Le Printemps de Prague vu par Jiří Pelikán
Cinquantenaire oblige, l’année 1968 est partout à l’honneur. En Tchécoslovaquie, c’est une année cardinale, celle qui voit la relative libéralisation entamée depuis le début de la décennie éclore dans le Printemps de Prague et celle aussi de l’écrasement de ce mouvement avec l’invasion des troupes de Varsovie et du début de la reprise en main du pays par les communistes orthodoxes. Jiří Pelikán (1923-1999), alors directeur de la Télévision tchécoslovaque (ČST) a été un acteur et un témoin exceptionnel de ces événements. C’est à travers ses yeux que nous vous proposons de les revivre.
« On peut dire que le modèle socialiste, le système socialiste qui a été une copie du système soviétique, n’était pas convenable pour la Tchécoslovaquie, étant donné ses traditions démocratiques, étant donné sa structure économique, étant donné ses nécessités de liaison économique avec les pays de l’Europe de l’Ouest. Le but principal, ce n’était pas de remplacer le socialisme, le système socialiste par un système capitaliste, mais plutôt d’améliorer le système socialiste, de l’adapter aux traditions du peuple tchécoslovaque. C’était le but, comme M. Dubček l’a dit plusieurs fois, de donner au socialisme son visage humain et démocratique. »
Les origines du Printemps de Prague
Il faut revenir quelques années avant 1968 pour comprendre la tentative de réforme du socialisme tchécoslovaque expérimentée cette année-là. Fonctionnaire dans les instances du Parti, Jiří Pelikán devient directeur de la Télévision tchécoslovaque (ČST) en 1963. De là, il observe les évolutions de la société de son pays :
« Dans certains pays, on a été surpris par ce phénomène qu’on appelle le Printemps de Prague mais je pense que ces événements ont été préparés, ont mûri pendant les années précédentes et surtout pendant la deuxième moitié de l’année 1967. Je voudrais dire que cela a été préparé à tous les échelons et sur le plan économique surtout. »
Parmi les raisons les plus profondes au Printemps de Prague, Jiří Pelikán identifie les réformes économiques entreprises par l’économiste Ota Šik, des réformes liées à la mauvaise situation économique du pays et s’inscrivant dans la recherche d’une « troisième voie », celle d’une économie socialiste de marché.
Par ailleurs, toute une série de mécontentements se cristallisent en 1967, celui des intellectuels lors du IVe Congrès des écrivains en juin, les protestations des étudiants en octobre ou encore les tensions nationales en Slovaquie. Cela débouche sur de vifs débats politiques au sein du comité central du Parti communiste :
« Les difficultés se sont manifestées ouvertement et elles ont abouti à une explosion au commencement de janvier 1968, quand le comité central a décidé d’élire M. Dubček comme premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque. »
Le Slovaque Alexander Dubček est la figure politique majeure du Printemps de Prague. Jiří Pelikán dresse le portrait d’un homme intègre, peut-être trop :
« C’est un homme extrêmement honnête. Nous l’appelions quelques fois ‘l’évangéliste’. C’est un homme très pur sur le plan humain. C’est un homme qui aime les gens. On pourrait dire même un peu trop pour un politicien, un peu trop naïf. »
La Télévision tchécoslovaque comme « démocratie grecque »
Alexander Dubček présente un ambitieux programme de réformes, qui vise à garantir certaines libertés, et notamment celle de la presse. La censure est supprimée en mars 1968. Pour la Télévision tchécoslovaque, cela a une conséquence très directe, même si Jiří Pelikán estime qu’il était déjà possible d’évoquer des sujets sensibles auparavant, malgré le risque de sanctions :« Il y avait une émission qui était très populaire à la Télévision tchécoslovaque, déjà en 1964, et qui s’appelait ‘La Caméra curieuse’. Elle qui traitait le problème d’une jeune fille d’une famille qu’on peut dire ‘petite-bourgeoise’, qui avait de très bons résultats à l’école mais qui n’avait pas été acceptée à l’université à cause de l’origine de ses parents. Cette émission montrait que c’était un paradoxe que, quinze ans après 1948, on divisait encore les enfants d’après leurs origines, et que c’était dépassé. C’est un cas concret d’une ville qui s’appelle Ústí nad Orlicí et qui a suscité beaucoup d’intérêt. Le public a accueilli très favorablement cette émission tandis que l’appareil du parti et M. Novotný lui-même, le président tchécoslovaque, ont très fortement attaqué la télévision. »
