« Cukroví » et souvenirs : « Dans notre famille, les fêtes de Noël sont plus nostalgiques que joyeuses »
Si vous avez déjà passé un mois de décembre en Tchéquie, vous connaissez certainement les « cukroví », ces toutes petites pâtisseries et biscuits de Noël dont la variété fait la fierté des ménagères tchèques… Eva Mohelská en prépare pour sa part une dizaine de sortes, qu’elle offre ensuite à la famille et aux proches – comme le faisait déjà sa mère du temps du protectorat de Bohême-Moravie. Née en 1931 dans la région de Nymburk, Eva Mohelská a donc 91 printemps au compteur – et tout autant de Noëls ! Entre biscuits de Linz et petits pains d’épices, des plaques de four de la Première République tchécoslovaque au batteur électrique socialiste, elle a évoqué au micro de Radio Prague International quelques souvenirs de Noëls passés au piano, à aller voir les crèches ou même en compagnie de Français… et du portrait de Václav Havel.
Sous prétexte de donner un coup de main pour la fabrication des « cukroví » – ces douceurs de taille minuscule pâtissées dans les maisons tchèques pendant la période de l’Avent – c’est avec un enregistreur que nous avons rendu visite à Eva Mohelská, une Pragoise d’adoption depuis presque 70 ans. En espérant qu’Eva, qui a fêté ses 91 ans cet automne, accepte de nous raconter les Noëls de son enfance, de son adolescence et de sa vie d’adulte. Ce qui n’était pas gagné d’avance, parce qu’Eva déteste autant les micros que les imprévus… Et puis, faire des « cukroví », c’est déjà beaucoup de stress et de pression !
Née en 1931 à Dymokury, en Bohême centrale, Eva Mohelská a donc connu Noël entre les deux guerres mondiales, du temps de la Première République tchécoslovaque, mais aussi Noël sous le protectorat de Bohême-Moravie, entre 1939 et 1945. Après la brève Deuxième République tchécoslovaque (1945-1948), la prise du pouvoir par les communistes et la mise en place de la République socialiste tchécoslovaque marque le début de trois décennies de fêtes de Noël sous le régime communiste. Toutefois, en 1989, la révolution de Velours y met fin, et depuis, Eva a connu une trentaine de Noëls capitalistes. Elle compare ces Noëls avec ceux de son enfance :
« C’était des Noëls différents, on ne faisait pas d’achats fous comme aujourd’hui. Les cadeaux étaient modestes, mais de qualité. Et ils faisaient vraiment plaisir. On recevait toujours un livre. [Mon frère] Ivo a ainsi progressivement reçu toutes les œuvres de Jules Verne. Moi aussi je recevais des beaux livres. Et je me souviens aussi avoir reçu des sous-vêtements ou un pyjama. Et puis on recevait aussi un jouet, pour le plaisir. On y jouait toute la soirée, puis on lisait. Alors que de nos jours, les gens s’offrent des montagnes de cadeaux, puis ils regardent la télévision. »
« Pendant qu’on ouvrait les cadeaux, je jouais des ‘koledy’ [chants de Noël] au piano. Ensuite, maman et moi faisions la vaisselle. A minuit, on servait un strudel ‘étiré’, que maman avait préparé l’après-midi et dont la pâte était fine comme du papier. Et avec ça, on buvait ce que l’on appelait du ‘punč’ – mais c’était du thé avec une goutte de rhum. Et après, on allait dormir. »
Noëls de guerre
Sous le protectorat de Bohême-Moravie, la petite Eva vivait avec ses parents et son frère à Kostelec nad Labem, une petite ville de Bohême centrale. Eva Mohelská se souvient que leur situation leur permettait d’offrir des aliments de base, mais aussi des pâtisseries de Noël, aux familles moins bien loties pendant ces années sous l’occupation :
« Nous vivions mieux qu’à Prague. Des villages alentour, maman recevait des fruits et des légumes. Et elle envoyait de la nourriture à nos parents pragois. C’est qu’à Prague, les gens avaient faim… Maman faisait beaucoup de ‘cukroví’, et lorsque j’étais un peu plus grande, je l’aidais à les faire… Elle les répartissait ensuite dans des petites boîtes qu’elle portait chez les personnes nécessiteuses. Elle faisait aussi des ‘vánočka’ de 7 kg de farine pour la famille, et des plus petites qu’elle distribuait aussi aux gens. »
