Stanislas Mrozek : « En décembre 1988, personne ne pouvait dire ce qui allait se passer un an plus tard »
A l’occasion du 17 novembre, Radio Prague Int. a rencontré l’un des rares Français qui a vécu les événements de la révolution de Velours de l’intérieur. Stanislas Mrozek était alors Premier Secrétaire de l’ambassade de France à Prague et c’est également lui qui a organisé le désormais célèbre petit-déjeuner que François Mitterrand a partagé avec des dissidents tchécoslovaques, dont Václav Havel, le 9 décembre 1988 au Palais Buquoy. De retour à Prague en septembre 2021 en tant que directeur de l’Institut français, il a évoqué ses souvenirs d’une période très mouvementée :
« Cela nous ramène à quarante ans en arrière mais c’était un moment assez particulier que rien n’annonçait au début de cette affectation lorsque je suis arrivé en 1987, encore que nous puissions sentir que déjà dans cette partie du bloc socialiste, les choses commençaient à bouger du fait de l’élection de Mikhaïl Gorbatchev au poste de Secrétaire Général du Parti Communiste Soviétique. L’effet était variable selon les pays et en Tchécoslovaquie, il n’était pas du tout sensible de la part des autorités. Mais au sein de la société, nous sentions des mouvements d’espérance. Il y avait toujours eu en Tchécoslovaquie de la dissidence, ce qu’on appelle aujourd’hui l’opposition démocratique, ce qui me paraît être un terme beaucoup plus approprié. La dissidence rassemblait toutes les personnes qui, d’une manière ou d’une autre et selon des modalités qui leur appartenaient, s’opposaient et marquaient leur désaccord avec le régime communiste en place et sa dimension totalitaire. Ils étaient persécutés pour cet engagement à des degrés divers. »
Mon rôle en tant que Premier Secrétaire de l’Ambassade était d’établir le lien avec cette opposition, principalement représentée par la Charte 77 mais aussi par la section de jazz par exemple et plusieurs personnalités indépendantes.
« Mon rôle en tant que Premier Secrétaire de l’Ambassade était d’établir le lien avec cette opposition, principalement représentée par la Charte 77 mais aussi par la section de jazz par exemple et plusieurs personnalités indépendantes. La difficulté était qu’au nom de nos valeurs humanistes et républicaines, la France, par l’intermédiaire de son ambassade, se devait de connaître ces personnes, de leur apporter un soutien moral, de les écouter, tout en maintenant les relations d’Etat à Etat avec les autorités tchécoslovaques de l’époque. Nous étions donc sur une ligne de crête très fine dans la mesure où il fallait que notre action vis-à-vis des dissidents soit connue car cela leur apportait une forme de sécurité, sachant que ce qui pourrait leur arriver serait immédiatement connu de notre part et serait susceptible d’amener des réactions politiques. Mais il ne fallait pas tomber dans la provocation vis-à-vis des autorités tchécoslovaques, au risque de compromettre toute cette action. Je travaillais donc avec la discrétion voulue, sous la direction de l’ambassadeur de l’époque, mais avec régularité et continuité, avec tout le spectre d’opinions et d’orientations idéologiques que comprenait la Charte 77. »
Dissidents et parents d'élèves
