« Le communisme réformiste est l’aspect le plus daté et le plus raté du Printemps de Prague » (I)
Le Printemps de Prague, et son écrasement par les troupes du Pacte de Varsovie en août 1968, a représenté un tournant à la fois dans l’histoire de la Tchécoslovaquie communiste, mais également pour celle des partis communistes occidentaux, mondiaux même. Un nouvel ouvrage, paru en mars dernier en France aux éditions Codex, revient sur ces événements majeurs de l’histoire européenne du XXe siècle : Miroslav Novák est professeur de sciences politiques, il est l’auteur de ce livre intitulé Le Printemps de Prague, 1968. Une révolution interrompue ? C'est justement sur cette première interrogation que nous l’avons interrogé et notamment sur la question de la définition de ce Printemps de Prague, à savoir s’il s’agissait justement d’une réforme ou bien d’une révolution ?
« J’ai emprunté ce terme de ‘révolution interrompue’ à Gordon Skilling, ce grand historien canadien qui s’est spécialisé sur la Tchécoslovaquie. J’ai même eu la chance de faire sa connaissance et d’être cité par lui dans son ouvrage sur Masaryk qui a été d’ailleurs traduit en tchèque. Pourquoi j’ai choisi ce terme ? La raison de fond, c’est que j’estime que le Printemps de Prague ne peut pas être réduit uniquement au communisme réformiste. Selon moi, le Printemps de Prague est un phénomène complexe et multiforme. Certains de ses aspects sont plutôt révolutionnaires que réformistes. Les deux termes les plus utilisés, c’est d’un côté la réforme, de l’autre côté la révolution. Mon idée, c’est que le réformisme communiste est un aspect du Printemps de Prague, mais ce n’est pas tout le Printemps de Prague. Et ce n’est même pas son aspect le plus réussi. Au contraire, dans un de mes textes français, publié en décembre dernier et consacré au communisme réformiste, j’ai écrit que ce dernier était l’aspect le plus daté et le plus raté du Printemps de Prague. »
Il est intéressant de constater ce que vous rappelez au début de votre ouvrage : il y a eu des révoltes ouvrières dans les années 1950, en Tchécoslovaquie et dans d’autres pays du bloc de l’Est. C’est quelque chose d’intéressant parce que les ouvriers étant au cœur de la propagande communiste, ces révoltes étaient du plus mauvais effet. Quelles étaient les raisons de ces révoltes en Tchécoslovaquie – vous citez d’ailleurs spécifiquement la ville de Plzen dont vous êtes originaire – et quelles ont été conséquences pour les révoltés ?
« Avant de vous répondre, je dois rappeler que les plus grandes révoltes ouvrières n’étaient ni en Tchécoslovaquie, ni en Allemagne de l’Est, mais en Pologne et surtout en Hongrie en 1956. En Tchécoslovaquie, en 1953, ces révoltes ouvrières ont concerné plusieurs grandes villes industrielles du pays, mais particulièrement Plzen où se trouve une grande usine Skoda – qui ne s’appelait pas ainsi sous le régime communiste. On peut dire que l’impulsion première de cette révolte ouvrière était la réforme monétaire à l’occasion de laquelle de nombreux épargnants ont perdu leur argent. Mais très vite, cela a pris un aspect politique : les slogans des manifestants étaient très politiques, pas uniquement économiques. Et tout cela était très typique pour les régimes communistes : c’était pareil en Allemagne de l’Est la même année, et c’était similaire en Pologne et en Hongrie. En ce qui concerne Plzen, on a sous-estimé cette révolte. Mais Archie Brown, un grand spécialiste du communisme, a souligné à juste titre que c’est en Tchécoslovaquie que ces révoltes ouvrières ont commencé. »
Dans votre livre, vous expliquez que sur le long terme ces révoltes ouvrières ont donné naissance au communisme réformiste qui s’est incarné dans la génération menée par Alexander Dubček en Tchécoslovaquie et dans le mouvement du Printemps de Prague. Quelle définition donner du communisme réformiste ?
