L’immigration en Tchéquie et sa politisation : peu de débats avant 2015
Alors que le nombre d’étrangers en Tchéquie a augmenté d’un tiers ces cinq dernières années, atteignant 6,3% de la population totale vivant dans le pays, l’immigration reste un thème qui fait largement débat. Retour sur les origines et les formes que prennent cette politisation de l’immigration en Tchéquie avec Jan Kovář, chercheur à l’Institut des Relations Internationales de Prague, et auteur d’un article paru cet été intitulé « Politicisation of Immigration in Central and Eastern Europe: Evidence from Plenary Debates in Two Countries ».
Le nombre de clandestins arrêtés en transit sur le territoire tchèque est en hausse, a confirmé récemment le ministre tchèque de l’Intérieur, Vít Rakušan. 3651 : c’est le nombre exact au 21 août dernier, comparés aux 1330 personnes de l’an passé et aux quelques 300 des années précédentes. Face à cela, le ministre a donc mis le thème à l’agenda, la preuve par excellence d’une politisation de l’immigration. L’immigration a été pendant longtemps en Tchéquie un thème très peu politisé. Jan Kovář, chercheur à l’Institut des Relations Internationales de Prague, nous explique ce manque d’intérêt pour la question migratoire avant 2015, aussi bien dans la sphère politique qu’académique :
« J’expliquerais ce manque de recherche et de débat sur l’immigration par le peu d’importance qui était donné à ce sujet en Tchéquie et en Slovaquie. Il n’y avait en fait pas d’immigrants. Ceux qui venaient étaient principalement des Ukrainiens et des Vietnamiens. Mais les débats autour de ces deux groupes étaient bien différents des débats qu’il y a eu en 2015-2016 sur les migrants qui venaient de Syrie, d’Afghanistan, d’Erythrée, d’Irak et d’autres pays. Les débats sur les Ukrainiens et les Vietnamiens étaient beaucoup plus sur le travail qu’ils réalisaient, et ô combien les Vietnamiens avaient réussi à s’intégrer à la société. La quantité limitée de recherches sur les débats de l’immigration est le résultat du nombre limité de migrants en Tchéquie et Slovaquie et le fait que ce sont des pays très homogènes. »
Depuis quelques années, les choses ont légèrement changé. En jetant un coup d’œil aux chiffres actuels, on observe que la Tchéquie se positionne désormais comme le pays qui accueille le plus d’étrangers de la région d’Europe centrale et orientale. Cependant, environ la moitié de ces étrangers sont citoyens européens. Or, le chercheur insiste sur le fait que la représentation qui est faite des migrants européens est bien différente de celle des migrants venus de pays plus lointains. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il se focalise uniquement sur ces migrants non-européens, qui sont davantage sujets à une politisation. Pour son étude, Jan Kovář a analysé les discours faits au Parlement entre 2013 et 2017 pour observer avec quelle fréquence l’immigration était évoquée et qui étaient ceux qui mettaientt le sujet sur la table. Il nous dévoile ses premières conclusions :
« Si vous regardez les années 2013-2014, il y avait des débats sur l’immigration, quelques discours, mais en moyenne, cela représentait 1 à 2% des discours au Parlement. A certaines occasions, comme l’annexion russe de la Crimée, il y a eu des pics mais ils étaient très localisés. Pendant deux semaines, les politiciens en discutaient et après, ils passaient à autre chose. Ensuite, en 2015, nous observons une vive réaction à la crise des réfugiés. Il y a une augmentation notable de l’importance que prend l’immigration dans les débats au Parlement. Quand vous regardez les données, vous pouvez observer qu’un cinquième de tous les discours traite de l’immigration. A la fin de 2015, il y a un certain déclin mais une nouvelle augmentation au premier trimestre de 2016, et même un pic en mars 2016. Suite à la signature de l’accord sur les migrations entre l’Union européenne et la Turquie, le nombre d’immigrants qui venaient en Europe a diminué, et en particulier le nombre de migrants syriens. Cela s’est aussi ressenti sur l’importance de l’immigration durant les sessions plénières. Cependant, pour les parlementaires qui restent attachés à ce sujet, l’immigration continue d’être un enjeu politique de taille, même s’il y a eu une baisse depuis le pic de 2016. »
