusse et tous les travers de l'histoire allemande du XXe siècle. C'est une répartition des forces, des fonctions. »
« Mais attention, lorsque la Bulle d'or nomme les sept électeurs qui vont élire seuls le roi des Romains, appelé à devenir empereur, il y a trois électeurs ecclésiastiques, les archevêques traditionnels de Trèves, Cologne et Mayence, soit le vieil axe carolingien, toutes ces provinces germaniques christianisées assez tôt. Mais regardez les quatre autres électeurs laïcs, le duc de Saxe, le margrave de Brandebourg, le roi de Bohême lui-même et le comte palatin : ils ont tous leur influence territoriale beaucoup plus à l'est. »
Encore une fois Charles IV fait la jonction entre l'est et l'ouest...
« Exactement ! Avec d'ailleurs une habileté politique : il met lui-même le roi de Bohême dans le jeu et au centre du jeu. Il est dedans et dehors. Et comme à la fin de son règne, il va mettre la main sur le margraviat de Brandebourg, il assure ainsi déjà deux voix pour la dynastie des Luxembourg. Ceci montre toute la souplesse de ce texte constitutionnel qui pose le principe électoral : le roi des Romains est un roi élu, donc nous sommes aux antipodes des traditions du royaume de France, d'Angleterre, et bientôt d'Espagne, où c'est plutôt le principe dynastique de succession de père en fils qui prévaut. Mais cette élection n'est pas incompatible avec la poursuite d'une politique dynastique – et les Luxembourg vont le faire jusqu'à Sigismond. »
Les Luxembourg sont d'ailleurs très forts en la matière : c'est ce que vous décrivez dans votre livre. Le maintien de la paix en Europe se fait moins par le biais des conflits – pourtant on est en pleine Guerre de Cent ans – que par des alliances, des mariages dynastiques...
« Voilà. Peut-être que cela enjolive la situation, mais je pense que cela rend compte d'un point important de la culture politique de Charles IV. Ce n'est pas qu'il n'ait jamais fait la guerre. Il participe aux campagnes italiennes dans les années 1330, il accompagne son père Jean l'Aveugle sur le champ de bataille de Crécy en 1346, où il le voit mourir. Lui-même y est sans doute blessé. Il comprend, je crois, qu'il y a plus à perdre dans des batailles comme cela que par d'autres moyens, comme la diplomatie, l'alliance matrimoniale, la négociation – même la plus machiavélique, en achetant tel ou tel prince, en jouant les rapports de force. Charles IV n'est pas quelqu'un d'innocent, il sait très bien comment le jeu politique se joue au XIVe siècle. Vous l'avez dit, il a devant les yeux la Guerre de Cent ans – une guerre longue, épuisante. Et ce qu'il voit c'est que les royaumes de France et d'Angleterre en sortent totalement déstabilisés. C'est quelque chose qu'il ne veut pas pour son royaume de Bohême. Il meurt en 1378 et ne verra pas, heureusement pour lui, que le royaume de Bohême basculera lui-même dans une longue guerre avec le déclenchement des guerres hussites à partir de 1415. Quand on voit le bilan des guerres hussites pour le royaume de Bohême, on se dit rétrospectivement qu'il avait bien raison... »
Comment comprendre ce fameux dernier voyage de 1377-1378 qu’il entreprend pour se rendre en France au crépuscule de sa vie – Charles IV meurt quelques mois plus tard en 1378. Il s'y rend pour rencontrer son neveu le roi de France. C’est un voyage marquant à de nombreux égards, le fait qu’il soit âgé n’étant pas le moindre des aspects, sans compter qu’il part en plein hiver ! En quoi ce voyage est-il si important pour qu'il prenne tous ces risques ?