« A la suite de l’échec de ces révoltes ouvrières, à partir de 1957 disons, le phénomène prépondérant dans la plupart des pays communistes européens, c’est le communisme réformiste. Comment le définir le plus simplement ? Je dirais que c’étaient les communistes eux-mêmes qui voulaient faire une réforme. L’idée de base était que le communisme était quelque chose de bien, mais le stalinisme l’avait déformée. Il fallait donc revenir à l’idée originelle. Le terme de ‘réforme’ est d’origine religieuse. La réforme était donc un retour à l’idée originelle, à la pureté originelle. De façon analogue, on a utilisé ce terme en politique. L’idée de ces communistes réformistes était évidemment erronée. »
On a souvent beaucoup parlé du caractère économique de ce communisme réformiste en Tchécoslovaquie, mais vous expliquez que ce n’est pas réductible à cet aspect puisque cela touche, tout comme le communisme lui-même, tous les aspects de la vie des gens…
« Tout à fait. J’ai proposé une typologie des oppositions sous le communisme et j’ai souligné que le communisme réformiste concernait plusieurs dimensions. Il était donc multisectoriel, pas uniquement économique, mais en même temps politique et culturel. Ce sont ses trois aspects principaux. S’il n’y a qu’un seul aspect, ce n’est pas du communisme réformiste, ce sont juste des changements qui se limitent à une seule sphère. Prenez par exemple la Chine actuelle : elle a repris plus ou moins l’économie de marché, mais cela reste un régime communiste avec tout ce que cela comporte. On voit bien que les changements économiques à eux seuls ne peuvent pas véritablement changer les choses. »
En ce qui concerne le cas tchécoslovaque, le problème de ce communisme réformiste n’était-il pas sa verticalité ? Le fait qu’il réponde à des attentes profondes de la population avide de toute liberté après des années de verrouillage ne signifiait pas une adhésion à l’idéologie communiste en elle-même…
« Vous avez tout à fait raison. Les communistes réformistes voulaient réparer les crimes les plus notoires du stalinisme. Mais ils voulaient conserver les aspects essentiels du communisme, tandis que la population voulait aller plus loin. De nombreuses enquêtes d’opinion le montrent bien. Dubček et les autres représentants du Printemps de Prague ont relâché la pression, ils ont permis surtout la liberté des médias, ils ont supprimé la censure. C’était quelque chose de très important. C’est pour cette raison que je préfère ce terme de ‘révolution interrompue’ parce que la suppression de la censure était quelque chose d’inacceptable pour le régime communiste. Pourquoi l’URSS et d’autres pays du Pacte de Varsovie sont-ils intervenus en Tchécoslovaquie ? Justement parce qu’ils se rendaient bien compte que cette fin de la censure représentait une menace fondamentale pour le régime politique en place… »
« Pour revenir à votre question : oui, l’opinion publique voulait aller plus loin. D’ailleurs, il y a un côté amusant. Savez-vous pourquoi Dubček a utilisé cet instrument de la pression de l’opinion publique ? Il voulait se débarrasser complètement de Novotný, son prédécesseur. Antonín Novotný a été obligé de quitter sa fonction de premier secrétaire du PCT, la personne la plus puissante, et non le président ou le gouvernement. Donc Novotný n’était plus premier secrétaire du PC, mais il était toujours membre du présidium, du Politburo, et en même temps, président de la République. Dubcek voulait se débarrasser de lui et il a utilisé pour ce faire la libéralisation des médias qui ont attaqué la politique son adversaire. Cet instrument a bien marché, l’objectif a été atteint, mais il a aussi été dépassé. En réalité, Dubček ne voulait pas que cela aille aussi loin. »
Suite et fin de cet entretien vendredi 30 avril.