Nous l’Europe par le Petit Théâtre Français
Les 23 et 24 juin, le collectif Petit Théâtre Français (PTF) de Prague jouera Nous l’Europe d’après Laurent Gaudé, au Divadlo Kolowrat. La troupe a choisi de reprendre l’œuvre déjà jouée il y a plus de deux ans, en pensant sa (re)création à la lumière du présent.
Des voix s’élèvent, s’entremêlent, se répondent. Comme chaque mercredi soir au Lycée Français vidé de ses élèves, sur les tapis du gymnase, les comédiens du Petit Théâtre Français répètent. Assis en cercle, ils parcourent les pages du texte qui commence à rentrer, comme on dit chez eux. Dans quelques semaines, ils retrouveront avec émotion le public avec Nous l’Europe, une œuvre poétique inclassable de l’écrivain contemporain Laurent Gaudé, mise en scène pour la première fois au Festival d’Avignon en 2019 par Roland Auzet. Nous l’Europe ou Le Banquet des peuples, son sous-titre, raconte et interroge l’histoire de l’Europe comme un récit partagé et pourtant pluriel. C’est précisément cet aspect qui a séduit Sophie Knittl-Ottinger, la metteuse en scène du Petit Théâtre Français :
« La choralité, la collectivité, le fait qu’il n’y ait pas une personne mais tout un collectif qui s’empare, qui se transmet, la parole, qui se cumule. Ce qu’on a, cette mixité, il n’y a pas une personne qui prend la parole pour tous. Chacun vient se cumuler, vient s’ajouter pour apporter sa petite pierre à l’édifice et c’est aussi ce que nous sommes. Ils seront douze, dont un danseur, qui est je dois le dire, membre du Ballet national de Prague! Et pour le 24 juin, nous aurons à priori deux danseurs en plus. »
Pas de personnages mais un chœur de comédiens, un récit polyphonique en somme. Le collectif avait déjà présenté cette pièce en janvier 2020, lors de leur dernière série de spectacles, leur « Zone de turbulence théâtrale », de l’avant-crise sanitaire. Aujourd’hui, en juin 2022, des comédiens sont partis, d’autres sont arrivés. Tant de choses ont changé et d’autres restent les mêmes. Pour Sophie Knittl-Ottinger,
« Des choses qui avaient été trouvées sont pour moi évidentes en termes de mise en scène. Donc je n’ai pas de raison de les éliminer, elles ont résisté au temps, elles restent justes. D’autres, parce qu’il y a plus de personnes sur scène, ne le sont plus tout à fait. Et puis, le temps, comme je viens de le dire. Parce qu’une mise en scène ne fait qu’évoluer. On évolue, on ne peut pas la figer. On fige un instant T, celle qu’on présente au public. Mais quand on reprend, on a peut-être envie d’autre chose. Donc sur certains choix je n’ai pas envie d’autre chose, et sur d’autres, je me laisse la liberté d’évoluer, de faire évoluer vers quelque chose d’un peu différent. »
Pendant les répétitions, on essaye des choses nouvelles, le chœur se fragmente, occupe l’espace. Des chants, de la danse viennent compléter le texte de Gaudé, notamment avec l’implication de Benjamin Husson, le danseur du Ballet national. Si Sophie est la metteuse en scène depuis le début du projet, PTF est un collectif, et chacun concourt à la création scénique. Mais pourquoi avoir choisi de reprendre une création antérieure, alors que la troupe est habituellement friande de nouveaux terrains à explorer ?
« Le besoin de l’Europe. Le besoin que nous ressentons, parce que nous sommes un collectif. On a tous fait corps et une seule tête pour dire : c’est le moment. Ce n’est pas une opportunité, mais on ne pouvait pas faire autrement que de faire ressortir ce texte à ce moment-là. Ça raconte notre histoire, notre histoire à nous, Européens. On commence à la fin du XIXe et on va remonter jusqu’à un petit peu avant aujourd’hui, mais je pense que la résonnance, elle est là, complète, présente, on va notamment parler de la guerre de Yougoslavie… Je crois que ça suffira pour rappeler ce qu’on vit aujourd’hui ».
Entre deux scènes, deux cafouillages, on plaisante, toujours dans la bienveillance. Mais la gravité de l’actualité tapisse en filigrane le moment des répétitions. Le texte de Laurent Gaudé rappelle à quel point l’histoire de l’Europe est faite de conflits et de sang versé. Sophie Pendariès, comédienne du collectif depuis plusieurs années, était l’une des voix de la première mise en scène, deux ans et demi en arrière. C’est sans hésitation qu’elle a rejoint le projet d’une seconde création : « Il y a toujours autant de plaisir à retrouver le texte de Laurent Gaudé, et puis de l’interpréter différemment parce qu’on est un peu plus nombreux. De façon chorale et avec des très beaux tableaux très visuels. Je pense qu’on transpose le spectateur d’une de ces pages d’histoire à l’autre. Quand on parle de l’Europe, tout ce qu’on revit à travers cette pièce prend aussi une nouvelle couleur à la lumière des événements en Ukraine. C’est pour cette raison qu’on a tous été enthousiastes à le refaire. »
En période « normale », c’est-à-dire en excluant ces deux dernières années, le collectif présentait plusieurs créations par ans. Leurs premières retrouvailles avec la scène, c’était il y a deux mois en mars, avec MolièrEnchantment, une création sur deux soirs à l’occasion des 400 ans de la naissance du dramaturge. « Mais quelque part on avait quand même encore la trouille, jusqu’au bout. Donc si on parle de conditions normales, c’est quelque part la première fois qu’on peut y retourner en se disant que maintenant on est presque dans la normalité, dans le retour d’une saison, le retour des spectacles qui sont proposés, et que ça devrait bien se passer. » Pendant deux ans, il a fallu s’accrocher, alors comme les autres, Alexandra Cady jubile : « C’est un plaisir de pouvoir à nouveau jouer avec un vrai public, de pouvoir à nouveau répéter ensemble et pas en virtuel, de retourner à une vie presque normale, au moins dans cette région-ci d’Europe. Mais justement, parce que les choses ne sont pas normales ailleurs, c’est très important pour nous de présenter cette pièce. »
Le Petit Théâtre Français existe à Prague sous différents noms depuis 2006. Collectif francophone pour adultes ouvert à tous, il accueille chaque année des novices de tout âgé, des comédiens amateurs, des curieux ou des passionnés de longue date. Porté par Sophie Knittl-Ottinger depuis ses débuts, il a eu pendant plusieurs années son équivalent à La Haye aux Pays-Bas. Aujourd’hui, une école baptisée « Pépinière K&Co » à destination de jeunes comédiens à la vocation professionnelle, a vu le jour en région parisienne. Mais le cœur européen de PTF bat à Prague.
Bastien Aubert est l’un des membres du collectif praguois depuis une poignée de saisons. « C’est un excellent moyen de partager aussi un hobby, et quelque chose avec des gens, parce que le spectacle ne se fait pas tout seul. Et c’est vrai qu’au sortir du confinement, où certains d’entre nous étions plus enfermés que d’autres, en prenant mon exemple tout seul à la maison, c’est très agréable de pouvoir sortir, de revoir des têtes connues, de s’amuser ensemble parce que c’est aussi ça le théâtre : s’amuser ensemble. »
Le Petit Théâtre Français de Prague présentera Nous l’Europe les 23 et 24 juin au Divadlo Kolowrat (Prague 1). Les réservations sont ouvertes à l’adresse [email protected]. (300 Kč tarif plein et 250 tarif réduit).