Près de huit décennies plus tard, dans son appartement de Strašnice, à Prague, Eva Mohelská fait perdurer la tradition familiale : chaque année en décembre, elle ressort les livres de recettes d’un autre temps et prépare différentes sortes de petits biscuits et gourmandises de Noël, qu’elle offre ensuite à ses proches. Un cadeau de Noël à la valeur inestimable : outre les ingrédients – simples, mais pas toujours bon marché –, cela représente surtout des heures de travail… et une logistique complexe :
« Je commence tout d’abord par faire la liste de tout ce dont j’ai besoin. Puis je vais faire les courses. Une fois les ingrédients achetés, je prépare les pâtes. La plupart d’entre elles doivent être mises au frais, dans le garde-manger ou au frigo, pour une nuit. Le lendemain, je passe la journée à étaler les pâtes et à les découper à l’emporte-pièce. J’utilise des plaques de four dont j’ai hérité de ma mère ; elles datent de la Première République tchécoslovaque. J’ai aussi des plaques à moi. Je dispose tous les petits morceaux de pâte sur ces plaques ; ça peut prendre jusqu’à 11 plaques, voire plus ! Je les garde au frais dans la pièce d’à-côté et je les cuis au four, progressivement, sur plusieurs jours. Pour cela, je dois rester assise à côté du four pour les surveiller, car il suffit de s’éloigner une demi-seconde et c’est brûlé. »
« Du temps où ma mère âgée vivait avec moi, c’est elle qui surveillait la cuisson, tandis que moi j’étalais la pâte et la découpais. Je me souviens qu’à chaque Noël, le spleen l’envahissait… Dans notre famille, c’est comme ça : les fêtes de Noël sont plus nostalgiques que joyeuses. »
Mesures et monnaies d’un autre temps
« J’utilise des recettes anciennes, de qualité. Mais le problème avec les vieilles recettes de cuisine, c’est qu’elles indiquent par exemple ‘deux tablettes de chocolat’. Mais comment savoir combien pesaient les tablettes de chocolat à l’époque ? Ou bien la recette dit : un ‘lot’ de café. Un ‘lot’, c’est une ancienne unité de mesure. Mais pour savoir combien ça faisait, il faut chercher dans le dictionnaire ! On trouve aussi : ‘un krejcar [kreuzer] de levure’. Un ‘krejcar’, c’est une ancienne unité monétaire… mais allez savoir combien on avait de levure pour un ‘krejcar’ ! »
Parmi les recettes familiales, dont le secret est toujours jalousement gardé, les deux fils aujourd’hui adultes d’Eva apprécient plus que tout la « vánočka » (brioche de Noël) de leur mère, ainsi que ses petites pâtisseries non cuites parfumées au rhum et en forme de minuscules ruches d’abeilles, les « vosí hnízda » (également appelées « včelí úly »). Outre ces deux gourmandises qui se préparent juste avant Noël, cette année, Eva Mohelská a pâtissé des « cukroví » aux noix, de Linz et de Brabant, utilisant des emporte-pièce dont certains ont près d’un siècle ! Sans oublier une fournée des incontournables petits pains d’épices, dont les formes d’animaux plaisent tant aux enfants, mais demandent à la pâtissière beaucoup de patience et de minutie : attention à ne pas déformer un museau ni à casser une oreille ! En tout, une dizaine de sortes de « cukroví », ce qui peut sembler beaucoup… Mais Eva se souvient d’années où c’est près de quarante recettes qui étaient préparées chez eux, les « cukroví » étant ensuite distribués à la famille élargie – et même envoyés à la famille en France.
Petite histoire de l’Histoire
Car la vie de la famille d’Eva Mohelská a bien été marquée par les événements politiques de la seconde moitié du XXe siècle… Eva avait une sœur de 16 ans son aînée, Olga, qui a quitté la Tchécoslovaquie en 1939 pour se marier en France, une semaine avant que les troupes nazies n’envahissent les Sudètes et ne ferment les frontières. Par la suite, sous le régime communiste, à part une courte visite d’Olga en 1956, puis un séjour de leur père Karel en France en 1966, la famille a été divisée : les membres en Tchécoslovaquie se voyaient systématiquement refuser leurs demandes d’autorisation de sortie du territoire tandis que les Français avaient peur de se rendre en Tchécoslovaquie après l’invasion soviétique de 1968.
