Fusillade du 21 décembre 2023 : « J’étais au bon endroit lors d’un événement tragique… »
Une fraction de seconde lui a fait prendre une décision qui a sauvé la vie de dizaines d’étudiants et d’enseignants à la Faculté des Lettres de l’Université Charles, alors qu’un jeune homme muni d’une arme semi-automatique fauchait les gens qu’il croisait dans les couloirs : lorsque la nouvelle d’une fusillade arrive dans le séminaire d’historiographie auquel il assistait, Tomáš Hercík n’a pas hésité. Au péril de sa vie, il a décidé d’aller prévenir les personnes des étages supérieurs du bâtiment de la faculté. Alors que la Tchéquie s’apprête, samedi, à commémorer les victimes de la tuerie qui a fait 14 morts et 25 blessés, le jeune étudiant en histoire a bien voulu partager avec nous ses souvenirs de cette journée funeste du 21 décembre 2023.
« Le 21 décembre était pour moi un jour comme les autres. Nous avions en effet des séminaires, je suis allé en cours ce jour-là, et je devais aussi présenter deux exposés ce jour-là dans le cadre des séminaires, donc c’était vraiment un jour où je serais à la fac dans tous les cas. Les séminaires du matin se sont déroulés comme prévu. Après l’avant-dernier séminaire, nous avons traversé le bâtiment pour aller au séminaire qui commençait avec madame Tinková. Il me semble qu’elle a été invitée à s’exprimer sur votre antenne, n’est-ce pas ? »
En effet, Daniela Tinková, spécialiste de la Révolution française et qui avait bien voulu témoigner pour nous l’an dernier au lendemain de la fusillade…
LIRE & ECOUTER
« Le séminaire de madame Tinková se déroulait au deuxième étage. Déjà, à ce moment-là, des rumeurs ont commencé à circuler dans le bâtiment : des policiers étaient apparemment à l’accueil, près de la loge, et semblaient chercher quelqu’un. Nous avons plaisanté en disant que c’était probablement encore une histoire de livres volés ou non rendus, et qu’ils étaient là pour enquêter, tout cela dans une ambiance un peu légère, propre à l’atmosphère de Noël. Puis le séminaire a commencé. Trois quarts d’heure après le début du séminaire, un étudiant faisait sa présentation et c’est alors qu’un membre du personnel est arrivé pour informer madame Tinková qu’il avait reçu un SMS : ce message disait qu’il y avait des coups de feu à l’étage supérieur ou qu’une personne armée s’y trouvait. Madame Tinková a interrompu le cours, et nous avons commencé à discuter de ce qui se passait. Quand nous avons pris conscience de la gravité de la situation, j’ai décidé de monter à l’étage pour aider les gens. Une amie m’a ensuite rappelé certains de ces détails, car dans le stress et la rapidité de mon départ de la salle, je ne me souviens pas de tout. Tout était un peu flou. »
Donc vous ne vous souvenez pas exactement de ce que vous avez pensé à ce moment-là ? Qu’est-ce qui vous est passé par la tête ?
« Je me souviens précisément de ce qui me traversait l’esprit, de ce que je m’étais dit que je devais faire, mais il y a des choses que j’ai oubliées. Je sais que j’ai quitté la salle de cours très rapidement, mais je ne me rappelle pas exactement le moment où je me suis levé de ma chaise. Ce dont je me souviens, c’est que j’ai traversé la porte et que je suis immédiatement monté par l’escalier arrière vers l’étage supérieur. Ce n’est qu’ensuite que j’ai appris que madame Tinkova, accompagnée de quelques étudiants, était sortie également, probablement pour me suivre. Heureusement, ils ont pris l’autre escalier, celui qui s’arrête au troisième étage, contrairement à moi. Moi, j’ai pris l’escalier arrière qui va directement du deuxième étage au quatrième. »
Un an plus tard, comment expliquez-vous le fait que vous soyez parti en haut du bâtiment, d’une minute à l’autre ?
