Penda Diouf, ou le pouvoir de l’écriture pour transformer le monde
Penda Diouf, écrivaine pour le théâtre et l’opéra mais également comédienne franco-sénégalaise, est une des invités du Festival du théâtre africain et du Salon du Livre qui se déroule dans la capitale tchèque jusqu’à dimanche. Ce vendredi soir, au théâtre Na Zábradlí, sa pièce La Grande Ourse fera l’objet d’une lecture scénique. Au micro de Radio Prague Int., Penda Diouf a évoqué son rapport à l’écriture comme moteur pour transformer le monde, mais aussi des figures du théâtre qui l’inspirent.
« Je m’appelle Penda Diouf, je suis autrice de théâtre, j’écris beaucoup pour le théâtre et l’opéra, et plus globalement pour la scène. Ca fait une vingtaine d’années que j’écris mais trois ans que j’écris à plein temps, puisqu’auparavant j’étais bibliothécaire. J’ai embrassé une carrière de bibliothécaire pendant dix ans, j’étais directrice de bibliothèque en banlieue parisienne, à Saint-Denis. Peut-être que ce qui me caractérise dans l’écriture, ce serait de mêler les petites et les grandes histoires, l’histoire intime et l’histoire politique. Et je me rends compte aussi que tous mes textes évoquent la question de la transformation. »
C’est intéressant que vous parliez de la transformation car la semaine dernière, je parlais avec l’écrivain Caya Makhélé pour cette même émission. Il m’a beaucoup parlé de Franz Kafka et de la Métamorphose et du fait que c’est un livre important pour lui. Il évoquait le fait que pour lui Kafka était un peu un écrivain africain à cause de cette métamorphose, cette transformation de l’Homme en animal. Qu’est-ce que cela vous inspire comme réflexion ?
« Effectivement. Quand j’ai lu Kafka j’étais assez jeune, et parce que j’étais un peu trop jeune – cet âge où on prend un peu tout au CDI ou à la bibliothèque, on passe de la bibliothèque rose à des choses plus pointues – je crois que le livre m’est tombé des mains. Je l’ai relu par la suite et c’est vrai que je l’ai trouvé incroyable. C’est en partie ce livre, pas seulement, qui m’a donné cette liberté d’écrire, d’imaginer des transformations qui n’existent pas mais qui existent par l’imaginaire. Peut-être que Kafka fait également partie de mon panthéon d’auteurs. »
Dans le cadre de votre séjour à Prague, pour le Festival du théâtre africain et pour le Salon du Livre, est organisée ce vendredi soir une lecture scénique de votre pièce La Grande ourse. Cette pièce a été nominée pour le prix Sony Labou Tansi 2021. Comment est-elle née ?
« Cette pièce est née en 2008. La genèse du texte, c’est d’abord un article que j’avais lu sur les caméras de vidéosurveillance en Angleterre, où allaient être inaugurées des caméras de vidéosurveillance parlantes. Pour l’inauguration, ils avaient invité des enfants derrière les écrans pour, le cas échéant, disputer les gens qui, dans la rue, commettaient des délits. J’avais trouvé ça absolument incroyable, parce que je trouve que les caméras de vidéosurveillance sont des outils de régulation et de contrôle du comportement, notamment dans l’espace public, et d’inviter des enfants à observer ce qui se passe dans la rue et à disputer d’autres personnes, c’est quelque chose qui m’a choquée. Je crois que le premier point de départ, c’est ça. Et comme cette décennie a été beaucoup traversée pour moi par la question du rapport à la police et des violences policières. Et donc le deuxième aspect de la pièce, c’est le lien à l’Etat via la police. »
Avez-vous travaillé à distance avec l’équipe du festival à la préparation de la lecture scénique ?
« Pas du tout. Ça va être une grosse surprise. Mais j’ai hâte d’entendre ce texte en tchèque, je l’ai déjà entendu en allemand, j’ai quelques notions donc j’ai un peu compris. Là, en tchèque, je vais me laisser porter par les comédiens et comédiennes, et la mise en lecture. »
C’était une de mes questions : pour un auteur, le rapport à la langue avec laquelle on écrit est très important, donc que ressent-on quand on entend son texte dans une langue qu’on ne maîtrise pas et qui vous échappe ?
« Je me fie à mes sensations, dans la mesure où je n’ai aucune accroche sur le texte. Je suis comme les spectateurs dans la salle donc je me fie à l’énergie qui peut circuler, aux rires, aux moments plus crispés. Et aussi à ce que donnent les comédiens et comédiennes sur le plateau. Mais c’est vrai que c’est un exercice assez étonnant ! »
Vous êtes très engagée sur des questions actuelles, dont La Grande ourse est un bon exemple, mais aussi sur la diversité sur les scènes de théâtre. Une question qui peut paraître lointaine pour un pays comme la Tchéquie qui n’a pas ce passé colonial. Comment abordez-vous ce type de questions quand vous êtes dans ce cas de figure ?
« Cela peut m’arriver de les aborder. A ce moment-là je compare les questions de diversité et de racisme avec celles sur le féminisme qui, pour le coup, concerne toutes les sociétés. A savoir qu’on reste dans des sociétés très patriarcales, où les femmes, même si elles sont souvent majoritaires en nombre, peuvent avoir des difficultés à avoir les mêmes droits et à obtenir l’égalité réelle avec les hommes. Je pense que c’est des choses qui sont concrètes, qui parlent à tout le monde, et pour les questions relatives au racisme et à la diversité c’est la même chose – sauf que souvent les personnes peuvent être minoritaires en nombre mais peuvent avoir du mal à obtenir les mêmes droits, les mêmes facilités, les mêmes privilèges que d’autres personnes majoritaires. »
Sur cette représentation de la diversité au théâtre, est-ce que ça bouge actuellement en France ?
