Jiří Suchý : « Je regarde le monde avec les lunettes de l'humour »
Il est bien difficile de choisir la discipline artistique dominante dans l’œuvre surabondante de Jiří Suchý qui vient de fêter son 90e anniversaire. Comédien, metteur en scène, chanteur, instrumentiste, cinéaste, dessinateur, il est également un poète et écrivain original. C'est sur la facette littéraire de sa personnalité artistique exubérante que nous allons nous pencher aujourd'hui.
L'humour et la veine poétique
Pour beaucoup, l'âge de 90 ans serait le temps de la retraite et du repos, pour Jiří Suchý, c'est une période d'une activité fébrile. Il continue à travailler et à ajouter de nouvelles contributions à son œuvre déjà monumentale. Depuis l'âge de sept ans, où il a écrit son premier poème, il n'a pratiquement pas cessé d'écrire de la poésie car il écrit toujours des chansons et les paroles de ses chansons sont des poèmes dans lesquels se marient l'humour avec la veine poétique. Il constate d'ailleurs qu'il a renoué avec certaines tendances de la poésie tchèque des années 1920 :
« Si je devais choisir le poète qui a eu l'impact le plus grand et le plus profond sur moi, je dirais que c’était Vitězslav Nezval. C’est grâce à lui que j’ai appris que les poèmes ne sont pas de simples dictons mais quelque chose de très spécial. (…) Je voulais toujours jouer la comédie et écrire les paroles de mes chansons. J’étais donc attiré par le poétisme, ce mouvement d'avant-garde où les vers viennent à l’esprit du poète d’une façon tout à fait fortuite et le poète ne fait que les poser les uns après les autres. »
Héritier de la poétique du Théâtre libéré de Prague
Passionné de cinéma, Jiří Suchý rêve d'une carrière de cinéaste mais c'est finalement le théâtre qui lui permettra de faire valoir tous ses dons. Bien qu'il déclare avoir été complètement dépourvu de talent de comédien, il s'impose progressivement sur la scène en tant qu'auteur et interprète de ses chansons et de ses sketchs. Ses inspirations sont évidentes. Il est un admirateur ardent du duo formé par Jiří Voskovec et Jan Werich, ces comédiens et dramaturges qui ont créé à Prague, dans l'entre-deux-guerres, le célèbre Théâtre libéré - Osvobozené divadlo :
« Je les admire toujours et je tire toujours des leçons de leur création. Voskovec et Werich m’ont appris beaucoup de choses. Une de ces choses est l’usage de la langue tchèque dans la musique syncopée, dans le jazz, parce que le tchèque n’est pas une langue idéale pour le jazz comme l’anglais. Et autre chose - sur la scène je ne cherche pas à incarner le personnage, dans tous les rôles je reste toujours moi-même. C’est ce que j’ai appris grâce à Jan Werich. Et puis il y a l’humour. Voskovec et Werich parodiaient l’humour lascif des cabarets de basse catégorie, moi je parodiais le style de spectacles de variété de mon temps. Avec eux, j’ai appris à jeter un autre regard sur l’humour. »
Toute une palette de moyens littéraires
Ce genre spécifique de l'humour se manifeste dans toute la création de Jiří Suchý, dans les paroles de ses chansons, dans ses poèmes, dans ses contes, dans ses prestations sur la scène. Plus qu'un simple parolier, il est l'auteur de chansons dont les paroles peuvent exister indépendamment de la musique car se sont des poèmes accomplis. Dans la mer de la propagande idéologique, du pathos politique et de la langue de bois, ses vers malicieux étaient comme des îlots de sincérité et de liberté. Ils reflètent une vision perspicace et souriante du monde.