« La première pensée qui m’est passée par la tête a été qu’il se passait probablement vraiment quelque chose en haut, que ce n’était pas une simple plaisanterie de Noël. Je me suis donc dit qu’il y aurait probablement besoin d’aide là-haut, qu’il pourrait déjà y avoir quelqu’un de blessé, ou au contraire des personnes qui ne savaient pas du tout ce qui se passait. Je savais qu’il fallait que j’aille aider quelqu’un ou, au moins, que je prévienne quelqu’un et que je me rende utile. Je ne pouvais pas me permettre de rester figé sur place. »
N’avez-vous pas pensé que vous auriez pu croiser l’auteur de la fusillade en montant et vous mettre en danger ? Je me souviens d’un entretien où vous disiez que vous l’aviez entraperçu quelque part…
« En montant les escaliers, je dois avouer que je ne pensais pas à cela. Lorsque j’ai entendu les coups de feu, j’ai compris qu’ils venaient de loin, d’après l’écho du bruit dans le couloir. Bien sûr, j’ai envisagé qu’il puisse y avoir une deuxième personne, mais comme j’ai vu que personne ne montait les étages derrière moi, je me suis dit que la seule possibilité de rencontrer quelqu’un ou de tomber sur cette personne était au quatrième étage. En chemin, j’ai averti quelqu’un de descendre directement. Plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait de personnes que madame Tinková a ensuite croisées alors qu’elles redescendaient du troisième étage vers la salle de classe. Ensuite, j’ai avancé prudemment dans le couloir, accroupi, car le bruit des coups de feu devenait de plus en plus fort. Quand je suis arrivé à l’angle du couloir, je me suis approché prudemment, accroupi, sans m’exposer directement. J’ai jeté un coup d’œil derrière le coin du mur, et j’ai vu quelqu’un marcher. À ce moment-là, je n’ai pas immédiatement pensé que cela pouvait être lui. Mais je me suis posé la question. L’individu semblait s’éloigner, mais il n’était pas logique qu’il se dirige là d’où venaient les coups de feu, encore moins avec une démarche apparemment calme, sans paniquer. N’importe qui dans cette situation aurait sûrement réagi en paniquant. »
Combien de personnes avez-vous réussi à avertir ? Avez-vous eu l’occasion de parler avec elles par la suite ?
« Déjà au Rudolfinum, où nous avions été évacués, j’ai essayé de me remémorer, tout au long de la soirée, combien de personnes j’avais croisées là-bas, celles que j’avais averties et celles qui se trouvaient au quatrième étage. D’après mes calculs, il s’agissait d’environ sept ou huit personnes dans ce premier temps. Je me souviens de certains visages mais certains d’entre eux ne m’ont pas contacté après coup, ce que je ne prends pas mal, bien sûr. Je fais aussi mes estimations en fonction des salles de classe dans lesquelles j’ai réussi à entrer pour prévenir les gens. Certains se sont fait connaître pour me remercier, et au fil de l’année, j’en ai rencontré certains en personne. Je peux même dire qu’avec deux d’entre eux, une amitié solide s’est développée. »
À quel moment avez-vous finalement rencontré les policiers ? Que vous ont-ils dit ?
« C’est une longue histoire. Entre le moment où j’ai quitté la salle de classe en courant et celui où j’ai rencontré les policiers, d’après ce que j’ai appris ensuite, il s’est écoulé environ 8 ou 9 minutes. Pendant tout ce temps, j’étais en mouvement à travers tout le bâtiment. En ce qui concerne les autres étages, le deuxième et le troisième, je ne serai probablement jamais capable de comptabiliser exactement combien de personnes j’ai pu prévenir ou combien de personnes j’ai incitées à partir. Je me disais alors c’était que le responsable de la fusillade devait se trouver à l’étage supérieur et je n’ai jamais pensé qu’une personne qui ouvrait une porte au deuxième ou au troisième étage puisse représenter une menace. Après avoir parcouru le bâtiment, je suis redescendu au deuxième étage. Là, j’ai entendu le bruit des talkiewalkies de la police, leur radio, indiquant qu’ils progressaient étage par étage en montant. Quand j’ai rencontré les premiers officiers, je leur ai fait de grands signes pour qu’ils me suivent, leur expliquant que le tireur ne se trouvait pas au deuxième ou au troisième étage, mais qu’il y avait des tirs au quatrième. Ensuite, ils m’ont identifié et m’ont posé des questions sur ce que j’avais vu. Ils m’ont également confirmé qu’ils avaient des informations indiquant que le suspect était au quatrième étage – ce que je savais déjà. Je leur ai montré le chemin, les sorties possibles et le périmètre où la personne se déplaçait. Malheureusement, c’est dans cette zone que j’ai vu des choses terribles, des scènes que je porte encore en moi aujourd’hui chaque fois que j’entends parler du quatrième étage. Mais je préfère ne pas m’étendre sur ces souvenirs. »
Votre nom est apparu peu de temps après la fusillade comme celui d’un héros qui a sauvé la vie de ses camarades. Comment avez-vous vécu ces semaines où vous répondiez aux médias et étiez ainsi exposé à la lumière ?
« Je préfère éviter le terme de ‘héros’. Je dirais simplement que j’étais au bon endroit à la faveur d’un événement tragique et que j’ai su, plus ou moins, quoi faire. C’est ainsi que je me définirais. En ce qui concerne les médias, dès le lendemain de l’événement, quand je suis retourné à la faculté pour y allumer une bougie et déposer une couronne, une chaîne de télévision allemande m’a approché sans savoir à qui ils avaient affaire. J’ai dit deux ou trois phrases en allemand, puis je suis parti. L’intérêt des médias a véritablement commencé après que quelqu’un à la Télévision tchèque a établi un lien entre moi, ce jour tragique, et l’événement commémoratif du 4 janvier. Par la suite, la télévision tchèque m’a contacté, et un documentaire sur cette journée tragique et l’ensemble de l’événement a été tourné en janvier. Puis d’autres médias m’ont également sollicité. Parfois, j’ai accepté de participer dans un cadre plus général, où il ne s’agissait pas directement de moi, et d’autres fois, j’ai simplement décliné leur invitation. »
Comment se sont déroulés pour vous les mois suivant la fusillade d’un point de vue psychologique ?