« Oui, c'est un voyage périlleux, fatigant. Il y a évidemment la météo. Mais les conditions même du voyage à l'époque sont particulières : on doit traverser des rivières, prendre des chemins boueux, on traverse des forêts sombres, on tombe malade. La peste n'est pas finie à l'époque – les gens en Europe vivront avec elle jusqu'au XVIIIe siècle. Les gens ont en tête que l'épidémie est là – c'est très actuel avec nos réflexions actuelles sur le Covid-19, on voit bien qu'après dix, douze mois on n'en peut plus... Mais les médiévaux et les gens de l'époque moderne savent que la maladie fait partie de la vie, elle est là, et il faut vivre avec pendant très longtemps. Il y a donc ce risque de traverser des régions infestées d'épidémie. »
« Alors pourquoi prendre en effet tous ces risques ? C'est en effet un empereur âgé, il souffre sans doute de crises d’arthrite, il a un squelette qui lui fait mal donc il faut considérer le fait que passer des semaines sur un chariot bringuebalant, c'est douloureux. »
« Il y a deux choses. Il y a d'abord, et il ne faut pas le nier, une forme de nostalgie. Il sent que sa vie approche de sa fin, et il a toujours gardé en mémoire la nostalgie de ces belles années parisiennes du début. Il veut revoir Saint-Denis, Vincennes, la Sainte-Chapelle, le Louvre. Il veut revoir son neveu Charles V de France. Les liens familiaux sont importants, il parle français et connaît bien cet espace. Il veut aussi voir les reliques. Charles IV, on le sait, est un empereur très pieux. La religion, les reliques, la piété comptent énormément pour lui. Une des hypothèses du livre, c'est qu'il s'est vu en roi saint après sa mort, en roi canonisé. Cela n'arrivera pas mais je crois que tout a été fait dans sa tête pour connaître le même destin que Saint Louis. Donc il veut voir les reliques du Christ, de la passion à la Sainte-Chapelle. Comme il est malade, il veut toucher d'autres reliques qui pourraient le guérir, le soulager. Cela le mènera à Saint-Maur-des-Fossés où se trouvent justement des reliques. »
« Et puis, il ne cesse pas d'être politique. Qui emmène-t-il avec lui ? Il emmène son fils avec lui, Venceslas, son héritier qui est déjà à cette époque, en 1378, roi de Bohême et roi des Romains, élu en 1376. Il sait que Venceslas lui succédera et veut s'assurer que la cour de France ne prendra pas ombrage de cette succession de trône à trône au sein des Luxembourg. C'est là qu'il y a le grand malentendu que j'essaye de décrire dans le livre. Charles IV vient avec cela en tête, et Charles V et la cour de France veulent un engagement de Charles IV en tant qu'empereur, aux côtés de la France, contre l'ennemi anglais. Et là, on se parle sans tout à fait se comprendre... »
Ma dernière question sera plus globale. On parlait du fait que le règne de Charles IV se déroule dans un siècle de crises : la peste, la Guerre de Cent ans, la crise de la chrétienté dont la Bohême connaîtra les soubresauts - et non des moindres - plus tard. Comment comprendre ce règne qui semble aux antipodes de ce qui se déroule autour ? C'est un règne qui semble important, durable, enraciné, lumineux, mais on a l'impression d'un contraste paradoxal avec qui se passe autour alors qu'il est totalement intégré dans ce siècle et dans cette Histoire...
« La réponse est justement dans ce paradoxe dont vous avez parlé, dans le fait que Charles IV a éprouvé le sentiment d'un siècle de fer, dur, de crises. Ajoutons à la peste et à la guerre, la crise économique, frumentaire etc, et la crise de la chrétienté. Ça se déchire un peu partout. On est dans la division, dans les tensions, et cela me semble constituer la clé de l'action de Charles IV : la conscience de ces tensions et de ces divisions provoque chez lui un surcroît, un sursaut du rôle de l'empereur, de la souveraineté, de l'image d'un roi sage, durable, qui au fond apporte un peu d'ordre dans ce désordre. C'est au fond l'image qu'il a voulu donner. Je ne dis pas que cette image est juste mais que c'est celle qu'il a voulu restituer et que d'ailleurs, certains chroniqueurs ont bien comprise. C'est une sorte de réponse à la crise des temps, de dire qu'il existe dans cette chrétienté latine occidentale, un pôle de stabilité, d'universalité qui peut donner la direction, qui est un empereur et roi sage, législateur etc. »
« Ajoutons à cela que nous sommes dans des mentalités médiévales où l'eschatologie, la conscience de la fin des temps est là. Or, beaucoup ont pu croire que la peste, la guerre, bientôt deux papes, puis trois papes, tout cela signalait l'arrivée de l'Antéchrist, que le diable était partout, que le monde aller s'écrouler... Il fallait donc qu'un certain nombre de principes montrent que le salut était là, que le gouvernement royal ça comptait, que des textes constitutionnels ce n'était pas rien, que la piété, les reliques, embellir les villes, les monuments, tout cela était une sorte de réponse à un temps qui partait dans tous les côtés et qui allait sans doute mal se finir. »