« La Štěpánská (Štěpánská 35, locaux actuels de l’Institut français, ndlr) était à l’époque un lieu privilégié de rencontre avec cette dissidence car la médiathèque était ouverte mais il nous fallait être très prudents et attentifs à ne pas susciter de réactions de la part des autorités, réactions qui pouvaient être variables et inattendues. Il y avait aussi par hasard une petite école française dans ces locaux, que fréquentaient mes enfants et ceux de Petr Uhl donc en tant que parents d’élèves à la sortie des classes, cela nous donnait une occasion naturelle de nous rencontrer, d’autant que Petr Uhl est parfaitement francophone et cela facilitait les contacts. Mais il n’était pas le seul avec lequel j’avais des relations très suivies, il y avait aussi Jiří Dienstbier qui allait devenir le ministre des Affaires étrangères du président Havel. Je connaissais aussi très bien le père Václav Malý, actuellement évêque auxiliaire, Miloš Hájek, évidemment Václav Havel que, pour des raisons d’opportunité et d’agenda, je voyais moins souvent. Je l’ai rencontré environ une demi-douzaine de fois dans son appartement. »
« Lorsque le président Mitterrand a décidé de se rendre en Tchécoslovaquie dans le cadre d’une tournée des pays de l’Est dont l’étape suivante allait être la Bulgarie, il était acté qu’il y aurait une séquence dite ‘privée’ de rencontre au Palais Buquoy avec des représentants de la dissidence. Cela avait été dit dès le début aux autorités tchécoslovaques. Nous pouvons imaginer qu’elles avaient grimacé en apprenant cela mais elles n’ont pas eu le choix. Il y avait un précédent avec le voyage du ministre Roland Dumas en 1986 durant lequel il avait rencontré brièvement Miloš Hájek dans des conditions semi-clandestines. Mais cette fois-ci, dans la mesure où il s’agissait du président de la République, il fallait évidemment que la rencontre ait une dimension particulière. Jusqu’au dernier moment, nous n’étions pas sûrs de la réaction des autorités tchécoslovaques. Cela pouvait mal finir. »
Havel et sa trousse de toilettes
« L’Ambassade avait invité les dissidents de telle façon qu’ils représentent tout l’éventail de la dissidence. Un des principaux opposants au petit-déjeuner était Václav Havel lui-même qui, deux jours avant la venue du président, avait publié un éditorial dans Le Monde dans lequel il demandait à François Mitterrand de ne pas se rendre en Tchécoslovaquie car il voyait cela comme une forme de légitimation du pouvoir en place alors que la dissidence considérait ce pouvoir comme totalement illégitime puisqu’il n’avait pas été démocratiquement choisi. »
« Le petit-déjeuner a ainsi commencé par un échange amusé entre le président français et le futur président tchèque. Havel a alors sorti de son sac une brosse à dent qu’il avait apportée au cas où il se ferait arrêter en sortant de l’ambassade. Il a ensuite été arrêté pour d’autres raisons mais s’il l’avait été le 9 décembre, cela aurait été un camouflet que les autorités tchécoslovaques ne pouvaient pas se permettre. Ce petit-déjeuner a en effet été un moment très fort pour marquer la solidarité de la France envers cette opposition démocratique. Il a également symbolisé l’espérance car les échanges ont été très riches et denses. Nous avons essentiellement parlé des effets que pouvait avoir sur le gouvernement tchécoslovaque ce qui se passait alors en Union Soviétique et en Pologne et nous avons conclu que tout pouvait arriver. Si les évolutions allaient dans le bon sens, les résistances internes du ‘béton’ du parti n’étaient pas à minimiser. En décembre 1988, personne ne pouvait dire ce qui allait se passer un an plus tard. »
Vous avez donc rencontré Havel pendant ce petit-déjeuner. En décembre prochain, nous commémorerons les dix ans de son décès. Pouvez-vous dire un mot sur ce personnage que vous avez rencontré alors qu’il était encore dissident mais qui deviendra quelques mois plus tard président de la République ?
Même s’il était parfois perdu dans la foule de son appartement, nous sentions une présence forte.