Quels sont les partis qui parlent le plus de ce sujet et quelles sont leurs caractéristiques ? Il est intéressant de voir que la réponse à cette question est assez différente de celle qui serait donnée en Europe occidentale. Tout d’abord, les partis qui font le plus valoir l’immigration comme sujet de discussion au Parlement sont les partis à l’idéologie conservatrice et eurosceptique. Jusqu’ici, rien de bien nouveau. Mais, ce qui est intéressant, c’est que le parti au pouvoir, qui dans la plupart des pays d’Europe, a une position plutôt pragmatique et dosée sur la question de l’immigration, a été en Tchéquie l’un des partis qui a le plus participé à sa politisation. Jan Kovář partage avec nous les hypothèques qui expliqueraient cela :
« Appartenir à un parti de la majorité gouvernementale en Tchéquie ou en Slovaquie était très lié à une haute probabilité de politiser l’immigration au cours des sessions plénières. D’après les connaissances que nous avons, nous pouvons dire, une fois encore, qu’avant la crise, l’immigration n’était pas un problème. Aucun parti ne s’érigeait en fervent combattant de l’immigration. Quand l’immigration est devenu un sujet important en 2015, tous les partis ont essayé de capter ce sujet pour gagner des points dans la compétition électorale. Ce qu’il s’est passé en Tchéquie et en Slovaquie, c’est que c’était le parti au pouvoir qui s’est emparé de ce sujet et l’a utilisé pour critiquer l’Union européenne sur son incapacité à prévenir l’immigration. La Tchéquie est un pays particulièrement eurosceptique, donc en critiquant l’Union européenne, vous gagnez toujours des points. En critiquant l’immigration et l’Union européenne, vous faites en fait d’une pierre deux coups. Face à cette réaction, les partis d’opposition n’ont pas de marge de manœuvre parce qu’au mieux, ils ne peuvent que répéter ce que dit le gouvernement. Par ailleurs, le gouvernement va à Bruxelles et il exprime activement et publiquement son inquiétude sur la manière dont l’Union européenne gère la crise. Souvenez-vous, la Tchéquie a fait partie des pays qui ont voté contre le programme de relocalisation de l’UE. Elle combattait donc activement les politiques européennes. »
Concrètement, les partis qui politisent le plus l’immigration en Tchéquie sont le parti d’extrême-droite SPD et le parti ANO, qui a été au pouvoir pendant la crise migratoire. Toutefois, il faut bien noter que ces partis font appel à des rhétoriques diverses.
Jan Kovář : « Il y a principalement deux types de cadrages qui sont faits sur les immigrants et réfugiés dans la sphère politique et médiatique : sécuritaire et culturel. La plupart du temps, ils sont employés pour faire un dessein assez négatif : l’immigration comme une menace sécuritaire et une menace culturelle, souvent liée à la religion, et notamment l’Islam, ou à l’incompatibilité avec les normes de la société tchèque. Ce sont les deux principaux cadrages, mais il existe aussi un cadrage administratif. Il n’est pas forcément négatif mais il se focalise sur les questions de logement, de traçage avec les empreintes digitales, les demandes d’asile. Il y a aussi un cadrage économique pour savoir si l’immigration contribue à la croissance ou si elle représente un coût pour l’économie. Mais ce cadrage est surtout utilisé pour souligner des aspects négatifs. Le cinquième cadrage est humanitaire, mais c’est le cadrage le moins visible. Il s’agit de faire preuve de compassion pour des gens qui font face à des persécutions sexuelles, religieuses, politiques… En moyenne, ce cadrage était utilisé dans moins 20% des discours alors que les cadrages sécuritaire et culturel représentaient 40% des discours. »
La façon dont les migrants sont dépeints en session plénière et le cadrage utilisé dépend aussi beaucoup de leur pays d’origine, les migrants originaires du Moyen-Orient étant victimes d’appréciations plus négatives.
L’immigration reste aujourd’hui d’actualité dans le pays. L’invasion russe de l’Ukraine a effectivement provoqué une vague de départ vers la République tchèque. Le nombre de réfugiés ukrainiens est estimé à plusieurs dizaines de milliers de personnes.