Ainsi cette volonté de refléter « les contradictions de la vie », selon l’expression de Jiří Pelikán, présente déjà les années précédentes, devient tout l’enjeu des programmes télévisés en 1968. Pour lui, il s’agit de faire en sorte que les citoyens tchécoslovaques se réapproprient la politique, après les années de la présidence Novotný, marquées par un désintérêt grandissant pour la chose :
« On peut dire que la télévision est devenue une forme de démocratie grecque parce que tout le peuple pouvait écouter ses dirigeants lui parler mais on a aussi donné au peuple, aux représentants du peuple la possibilité de s’exprimer. Nous avons surtout retransmis en direct les réunions dans les usines, dans les villages, où les ouvriers, les agriculteurs, les intellectuels exprimaient leur point de vue. C’était quelque chose de nouveau. »
De nouveau et de très populaire puisque, selon Jiří Pelikán, ces émissions concurrençaient même les retransmissions de hockey sur glace ou de football… La situation nouvelle, dont les progrès sont trop lents pour beaucoup, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. La Télévision tchécoslovaque est une télévision d’Etat et, à ce titre, elle doit aussi véhiculer « l’avis officiel du gouvernement ». Par ailleurs, Jiří Pelikán observe dans le même temps le retournement de veste radical de certains journalistes, autrefois panégyristes du régime, désormais leurs premiers opposants.
Août 1968 : la fin de l’espoir
Mais l’expérience va brutalement être interrompue. Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les Soviétiques et leurs alliés envahissent la Tchécoslovaquie. Jiří Pelikán ne veut d’abord pas y croire :« Au moment où je voulais me coucher, j’ai reçu un coup de téléphone, un peu avant minuit, d’un ami qui m’a dit : ‘Voilà, nous avons appris que l’occupation de la Tchécoslovaquie par les cinq pays du pacte de Varsovie a commencé’. Au début, j’ai pensé que c’était une plaisanterie, qu’il y avait des amis qui étaient réunis pour faire la fête et qui voulaient m’inviter. Je leur ai dit qu’il fallait laisser cette plaisanterie pour le jour suivant parce que j’étais fatigué. Ils m’ont dit que c’était la réalité. »
Les chars dans Prague, c’est la réalité. Jiří Pelikán est partisan de la résistance passive face à l’ennemi et, avec d’autres représentants du parti, il appelle à la libération des dirigeants tchécoslovaques, dont Alexander Dubček, arrêtés par les Soviétiques et bientôt transférés à Moscou, où ils signeront quelques jours plus tard un protocole, premier pas vers la normalisation de leur pays et du retour à l’orthodoxie communiste. Face à la vacance du pouvoir, Jiří Pelikán met la télévision publique au service de cette résistance passive :
« Evidemment, du fait de l’occupation militaire, les organes du pouvoir, y compris le Parlement, qui était encerclé par les chars, et le gouvernement n’avaient pas les moyens de gouverner le pays. C’était donc la télévision et la radio qui sont devenues, pas seulement un moyen d’information, mais aussi d’organisation et de liaison entre les dirigeants et différentes régions du pays. Je pense que c’était le grand rôle de la télévision et de la radio qui a maintenu le moral du peuple. »
Son rôle pendant l’invasion soviétique lui vaut d’être destitué de ses fonctions dès le mois de septembre. Il est placardisé dans un poste d’attaché culturel en Italie, où il décide de rester et demander l’asile politique. L’écrasement du Printemps de Prague reste alors pour Jiří Pelikán, qui a à l'époque trente ans d’engagement communiste derrière lui, un véritable déchirement :
« Cela m’a touché et pas seulement sur le plan intellectuel, mais dans le cœur, dans le sentiment. Parce que cela était, on peut le dire pour nous, quelque chose de religieux, cette relation avec l’Union soviétique et cet espoir dans l’avenir du socialisme. »
Un espoir qui n’a toutefois jamais quitté Jiří Pelikán, qui s’engage alors dans la vie politique italienne, tout en soutenant les dissidents tchécoslovaques, jusqu’à sa mort en 1999.