Jean Lebrun et Prague : une histoire de communisme
Une décennie, dans le monde des médias, c’est une éternité. C’est pourtant la longévité qu’a presque atteint la Marche de l’Histoire, programme historique phare de France Inter porté de 2011 à 2020 par Jean Lebrun. La Marche de l’Histoire, c’était un objet radiophonique à part, une demi-heure d’érudition accessible sur le service public. Alors, inutile de dire que parmi les sujets abordés, plusieurs thèmes tchécoslovaques ont retenu toute notre attention.
Jean Lebrun, on le sait moins en revanche, est un fin connaisseur de la Tchécoslovaquie dont il a foulé le sol dès les années 1980, pour se confronter à ce communisme qui ne convainc pas l’homme de gauche qu’il est pourtant. L’agrégé d’histoire se transforme alors en témoin, et part à la rencontre de celles et ceux dont il aurait tant souhaité que l’on parle alors que les chars russes envahissaient la Tchécoslovaquie.
La Marche de l’Histoire n’est plus, vive le Vif, et vive l’Intelligence ! Le Vif de l’histoire, est une chronique que Jean Lebrun assure chaque jour à 13h55 sur France Inter, en plus d’animer tous les samedis à 18h Intelligence service, une émission consacrée aux grands intellectuels.
Jean Lebrun, merci beaucoup d’avoir accepté de répondre aux questions de Radio Prague International. Avant peut-être que nous parlions un peu de radio, j’aimerais d’abord que nous évoquions votre rapport à la République tchèque ou plus anciennement Tchécoslovaquie. Quel est-il, et à quand remontent vos souvenirs liés à la Tchécoslovaquie ?
« Comme moi-même je remonte à la plus haute antiquité, mes premiers souvenirs remontent à août 1968. J’avais participé très modestement à mai 68 en France, j’étais tout jeune, timide, je n’aimais pas parler en assemblée générale, je n’aimais pas beaucoup non plus être coursé par les CRS dans les rues de Paris.
Dans le mouvement de mai 68 il y avait beaucoup d’absents. Personne ne parlait de Régis Debray qui était emprisonné en Amérique latine à cette époque-là et les étudiants parisiens étaient largement indifférents au mouvement du Printemps de Prague. Moi qui étais d’une famille assez anti-communiste et qui vivais dans la banlieue nord de Paris très communiste, j’ai été pris d’une immense colère au moment de l’occupation de la Tchécoslovaquie et j’ai lu avec la plus extrême attention dans toutes les années qui ont suivi ce qui s’écrivait sur les idées du Printemps de Prague. Et puis le rapport s’est renouvelé à l’occasion de notre première visite à Prague, dans les années 1980. La grande période de l’obscurité tchécoslovaque n’était pas achevée et il se trouve que j’ai eu l’occasion à deux ou trois reprises d’aller en Tchécoslovaquie pendant la période communiste.
Prague au début des années 1980 était infiniment triste, plus que mélancolique : noire. Les boutiques vides, les vitrines avec des boîtes de conserve entassées en guise d’appât pour les clients… Ce sont des remarques de touristes un peu superficielles, mais il était impossible de trouver un restaurant pour manger, les grandes salles désertes, avec les garçons alignés au fond de la salle et qui nous expliquaient qu’ils n’avaient pas le temps de nous servir…
J’ai eu tout de suite une amitié pour un couple de Tchèques, Helena Jarošová et Přemysl. Helena était une jeune universitaire dont la carrière avait été interrompue par l’occupation soviétique et les mesures de censure. Přemysl était un universitaire d’origine marxiste et tous deux étaient infiniment francophiles. Ils vivaient à petit feu, tranquillement mais sans beaucoup de possibilité de vie intellectuelle. Ils happaient toutes les personnes qu’ils pouvaient rencontrer venues de France, et entretenaient ensuite une grande correspondance quand lesdites personnes étaient rentrées dans l’Hexagone.
Les années ont passé, et la révolution de Velours est intervenue. Helena et Přemysl étaient très liés à Václav Havel. Nous allions manger dans le restaurant que tenait la cuisinière de Václav Havel ! »
Pourquoi aller à Prague dans les années 1980 alors que, comme vous le dites, c’était une ville sombre et non la destination touristique que l’on connaît désormais ?
« Parce que le communisme m’intéressait passionnément. Je suis d’une gauche farouchement anti-communiste pour des raisons familiales, et il se trouve que pour des raisons professionnelles dans les années 1970 j’avais enseigné l’histoire dans le lycée de Saint-Denis. Il se trouve que Saint-Denis c’est la ville rouge au nord de Paris, où le parti communiste tenait les rênes depuis avant-guerre et vient juste de les perdre.