« Havel n’a pas été le dissident que j’ai rencontré le plus souvent et donc que je connaissais le mieux. Du souvenir que j’en ai, il était très entouré. Son appartement était plein à chaque fois que je m’y suis rendu, il y avait des amis personnels, d’autres membres de la dissidence, des journalistes, des visiteurs occidentaux souvent anglo-saxons… Il parlait toujours d’une voix égale et posée, il avait une perception lucide de la situation. Par rapport à Dienstbier ou au père Malý, je le trouvais plus réservé, peut-être une forme de timidité. Il n’y avait pas la même exubérance que chez Malý. Malgré la simplicité du personnage, il y avait une certaine aura qui se dégageait de lui. Même s’il était parfois perdu dans la foule de son appartement, nous sentions une présence forte. Même si c’est facile de dire cela avec le recul du temps, je pense qu’il y avait déjà là un réel destin. »
Forces de l'ordre tendues
Quel rôle ont eu l’ambassade de France et ce petit-déjeuner dans la suite des événements et notamment dans les différentes manifestations organisées les mois suivants, à commencer par celle du 10 décembre 1988, et qui aboutissent à la révolution de Velours en novembre 1989 ?
« Aucun, ce n’était pas de notre faute ! Je faisais moi-même partie de la piétaille, non pas qui manifestait, mais qui était aussi dans la rue et qui regardait ce qu’il se passait car il fallait rendre compte à Paris des événements le plus rapidement possible. Mon quotidien pendant les manifestations, y compris celle du 17 novembre, se résumait à des allers-retours entre la rue et mon bureau. Je regardais ce qu’il se passait, avec des moments d’une tension extrême, en particulier lorsque nous voyions la détermination des forces de l’ordre. Cela dégageait une ambiance assez particulière. La violence était contenue et les forces de l’ordre, souvent très jeunes, étaient tendues et pas dans leur état normal. C’était très différent des manifestations que j’avais pu connaître en tant qu’étudiant en France. C’était difficile de craindre que n’importe quoi pouvait avoir lieu de brutal, voire de tragique. »
Avez-vous compris que vous viviez un moment historique pendant ces manifestations ?
« Non, pas du tout ! Nous nous en sommes rendu compte bien après. Nous nous sommes retrouvés en plein milieu de la bataille sans réaliser la portée historique du moment. Ce qui comptait, c’était l’instant et de récolter le maximum d’informations sur la situation avec les contacts épisodiques et fugaces que j’avais avec mes interlocuteurs. Je les rapportais ensuite à Paris avec des éléments d’analyse pouvant servir à établir la politique de notre ministère, même si nous ne pouvions alors rien conclure. Il ne s’agissait pas de faire concurrence aux agences de presse qui faisaient ce travail plus vite que nous. C’étaient des moments d’une grande intensité et d’une grande fatigue. Quand les choses se sont calmées, tout le monde a respiré et était content que ce se soit fini de cette manière. »
Vous étiez toujours Premier Secrétaire de l’ambassade pendant la révolution de Velours. Comment avez-vous vécu cet événement ? J’imagine que cette période a été très intense diplomatiquement parlant.
« Dès que nous avons appris qu’il y avait une manifestation commémorant celle des étudiants en 1939, je me suis rendu sur place avec des collègues d’autres ambassades. Nous étions sur le côté pour regarder ce face-à-face et écouter les slogans que scandaient les manifestants. Au bout d’un moment, je suis rentré pour écrire ce que j’avais vu et envoyer une note à Paris. Une rumeur faisait état d’un mort à Národní třída où il y avait effectivement des traces de sang sous un porche. Mais cette rumeur s’est avérée fausse. S’agissait-il d’une provocation ou d’une erreur involontaire… C’était l’un des épisodes les plus intenses. Quant à savoir que le 17 novembre serait un moment charnière, nous ne pouvions pas le dire sur le coup. »
Quand l’avez-vous réalisé ?
« Ce n’est que quand nous avons remonté le fil des événements que nous en avons pris conscience. Il y a ensuite eu la démission de Miloš Jakeš puis l’élection de Václav Havel. Tout cela s’est enchaîné très rapidement, c’était assez spectaculaire. Si nous voulons comparer les situations, la Pologne a connu un changement progressif, par étapes, avec la table-ronde, les élections de juin, la nomination du premier gouvernement… Tout cela s’est étalé sur une année. »
De Prague à Prague via Tirana, Bruxelles, Francfort, Düsseldorf, Moscou, Luxembourg et Skopje
Quel a été votre parcours avant et après Prague ?
