« Il est très difficile de comprendre le communisme sans l’avoir vécu » (II)
Le Printemps de Prague, et son écrasement par les troupes du Pacte de Varsovie en août 1968, a représenté un tournant à la fois dans l’histoire de la Tchécoslovaquie communiste, mais également pour celle des partis communistes occidentaux, mondiaux même. Deuxième partie de notre entretien avec Miroslav Novák, professeur de sciences politiques et auteur d’un livre intitulé Le Printemps de Prague, 1968. Une révolution interrompue ?, paru aux éditions Codex. Dans son ouvrage, il rappelle que le Printemps de Prague, où les intellectuels ont joué un très grand rôle, a aussi été un moment de controverses entre de grands noms comme Václav Havel, Milan Kundera et Karel Kosík. Miroslav Novák est revenu sur les enjeux de ces polémiques intellectuelles qui ont marqué durablement le Printemps de Prague et ses conséquences.
« La polémique entre Václav Havel et Milan Kundera d’un côté, et Havel et Karel Kosík de l’autre côté, représente finalement la différence entre les partisans de la démocratie pluraliste, donc finalement l’opinion publique prépondérante déjà en 1968, et de l’autre côté les personnalités qui représentaient les communistes réformistes ou les marxistes révisionnistes. Pour Kosík, je prendrais plutôt le terme de marxiste révisionniste parce qu’il était philosophe de profession. Václav Havel voulait tout simplement la démocratie, le pluralisme politique, il soulignait qu’on ne pouvait pas se contenter de l’autorisation de la discussion au sein du parti communiste, que c’était tout à fait insuffisant. Pour lui, il fallait le pluralisme des partis. Par exemple, Havel faisait partie des personnalités qui demandaient le rétablissement du parti social-démocrate. Le parti social-démocrate avait, comme vous le savez, fusionné avec le parti communiste, en réalité plutôt avait été absorbé par le parti communiste. »
« De l’autre côté, Milan Kundera accusait Václav Havel de ne pas comprendre la valeur historique du Printemps de Prague parce qu’il regardait ce phénomène de l’extérieur, parce qu’il n’a jamais été communiste. C’est vrai que Havel le regardait de l’extérieur mais enfin c’était tout de même lui qui représentait la majorité, alors que Kundera, de même que Kosík, représentaient la minorité communiste, libérale certes, mais communiste. »
« Il faut quand même dire que Milan Kundera a changé avec le temps. Par exemple dix ans après, en 1978, il a écrit une préface à la traduction française d’un roman de Josef Škvorecký, Miracle en Bohême. Dans cette préface, Milan Kundera exprime des opinions qui sont assez proches de celles de Václav Havel dans les années 1968-1969, alors que dans ces années-là, Kundera avait encore des opinions typiques des communistes réformistes et des marxistes révisionnistes. Non seulement grâce à ces textes ultérieurs de Kundera mais aussi par les correspondances entre Milan Kundera et Václav Havel, on sait aujourd’hui que leurs opinions se sont rapprochées. »
Qu’est-ce que l’ouverture des archives en 1989 nous a permis d’apprendre de nouveau sur les événements de 1968 en Tchécoslovaquie ?
« Cette question il faudrait la poser davantage aux historiens professionnels, je suis professeur de sciences politique mais bien sûr je peux vous répondre. Premièrement, on dispose maintenant de très, très nombreuses documentations. En fait, ce qui est peut-être le plus spectaculaire, c’est qu’il y a tout une série de publications documentaires éditées et préparées par l’Institut d’Histoire contemporaine de l’Académie des Sciences tchèque. Mais ça ne change pas essentiellement notre vision du printemps de Prague, ça la précise. »
« Par exemple au début des années 1990, le président des archives russes a trouvé la fameuse lettre d’invitation (des troupes soviétiques, ndlr) signée par Bilak etc., ça on ne le savait pas auparavant. Il y a aussi des transcriptions de certaines réunions. Ce qui m’intéressait c’était la transcription d’une longue discussion entre Brejnev et Dubček, datant du 13 août 1968, peu de temps avant l’invasion. Cette conversation a duré 1h15 et ce qui se disait là-bas nous permet quand même de comprendre, d’un côté la logique de Brejnev et d’un autre côté, les insuffisances de Dubček. »
« Il y a beaucoup de choses par exemple, beaucoup de documents étrangers qui ne sont plus secrets. L’historien tchèque Oldřich Tůma a analysé un document sur la réunion entre l’ambassadeur soviétique à Washington, le Président Johnson et le Secrétaire d’Etat, c’est-à-dire le Ministre des Affaires étrangères, qui s’est tenue le 20 août 1968, donc quelques heures avant l’invasion, oui pratiquement au moment où cela commençait. Donc évidemment c’est très utile d’avoir de tels renseignements dont on ne disposait pas avant. »
Est-il possible aujourd’hui d’avoir un regard dépassionné, ou disons consensuel, sur les événements de 1968 en Tchécoslovaquie ? Une des conclusions de votre livre est qu’ils ont donné lieu à de nombreux livres, de nombreuses analyses, qui souvent se contredisent, comme si chaque auteur analysait les événements de manière totalement différente.
« Je ne le dis pas cela comme ça exactement. Je dis qu’on a l’impression qu’ils n’analysent pas le même phénomène. En lisant des ouvrages d’auteurs différents, on a l’impression qu’ils n’analysent pas un événement mais des événements complètement différents. »
« Peut-il y avoir une vision consensuelle, dépassionnée ? Vous savez, on aborde une question connue. D’un côté, on dit qu’on comprend mieux un phénomène historique quand on est plongé dedans. C’est vrai car vous êtes jeune, vous n’avez pas vécu 68 donc il y a certaines choses qui vous échappent, tandis que moi, qui suis beaucoup plus âgé que vous, j’ai vécu ces événements et donc j’ai quelque chose de plus. D’un autre côté, on dit aussi qu’on peut avoir une opinion disons, pas dépassionnée mais plus objective, seulement quand les gens qui ont vécu des évènements sont morts depuis longtemps et qu’on peut aborder de façon plus sereine les événements du passé. Il y a un peu de vrai dans les deux opinions mais si je devais choisir celle qui me paraît plus proche dans ce cas-là, c’est quand même la première, parce qu’il est très difficile de comprendre le communisme tant qu’on n’a pas vécu le communisme. »
« Vous savez j’ai vécu une bonne partie de ma vie en Suisse, j’ai été ce qu’on appelait un exilé ou un émigré : je préfère le terme ‘exilé’ car je n’ai pas quitté la Tchécoslovaquie pour des raisons économiques. D’ailleurs j’ai obtenu l’asile politique, non pas économique. Mais je me suis rendu compte que les occidentaux qui n’ont pas vécu sous le communisme ne comprenaient absolument pas ce régime, et je vois que le même phénomène se répète maintenant avec la jeune génération tchèque qui n’a pas connu le communisme, ils n’y connaissent rien. J’utilise le terme ignorancia docta, c’est-à-dire l’ignorance savante. Ce sont des gens qui connaissent certains faits, quand est né Brejnev, quand est né Dubček etc., mais comment le communisme a fonctionné, ils n’y comprennent absolument rien, donc je crois que, tout de même, le fait de vivre le communisme, présente un avantage. Un avantage douteux car il vaut mieux ne pas le vivre mais ceux qui ont vécu le communisme ont un avantage : ils comprennent mieux les choses de l’intérieur. »