A Prague, le théâtre caribéen à l’honneur du festival « Afrique en création »
Daniely Francisque et Bernard Lagier, dramaturges martiniquais, sont venus présenter leurs pièces au public tchèque à l’occasion du festival Afrique en création du 20 au 25 septembre, en partenariat avec le Salon du Livre. Après un report d’un an du fait de la pandémie, Daniely Francisque explique au micro de Radio Prague Int. les raisons de leur présence dans la capitale tchèque :
DF : « Nous sommes venus parce qu’un partenariat s’est créé entre le festival ‘Afrique en création’ et une association d’auteurs dont nous faisons tous les deux partie qui est ‘ETC Caraïbes’. Dans le cadre de ce partenariat, il y a des échanges culturels entre artistes et auteurs tchèques et caribéens. Les premiers sont venus en Martinique en janvier 2020 et, dans la continuité de cet échange, nous voilà présents à Prague pour partager ce que nous sommes et ce que nous écrivons avec le public tchèque. »
Qu’est-ce que cela représente pour de participer à festival qui est l’occasion annuelle de présenter le théâtre africain aux tchèques ?
DF : « C’est un grand plaisir parce que l’échange, la rencontre est toujours enrichissante d’un côté comme de l’autre. Je m’enrichis beaucoup de cette rencontre avec la ville, son histoire, ses monuments et les gens. Chaque petite chose ici me nourrit. C’est toujours un grand partage, nous ne pouvons pas faire de théâtre si nous ne sommes pas généreux. C’est donc vraiment le plaisir du partage : partager un morceau de nous dans notre contexte socio-historique c’est-à-dire raconter, à travers nos œuvres, qui nous sommes et d’où nous écrivons. »
Est-ce que vous trouvez le public tchèque ouvert et accueillant vis-à-vis de l’art africain et du théâtre caribéen ?
BL : « Nous avons eu le sentiment d’une grande curiosité par rapport à nos textes, à qui nous sommes et ce que nous faisons. C’est une curiosité très intéressante car elle est saine et bienveillante. En même temps, nous constatons que nous partageons des problématiques sans forcément les aborder de la même manière. C’est toutefois important d’avoir cet échange car nous nous nourrissons mutuellement de tout : l’architecture, les rencontres avec les gens, les lieux… »
Plus globalement, en Europe comment pensez-vous que le théâtre africain et caribéen est perçu ?
DF : « Il nous est arrivé de présenter des œuvres, de jouer dans l’Hexagone et c’est vrai que le regard qui est porté sur ce que nous proposons n’est pas du tout le même quand nous sommes dans un autre espace francophone ou dans un espace où il y a un autre regard porté sur nous. Peut-être qu’en France nous représentons effectivement des départements lointains caribéens et qu’il y a un certain regard sur ce que nous produisons qui n’est pas toujours très intéressé selon moi. Nous qui avons déjà travaillé avec le Québec, les Etats-Unis et aujourd’hui la Tchéquie, j’ai le sentiment qu’il y a davantage un regard de découverte et une vraie curiosité bienveillante. »
BL : « J’ajouterai que, de façon générale, notre théâtre est relativement jeune. On peut considérer notre écriture comme une écriture nouvelle parce qu’il y a eu, avant nous, les classiques venant de la Martinique comme Aimée Césaire, Edouard Glissant ou encore Vincent Placoly mais notre théâtre n’est pas pour autant particulièrement joué en France. C’est une bataille que nous devons mener pour faire entendre nos textes et je crois que le théâtre africain a également mené cette bataille donc nous sommes en train de la mener aussi. »
Vous disiez que vous faites plutôt de la dramaturgie contemporaine donc différente d’Aimée Césaire mais quelle est justement la différence entre votre dramaturgie et celle plus traditionnelle du XXe siècle ?