« J’ai beaucoup de plaisir à retrouver cette ville de Prague qui a changé depuis mais pas tant que cela car nonobstant tous les acquis de la révolution de Velours et le temps écoulé, je ressens une certaine familiarité avec les lieux que j’avais déjà fréquentés, même si je ne travaille plus au même endroit. J’avais déjà pris mes marques dans la ville en deux ou trois jours et mes connaissances en langue tchèque me sont vite revenues. Ce n’est donc pas un retour, plutôt des retrouvailles. »
« Je suis entré au ministère des Affaires Etrangères en 1985 grâce au Concours d’Orient qui recrute essentiellement sur la base de connaissances des langues orientales, des langues slaves aux langues africaines, et de la géographie et de l’histoire des régions qui s’attachent à chaque périmètre linguistique. Après deux années passées à l’Ecole Centrale de Paris comme il est d’usage, j’ai été envoyé à l’étranger et mon premier poste a été Prague car j’avais été affecté à la Sous-direction d’Europe orientale et la Tchécoslovaquie figurait entre autres pays dans mon portefeuille. D’une manière assez naturelle, je suis donc venu à Prague de juin 1987 à mars 1990. J’ai ensuite eu plusieurs postes en Europe : Tirana, Bruxelles, Francfort, Düsseldorf, Moscou, Luxembourg… Je viens de revenir à Prague où je suis affecté depuis un mois et j’étais juste avant à Skopje en Macédoine du Nord. »
Vous venez d’arriver au poste de directeur de l’Institut Français de Prague. Que vous inspire cette nouvelle nomination ?
« C’est un grand challenge pour moi qui se combine avec mon dernier poste à l’étranger car après mes trois années ici, je retournerai à l’administration centrale avant de partir à la retraite puisque tel est le parcours. Venir à Prague en ce moment est un véritable défi car c’est la première fois dans ma carrière où je suis pleinement en charge d’affaires culturelles. J’ai déjà eu à m’en occuper dans de précédentes affectations mais sous un angle plus administratif et financier. Il s’agit là de la direction de l’Institut Français de Prague qui est une très grande maison, qui a célébré l’année dernière son centième anniversaire, avec une équipe nombreuse et compétente, aux missions multiples qui vont de l’enseignement du français à la programmation et à l’activité d’une vraie salle de cinéma, en passant par des salles d’exposition, une cafétéria… L’ensemble est donc très divers et varié, dont je suis collégialement le responsable et le chef d’orchestre. »
« Nous sommes dans une situation particulière où il s’agit de faire preuve, comme beaucoup d’autres administrations, de résilience, c’est-à-dire qu’il nous faut repartir après l’épreuve du Covid qui a entraîné un arrêt ou une stagnation complète de nos activités. Il faut relancer toutes ces activités et définir des axes de programmation en relation avec la grande échéance de 2022 qu’est la présidence française de l’Union européenne, suivie par la présidence tchèque. Nous allons donc avoir une année 2022 riche en échéances sur lesquelles nous travaillons. Ce mandat arrive donc à un moment assez particulier dans ma carrière mais très intéressant, dense et exigeant mais je l’aborde avec beaucoup de confiance car je suis entouré d’une équipe compétente avec des personnes qui sont des professionnels dans leur domaine et d’un personnel nombreux, même si nous ne sommes jamais trop nombreux compte tenu des missions à accomplir. »
« Mon périmètre d’action comprend aussi les relations avec les différents lycées tchèques ayant des sections européennes ou bilingues, avec le réseau de nos six Alliances Françaises en province, ainsi qu’avec le Lycée français de Prague et le CEFRES (Centre français de recherches en sciences sociales) rattaché à l’Université de Prague. Cela représente une nébuleuse d’entités linguistiques et culturelles qu’il faut animer, qui nous sert de relais d’influence pour collecter des informations sur le pays et sur les actions à mener. »