« Le 21 janvier, soit un mois après la fusillade, j’étais de retour lors de la réouverture de la faculté. En réalité, dès le 23 décembre, j’avais récupéré quelques affaires à l’entrée de la faculté. Par ces petits pas progressifs, j’ai essayé de me faire à l’idée qu’un jour, je retournerais étudier dans cette faculté. Cela a été d’autant plus facile lorsque le nouveau semestre a commencé. Je n’ai pas ressenti de poids écrasant lié à cette journée sur moi-même. Bien sûr, l’an dernier, les fêtes de Noël et le Nouvel an ont été un peu particuliers, différents, pas seulement pour moi, mais pour tous ceux qui ont été touchés par ces événements. Mais j’ai essayé de continuer à avancer. Mes amis les plus proches m’ont beaucoup aidé, et, une fois que je me suis senti mieux, j’ai voulu offrir la même possibilité à d’autres collègues, voire à des enseignants. Je leur ai dit qu’ils pouvaient venir me parler ou me confier quelque chose s’ils en ressentaient le besoin. J’ai essayé d’être, ce que nous appelons en Tchéquie, comme un ‘saule’, c’est-à-dire une oreille attentive et silencieuse. Un ami ou un collègue pouvait venir se confier à moi, et je les écoutais sans juger, comme une sorte de confident, pour les aider à se soulager. »
Pensez-vous que le soutien de la sphère académique et de la direction de l’université a été suffisant ?
« L’aide psychologique proposée par la faculté a été suffisante. Dès les premiers jours, avant le Nouvel An, il nous a été possible de participer à des séances de thérapie individuelles ou collectives. Plus tard, en janvier, dans le cadre du mois dédié à la faculté, un container avec une inscription indiquant ‘aide psychologique’ avait été installé place Jan Palach. Des psychologues, dont certains étaient directement liés à la faculté, étaient présents. Je connais certains d’entre eux personnellement, et leur empathie et compréhension ont été très appréciables. J’ai aussi été touché par la manière dont l’université a communiqué avec le public, essayant de calmer les esprits et s’efforçant de canaliser le sensationnalisme des premiers jours. Ces efforts, conjugués à un recul progressif de l’intérêt médiatique pour l’événement, ont permis de créer un climat plus propice à la thérapie et à la reconstruction. Des activités thérapeutiques ont été organisées à la faculté. Nous avons même eu un poney et un chien thérapeutiques qui viennent encore régulièrement à la fac. Leur présence améliore visiblement l’humeur des étudiants et du personnel, certains les prennent en photo, d’autres leur font des câlins. Ces animaux, tout comme les collègues qui, jusqu’à la fin du semestre d’été, tenaient un stand au deuxième étage pour discuter avec les gens, ont été extrêmement bénéfiques pour notre communauté. »
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’anthologie que vous avez préparée à l’occasion du premier anniversaire de la fusillade…
« À l’origine, il s’agissait d’un projet de David Vichnar et de son ami Louis Armand. J’ai été invité à y participer dès le début. David est, pour ainsi dire, la figure d’autorité qui représente les enseignants, tandis que moi, je suis impliqué en tant qu’étudiant. Ce projet n’est donc ni une simple initiative étudiante, ni une initiative exclusive des enseignants. L’anthologie doit paraître le 21 décembre. Notre objectif est de permettre non seulement aux proches des victimes, mais aussi à d’autres collègues, étudiants et personnes affectées par cet événement, de pouvoir exprimer leurs souvenirs, leurs émotions et leurs pensées. La publication, bilingue tchèque et anglais, sera ensuite diffusée en PDF via la faculté et n’est liée à aucune maison d’édition, car nous ne voulons pas que quiconque tire un profit financier de ce projet. »
Tomáš, comment allez-vous un an après ces événements tragiques ?
« Je ne peux pas dire qu’à chaque fois que j’entre dans le bâtiment, la première chose qui me vienne à l’esprit, c’est la fusillade. Heureusement ce n’est pas le cas. J’y étudiais avant, et j’y étudie encore aujourd’hui. Je ne me sens pas mal et je pense que j’ai réglé ce qu’il fallait en moi. Je suis heureux de voir que nombre de mes camarades aussi fréquentent la fac sans sentiment négatif, voire même avec plaisir, et qu’ils peuvent poursuivre leurs études avec succès. Donc non, je ne sens pas de choses négatives, et j’ose espérer que pour tout le monde dans la communauté universitaire, cette période de l’Avent et les fêtes de Noël se dérouleront plus calmement et plus paisiblement que l’an dernier. Après Nouvel an, il nous reste à affronter une nouvelle période de partiels, que j’espère réussie, avant d’entamer le semestre d’été. »