« Oui, effectivement ça bouge. Il y a eu une vraie prise de conscience il y a cinq ou six ans avec beaucoup de débats qui ont posé la question. Il y a aussi un vrai travail qui a été fait par les écoles de théâtre : là, il y a beaucoup de choses qui changent. Quand je vois aussi le spectacle dans la cour d’honneur du Festival d’Avignon, où dans la Cerisaie de Tchékhov, Adama Diop tenait le rôle principal, oui, les choses changent. Mais comme souvent, comme pour le féminisme, on a quelques avancées, puis ça stagne pendant longtemps. Il faut donc être attentif à ce que ça ne stagne pas et à ce que les rôles soient des rôles complexes, importants, et pas seulement du saupoudrage dans les distributions. Mais oui, je suis plutôt optimiste et je vois que ça change. »
Vous disiez que cela fait vingt ans que vous écriviez pour le théâtre et l’opéra. Comment êtes-vous venue au théâtre à l’origine ?
« J’ai toujours aimé écrire, j’étais une grande lectrice étant petite. J’ai été enfant unique pendant longtemps, mon frère est né relativement tard après moi. Je m’ennuyais beaucoup et parce que je m’ennuyais, je m’inventais des histoires et un jour j’ai commencé à les écrire. J’écrivais des petites histoires, de la poésie, puis des dialogues et je me suis rendu compte que ça ressemblait à du théâtre, même si c’était assez éloigné de ce que j’avais lu, comme Molière etc. Je me suis dit que j’allais tirer le fil et continuer. C’est comme ça que j’ai commencé à écrire du théâtre, j’ai envoyé des textes à différents comités de lecture, j’ai eu des retours positifs qui m’ont encouragée à continuer. Après, pour l’opéra, c’est assez récent.
J’ai eu la chance de participer à une académie du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence il y a deux ans. Via ce festival, j’ai fait des rencontres et des choses se sont mises en place. J’aime écrire pour la scène de manière générale. J’ai aussi écrit deux chansons pour un jazzman qui s’appelle Fidel Fourneyron, qui a été Victoire du jazz en 2019. Ce sont des expériences que j’aime beaucoup. J’ai commencé un roman aussi, c’est un autre type d’écriture et c’est loin d’être terminé. J’aime l’écriture, j’aime le rapport à la scène et au théâtre. Il y a deux ans : le temps de l’écriture, solitaire, et le temps de partage avec une équipe artistique et des spectateurs. »
Avez-vous eu une révélation théâtrale, une pièce qui vous a marquée particulièrement ?
« Je parlerai de Jean-René Lemoine que j’ai découvert à la MC93 à Bobigny, il y a une quinzaine d’années. J’y travaillais comme ouvreuse et j’ai eu la chance d’assister à deux de ses pièces : Face à la mer, un monologue absolument incroyable, j’ai adoré le texte et sa façon de l’interpréter, très juste, sobre, avec beaucoup de pudeur et d’émotion, et la deuxième, toujours de lui, La Cerisaie de Tchékhov, avec une distribution entièrement afro-descendante. Je me suis dit : c’est possible en fait, qu’il y ait des comédiens et comédiennes afro-descendants au plateau, qu’on puisse être afro-descendant et écrire du théâtre, et être dans des institutions. Ça a été un gros coup de cœur esthétique et politique. »
Peut-on citer quelques noms d’auteur(e)s qui sont importants pour vous ?
« J’ai eu la chance de rencontrer récemment Ken Bugul pour le prix RFI à Paris. C’est quelqu’un que j’apprécie énormément, dont j’ai découvert les textes il y a une quinzaine d’années. Je crois qu’il m’a aussi donné envie d’écrire, il a ouvert des portes aussi. Je peux citer aussi Amina Tazaria qui m’a beaucoup donné envie. Maimouna Gaye, encore une Sénégalaise, que j’ai découverte au Tarmac à Paris, dont j’avais beaucoup aimé les spectacles. Plus largement, je pense aussi à Alice Zeniter qui est dramaturge, autrice de théâtre et romancière. J’ai adoré L’Art de perdre et ses précédents romans. »
Comme on se trouve à Prague, y a-t-il des auteurs tchèques que vous connaissez et qui vous ont marquée ?
« J’en connais pas énormément. Je citais Kafka tout à l’heure. Mais j’ai retrouvé ici un ami auteur, David Košťák, qui est dramaturge et que j’ai rencontré il y a quatre ans dans le cadre d’une résidence à Barcelone. J’avais beaucoup aimé découvrir son univers et ses textes. Je me souviens qu’il nous parlait d’un texte qu’il avait écrit sur Laïka, le chien russe parti dans l’espace. J’avais lu un de ses textes sur une femme-oiseau sur un balcon. J’avais beaucoup aimé son esthétique. »
Une femme-oiseau, on revient à la métamorphose et la transformation…
« C’est en effet encore une histoire de transformation. Je crois que ce sont des choses qui me parlent. »
Des choses qui vous poursuivent…
« Oui, j’aime beaucoup cette phrase d’Edouard Glissant qui dit : On ne changera pas le monde si on ne transforme pas les imaginaires. Je crois que c’est un peu un leitmotiv quand j’écris, je lis et c’est quelque chose que je recherche dans l’écriture : qu’il y ait un aspect réaliste mais qu’on puisse se permettre d’aborder d’autres univers et d’autres mondes éventuellement. »
Vous croyez en cette force de la littérature pour changer le monde…
« Oui, je crois que je ne le ferais pas sinon. Je prendrais plaisir mais je ne le ferais pas avec autant d’investissement si je n’avais pas foi en l’écriture et en l’art en général. »