Les NFT investissent Prague, ou quand le virtuel rencontre le réel
Cet automne a ouvert à Prague la galerie Crypto Portal, la première galerie de NFT en République tchèque. Encore méconnue d’une partie du grand public, cette forme d’art numérique connaît un succès spectaculaire depuis plusieurs années.
A deux pas de l’horloge astronomique à Prague, il est une bien étrange cave. Ce n’est toutefois pas tant l’architecture du XIIe siècle qui fait de cette cave un espace insolite, mais plutôt l’exposition qu’elle renferme. Depuis le 15 octobre, en effet, les curieux peuvent parcourir dans les sous-sols du 24 place de la Vieille-Ville, qui abrite également le musée de l’art de l’illusion, une exposition singulière de quarante écrans présentant des images connues sous le nom de NFT, des ‘non-fungible tokens’, en français des ‘jetons non fongibles’, nouveaux symboles de l’appropriation récente du numérique par l’art contemporain, comme le rapporte pour ČTK, Jakub Bechyně, le copropriétaire de la galerie Crypto Portal :
« Le développement de l’art numérique, porté en grande partie par les NFT a été l’une des évolutions les plus passionnantes de ces derniers temps. Notre objectif est de mettre en lumière certaines des œuvres incroyables de la sphère du numérique sur fond d’événements historiques réels, de les rendre accessibles à un public plus large et d’offrir une nouvelle expérience aux plus de 100 000 personnes qui visitent chaque année le musée de l’art de l’illusion à Prague. »
Un NFT est avant tout un ensemble de données uniques et non-interchangeables associées à un contenu numérique, que ce soit une image, une séquence vidéo, un mème ou encore un tweet. Ces données renseignent, par exemple, sur l’identité du créateur, celle du propriétaire actuel, le numéro de série ou encore la date de création du fichier numérique en question. Il s’agit, en somme, d’un certificat d’authenticité qui atteste que telle image, telle vidéo, ou tel autre contenu numérique, est bien l’original et non pas une simple copie trouvable en quelques clics sur Internet. Ce gage d’authenticité confère à un NFT une forme de rareté et, par conséquent, de la valeur.
Jusqu’à présent les contenus numériques pouvaient être soumis à des droits d’auteur, dorénavant ils peuvent également être achetés et revendus à l’infini sur des marchés créés à cet effet, en dehors des schémas traditionnels de l’art matériel, comme le confie David Kořínek, directeur du Centre d’études audiovisuelles de l’Académie du film de Prague :
« La très grande majorité de ces œuvres proviennent d'Internet. Elles étaient par conséquent simplement destinées à Internet et n’avaient pas vocation, contrairement à la manière dont nous percevons l’art contemporain, à être présentées dans des galeries et à devenir un quelconque élément à part entière de l’art contemporain. A présent, la plupart de ces NFT viennent de cet environnement numérique, de la ‘tradition du mème’ par exemple que nous avons sur Internet depuis longtemps, avec un visuel et un graphisme qui sont en quelque sorte une forme de Street Art conçu pour Internet. »
Les premiers NFT sont apparus en 2014 mais ce n’est qu’en 2017 qu’ils ont commencé à gagner en popularité avec notamment CryptoPunks, ces portraits d’hommes et de femmes hautement pixélisés, ou CryptoKitties, ce jeu en ligne qui proposait aux joueurs d’adopter et d’échanger leurs chats virtuels. Aujourd’hui les NFT ont conquis aussi bien les jeux vidéo que l’art ou même le sport à l’image de séquences vidéo de paniers de la NBA qui se revendent à prix d’or.
Les NFT s’échangent sur des plateformes en ligne spécialisées comme OpenSea, où ils sont proposés à l’achat en cryptomonnaie. Les transactions s’effectuent le plus souvent en Ether, l’une des cryptomonnaies les plus utilisées dans le monde avec le Bitcoin. Les NFT reposent ainsi sur la technologie de la blockchain qui assure sécurité et transparence en retraçant l’ensemble des transactions réalisées en cryptomonnnaies.
Les motivations derrière l’achat de tels contenus sont multiples. Les NFT s’adressent en premier lieu à des collectionneurs. Les NFT étant par définition des œuvres non fongibles, c’est-à-dire uniques et non interchangeables, leur valeur réside dans leur rareté. L’univers des NFT est par conséquent un marché hautement spéculatif. Les titres de propriété sont achetés et vendus en continu, contribuant ainsi à entretenir la hausse des prix.
Ces sommes élevées n’ont cependant pas effrayé Petr Mára, youtubeur tchèque, qui a franchi le pas il y a quelques mois, en acquérant un CryptoPunk pour 32 éthers (environ 40 000 euros alors). Il témoigne :
« Je me demandais ce que c’était de posséder quelque chose dans un environnement en ligne. Une personne normale dirait que c’est un non-sens complet, car vous achetez quelques kilo-octets que vous pouvez télécharger gratuitement. Pour beaucoup de gens, cela n’a aucune valeur. […] Mais oui, je suppose que dans quelques années, posséder l’un des premiers NFT sera comme lorsque vous trouvez aujourd’hui des vestiges de l’Egypte ancienne. »
Comme tout milieu sujet à la spéculation, le monde des NFT présente des risques, liés à la spéculation elle-même et à la volatilité des cryptomonnaies. Ceux qui investissent dans ce secteur doivent être prêts à faire une croix sur l’argent qu’ils engagent et être préparés à ne pas le récupérer si la situation venait à évoluer de manière défavorable.
Pour l’heure en tout cas, le marché des NFT ne s’est jamais aussi bien porté. La crise sanitaire et la fermeture de nombreuses galeries d’art ont favorisé d’une certaine façon l’intérêt pour cette nouvelle forme d’art accessible depuis Internet. En 2020, le marché des NFT a atteint 250 millions de dollars, contre 63 millions en 2019. En mars 2021, le co-fondateur de Twitter, Jack Dorsey, a vendu la version numérique originale de son premier tweet publié en 2006 pour 2,9 millions de dollars. Le même mois, l’œuvre numérique de l’artiste américain Beeple, intitulée : « Everydays : The First 5000 Days » et représentant un collage de 5000 images en tout genre prises chaque jour pendant plus de treize ans, s’est vendue 69,3 millions de dollars aux enchères chez Christie’s, un record pour un NFT.
Si le marché des NFT est bel et bien en plein essor, seul le temps permettra de dire rétrospectivement s’il s’agissait d’une simple bulle spéculative ou alors d’un véritable tournant dans le monde de l’art et du numérique. En attendant, la galerie Crypto Portal reste ouverte au public et à tous les curieux qui veulent découvrir cet univers peu ordinaire.