DF : « J’ai l’impression que c’est dans la forme. Nous sommes dans un théâtre contemporain qui travaille aussi sur la forme de l’écriture sortant d’un classicisme. Mais, en même temps, les thématiques sont proches. Ce sont des thématiques contemporaines mais qui questionnent toujours le champ socio-historique, c’est-à-dire que ce qu’on écrit cherche à questionner l’espace public, l’espace de notre imaginaire, notre histoire, toutes ces histoires qui ne sont pas racontées officiellement. »
Daniely, pouvez-vous nous parler de votre pièce « Cyclones » ?
DF : « ‘Cyclones’ est un huit clos entre deux femmes une nuit de cyclones. Léna se barricade dans sa case lorsqu’une jeune femme frappe à sa porte et lui demande refuge. Or, Léna a rompu avec le monde depuis de nombreuses années, elle est comme une femme en état d’épave et soudain elle est percutée par cette jeune voix qui lui demande de lui ouvrir. Lorsqu’elle va ouvrir la porte à cette jeune femme, d’autres portes en elle-même vont s’ouvrir, celles qu’elle avait verrouillées sur des secrets de famille qui la rongent et qui vont exploser sous l’œil du cyclone ».
Bernard, pouvez-vous nous présenter votre pièce « Moi chien créole » ?
BL : « C’est un monologue qui convoque un voyage nocturne avec un chien pour guide. Ce chien est en quête d’une humanité qu’il va rechercher en se rapprochant de deux personnages qui sont deux épaves : l’un en quête d’amour et l’autre en quête de vérité. Durant ce voyage, le chien va entrer en transe car, chaque fois que ces deux épaves ont des pensées fortes, ils se transforment et le chien lape cette transformation. Cela lui permet de rentrer dans l’esprit de ces personnages et de voir leurs pensées, la beauté de ces personnages malgré leur apparence extérieure assez repoussante. Ce voyage nocturne va l’amener vers une observation de la société et vers une force dont il va pouvoir se servir. »
Vos pièces ont aussi été sélectionnées l’année dernière, ont-elles été traduites uniquement pour ce festival Afrique en création ?
DF : « Oui, nous devions venir l’année dernière, nous avons dû reculer notre arrivée ici mais nos textes avaient déjà voyagé avant nous et effectivement, ils ont déjà été traduits et lus par des acteurs tchèques. »
Daniely, d’habitude le sous-titre du festival est « Nous sommes tous Africains » et cette année c’est « Nous sommes tous Africaines », pourquoi ce changement et qu’est-ce que cela vous évoque ?
DF : « Je crois que le festival veut cette année attirer notre regard sur la condition féminine et en particulier sur les violences faites aux femmes. La directrice du festival Lucie Nemečková me disait qu’elle avait gardé le ‘touS africaines’ au lieu de ‘toutes africaines’ pour attirer aussi la gent masculine et pour qu’ils se sentent concernés par ces problématiques qui ne sont pas uniquement aux femmes mais à l’humanité. »
Vous êtes impliquée dans la lutte contre les violences faites aux femmes et pour les droits des femmes, pouvez-vous nous expliquer la genèse de cet engagement et comment cela se retranscrit dans votre travail artistique ?
DF : « Justement l’origine de ‘Cyclones’ est un drame familial, que j’ai personnellement vécu, qui est le drame de l’inceste donc les violences intrafamiliales. A travers cette pièce je questionne ces rouages et les conséquences de tels drames dans les vies des personnes concernées. Dans mon écriture j’ai abordé ces sujets notamment dans une pièce qui s’appelle ‘La diablesse’ et qui mettait en scène une femme puissante inspirée de nos imaginaires, des personnages légendaires des espaces caribéens. Elle est en pleine possession de son corps et l’utilise à bon escient presque comme une arme. C’est donc effectivement un sujet qui me concerne mais j’ai également la responsabilité d’en parler aussi collectivement. Pour moi le théâtre n’est pas en vase clos, c’est une résonance : il est là pour percuter les consciences, le regard qu’on a sur nous-mêmes ou sur certaines situations mais aussi le déni que nous avons de celles-ci. Il m’importe beaucoup de pouvoir monter sur une scène comme nous montons sur le toit du monde pour le dire haut et fort et relayer des cris silencieux de toutes celles et ceux qui en sont victimes. »