Avec une virtuosité époustouflante, il manie toute une palette de moyens littéraires, le rythme, la rime, les finesses de style. Il arrive toujours à divertir son public par une petite trouvaille, par des jeux de mots, par son esprit ludique et ses saillies subtiles et piquantes. Il est le maître de la poétisation des choses simples de la vie ordinaire et ne cesse de surprendre son public par des enchaînements d'associations presque surréalistes qu'il sait présenter avec une simplicité et une naïveté quasi enfantines. Il aime rire et faire rire les autres :
« La science a prouvé que le rire prolonge la vie, que ses effets sont bienfaisants pour toute une série d’organes, comme le diaphragme, le cerveau, etc., et par le rire nous avons prolongé notre présence dans ce monde. Cela revêt une grande importance pour ma vie. C’est peut-être pour cela que je n’ai jamais été gravement malade. Et si j’ai atteint un âge élevé, je le considère aussi comme le résultat du regard que je jette sur le monde, parce que je regarde le monde avec les lunettes de l’humour. »
L'histoire fabuleuse du théâtre Semafor
Cela ne veut pas dire cependant que l'existence de Jiří Suchý ait été idyllique. La longue série de ses succès est rachetée par de nombreux échecs et son chemin est plein d'embûches. Son théâtre Semafor qu'il a fondé déjà en 1959 avec son partenaire artistique Jiří Šlitr, se heurtait malgré son immense popularité à la censure, à la défiance et même à l'hostilité du régime autoritaire. Ce théâtre créé par le duo Suchý-Šlitr comme un instrument efficace de réalisation de leurs ambitions artistiques, est plusieurs fois en passe d'être fermé. Le fait que ce théâtre existe et prospère sous la direction de son fondateur encore aujourd'hui, est un petit miracle en soi.
Et le sort n'a pas épargné Jiří Suchý même dans sa vie personnelle. En 1969, la mort tragique lui a enlevé son meilleur partenaire artistique Jiří Šlitr, et il perd aussi sa première femme Běla et son enfant. On en vient à se demander dans quelle mesure ces tragédies personnelles se sont reflétées dans son œuvre :
« Dans mes chansons ne se reflète pas du tout ce que j’ai vécu. Mes chansons étaient des devoirs à accomplir puisque je devais les écrire pour mes pièces de théâtre. Il fallait que les chansons soient tristes, il fallait qu’elles soient mélancoliques, ou bien qu’elles soient rigolotes. Il n’y a eu que deux chansons qui me concernaient personnellement. La première s’appelle Les amis et j’y évoque ceux qui m’ont aidé à ne pas sombrer dans la période sombre de ma vie. C’étaient Charlot, Chesterton, Salvador Dalí et d'autres. Et la deuxième chanson sur ma vie s’appelle Je sais. Par rapport au nombre total des presque 1 400 chansons que j’ai écrites, ce n’est pas beaucoup. »
L'énergie inépuisable d'un nonagénaire
Auteur et interprète, Jiří Suchý a profondément marqué plusieurs générations du public et la popularité d'un grand nombre de ses chansons leur assure une place solide dans le patrimoine culturel tchèque. On les connaît, on les cite, on se les chante et Jiří Suchý est devenu bon gré mal gré un classique vivant. Au cours de sa longue carrière, il a écrit quelque 120 pièces de théâtre. Il est donc sans conteste le dramaturge tchèque le plus prolifique, mais il refuse de se reposer et continue à amuser et à intriguer son public. On s'étonne de son énergie qui ne le quitte pas malgré sa longévité. On aimerait savoir quelles sont les sources de sa fraîcheur d'esprit, de cette envie toujours renaissante d'écrire, de chanter, de monter sur les planches. Ce à quoi il répond :
« J’ai réalisé que le travail est un des moyens d’évasion. Et mon travail est de faire rire les gens. Si j’étais un balayeur, je serais heureux de pouvoir partir pour balayer la rue. Le travail est une chose formidable. Je suis workaholic et peut-être que je surestime un peu le travail, mais c’est le travail qui m’a tiré de tous mes déboires. Et jusqu’à présent, c’est l’élément le plus important de ma vie. »