Tout le paysage et même l’Histoire que l’on enseignait était façonnés par le Parti communiste, et j’essayais de trouver une autre manière de présenter l’Histoire et je faisais leur place à ceux que le communisme avait fait taire, avec en premier lieu des communistes qui eux même avait perdu foi dans leur croyance. Přemysl était un ancien communiste. Il avait été élevé dans un marxisme assez strict. C’était un Tchèque assez typique, il était discipline de Masaryk par sa famille, il témoignait de cette République des professeurs que Masaryk avait cherché à créer en Tchécoslovaquie avant la guerre. Sa famille et lui étaient passés au communisme tel qu’il était imposé par l’Union soviétique, mais intellectuellement il ne pouvait pas tenir dans cette position et il était devenu peu à peu critique, cherchant tout ce qui, dans les pensées d’émancipation qui pouvaient surgir en Occident, permettait de se combiner avec un marxisme critique.
A l’époque, cela m’intéressait donc beaucoup. Mais j’ai un souvenir qui me revient en tête également. Přemysl avait un frère, malade mental, qui vivait dans un asile. C’est la plus forte image que j’ai de la Tchécoslovaquie après la normalisation. Pendant la période de Noël, j’étais venu avec mon compagnon à Prague. Il faisait particulièrement noir à Prague avec la fumée de charbon qui couvrait comme une sorte de cloche la ville. Nous étions partis de Prague pour aller chez le frère de Přemysl, dans son asile. Et alors là… La centaine de kilomètres à parcourir en voiture, les lieux désolés… On sentait l’inconscience et l’inconséquence des installations industrielles qui bordaient de part et d’autre la route. On ne dira jamais assez les conséquences écologiques du centralisme communiste. Et puis nous nous sommes retrouvés dans une petite ville avec l’infrastructure typique des villes tchèques : un peu baroques, la place centrale avec ses promenades voûtées un peu comme dans un cloître… Et dans un vieux château particulièrement délabré, l’asile. Nous n’avons pas assisté à l’entrevue familiale, donc nous battions la campagne, nous marchions dans les allées lugubres du parc du château si mal entretenu et j’ai imaginé le destin si triste de cet homme, le frère de Přemysl. Et ce qui m’avait aussi frappé c’est que dans ce village mort, silencieux, oublié du temps, témoignant d’une époque déjà révolue parce que ce communisme-là étant déjà en train de mourir, c’était évident, c’est la présence des haut-parleurs dans tous les coins de la place. J’imagine qu’ils étaient destinés à diffuser la propagande du parti, à expliquer aux gens qui passaient que l’avenir était radieux et que le soleil allait luire à l’horizon. Il y avait une très longue période d’obscurité à traverser. »
Dans la Marche de l’Histoire que vous avez animée pendant presque une décennie sur France Inter vous avez consacré un certain nombre d’émissions à la Tchécoslovaquie : Jan Palach, le Printemps de Prague, la révolution de Velours, Václav Havel … Comment prépariez-vous ces émissions et que trouve-t-on dans les archives de Radio France ?
« Je ne peux pas vous dire très précisément comme ça… C’est dans ma tête que les archives de la Radio tchèque sont présentes, il y a ce que j’entends encore de 1968. En 1968, quand les troupes du Pacte de Varsovie occupent la Tchécoslovaquie, il y a quand même une longue résistance, pacifique mais qui dure des jours et des jours… et c’est une sorte de repli qui est opéré par le Parti communiste qui tient une réunion clandestine, par les journaux, par les habitants qui se portent au-devant des chars soviétiques. Et par les radios.
J’ai le souvenir très précis, comme si c’étaient des archives répertoriées, c’est encore une sorte de bibliothèque personnelle dans mon cerveau, des appels que lançaient les radios tchécoslovaques. Et quand je demande à mes collaborateurs, les recherchistes de l’émission la Marche de l’Histoire de retrouver ces sons, ils ne les retrouvent pas forcément parce que peut-être que je les réinvente. Peut-être qu’ils n’ont pas eu lieu mais ils continuent de provoquer un écho dans ma mémoire. Ce qui est assez étrange, c’est que je confonds ce qui s’est passé à Prague en 1968 à la radio, et ce qui s’est passé à Budapest en 1956 à la radio également. »
Et, finalement, arrivent-ils quand même à retrouver ces sons ?
« Je crois qu’il y en a beaucoup plus dans ma tête que dans les archives de la Radio. Je crois que j’ai inventé des archives de ce moment parce que c’est un moment fort pour moi. »
Avez-vous le sentiment que les sujets sur l’Europe centrale, et plus particulièrement la République tchèque ou la Tchécoslovaquie, intéressent ?
« Cela dépend des moments, ce n’est pas une affaire de géographie. La République tchèque est proche de la France, touristiquement, sauf en période de pandémie. Mais je sens qu’aujourd’hui il n’y a aucun intérêt… Même chez moi. Vous me questionneriez sur la vie politique en République tchèque je n’aurais pas grand-chose à dire et je dirais sans doute beaucoup d’énormités.
Il y a cependant des moments où l’intérêt se ranime, mais actuellement nous sommes dans une période de creux comme il n’y en a peut-être jamais eu dans l’histoire des relations entre nos deux pays. Dans les années d’entre-deux guerres Prague était importante dans le dispositif diplomatique français pour contourner l’Allemagne, et puis dans les années de la Guerre froide, le Coup de Prague, les ministres qui se défenestrent volontairement …
Mais vous êtes là pour tisonner les braises, pour que le feu se rallume ! »