« Noël, les communistes ne pouvaient pas nous le prendre ! »
Malgré l’éloignement de sa sœur, Eva se souvient de bons moments alors passés avec ses enfants. Si le régime communiste tchécoslovaque était clairement anticlérical et promouvait l’athéisme, Eva n’a pas le souvenir d’obstacle majeur aux célébrations de Noël pendant cette période :
« Sous le régime communiste, au début, le 24 décembre n’était pas férié. Ce n’était pas pratique, car je rentrais du travail en fin d’après-midi et je ne pouvais pas aider à préparer. Mais plus tard, quand j’ai eu mes enfants, ce jour est devenu férié, donc ça allait mieux… Même si j’économisais de toute façon mes jours de congés pour Noël, et je les prenais pour préparer les ‘cukroví’, nettoyer l’appartement et tout ça. »
« On fêtait Noël comme on l’avait toujours fêté. Ça, les communistes ne pouvaient pas nous le prendre ! Sauf qu’il y avait moins de cadeaux – je veux dire, comparé à maintenant, où les gens achètent comme des fous. A l’époque, il n’y avait pas autant de choix ; mais de toute façon, dans notre famille, nous avons toujours fêté Noël avec mesure. »
Messe de minuit et crèches de Noël
« D’une façon générale, les communistes surveillaient ceux qui allaient à l’église le dimanche, mais je pense que pour Noël, ils savaient que même les non-croyants et les personnes athées y allaient… Pour ma part, j’allais à la messe de minuit lorsque je vivais encore à Kostelec nad Labem. C’était de belles messes ! Mais avec le concile Vatican II (1962-1965), ils ont tout gâché. D’après moi, ils devraient faire la messe en s’appuyant sur les prêtres des campagnes, qui sont proches des gens, plutôt que cela soit fait par des évêques qui ne savent pas du tout comment les gens voudraient que cela se déroule. Désormais, c’est incroyablement long… et fatigant ! Que cela doit être dur pour les prêtres âgés et malades ! Cela fait donc des années que je ne vais plus à la messe de minuit. »
« A Prague, quand les enfants étaient petits, nous allions voir les crèches de Noël dans les églises. La plus ancienne se trouve chez les Capucins, place de la Lorette ; on y allait le jour de Noël. Et même du temps des communistes, c’est le petit Jésus qui apportait les cadeaux aux enfants. Je me souviens de l’année où mon fils Petr avait posé sa lettre au petit Jésus à la fenêtre de la cuisine. Je lui ai demandé s’il ne préférerait pas la mettre à la fenêtre de sa chambre, mais il m’a répondu : ‘Non, parce que je pense que les anges volent plus de ce côté-là’ ! »
Pendant les trente années de communisme en Tchécoslovaquie, les liens avec la famille de la sœur d’Eva Mohelská en France sont toutefois maintenus par correspondance, et fin 1989, dans l’effervescence qui suit la chute du mur de Berlin, la famille française – dix personnes en tout – obtient des visas pour voyager à Prague. Eva Mohelská se souvient de ces retrouvailles pour les fêtes de Noël, de la grande famille rassemblée dans son petit salon, et du stress que cela représentait pour la ménagère modèle qu’elle est. C’étaient de grands moments d’émotion aussi bien dans l’histoire familiale que dans celle du pays :
« Je me souviens, c’était encore un de ces hivers classiques, où il gelait… Et on ne trouvait des carpes nulle part. Finalement, j’en ai trouvé à Vršovice, et dans ce froid glacial, j’ai rapporté 7 kg de poisson à la maison. Je nettoyais et découpais les poissons dans la cuisine, j’avais du travail par-dessus la tête… Mais après, c’était de beaux moments… C’était la première fois que les Français mangeaient de la carpe ! »
« Le 25 décembre, après le déjeuner de Noël, Olga a déclaré : ‘On va à Mohelno !’ Elle voulait voir cette commune de la région de Vysočina, d’où était originaire la famille de notre père. Moi je me suis dit qu’ils allaient partir et que comme ça, je pourrais tranquillement préparer le dîner, mais Olga m’a imposé d’y aller aussi. Il n’y avait pas de place pour moi dans la voiture ; j’ai fait le trajet assise sur une fesse… Et lorsque nous sommes rentrés, à huit heures du soir, tous les Français se sont assis autour de la table, espérant un dîner chaud qu’il me fallait encore préparer ! »
« Je me souviens qu’à Mohelno, lorsqu’il avait appris l’arrivée des Français, un cousin qui avait fait une formation de pâtissier – mais qui travaillait sur une chaîne d’assemblage car il n’était pas autorisé à exercer son métier par les communistes – avait préparé avec sa femme une immense boîte pleine de ‘kremrole’ [pâtisseries en forme de cônes fourrés à la crème fouettée] comme cadeau pour les Français. Il devait y en avoir 200 ! Lorsque nous sommes rentrés chez moi à Prague, paniquée, j’ai posé la boîte au milieu de la table de la salle à manger et je suis allée préparer le dîner à la cuisine. Comme ils avaient faim, ils les ont mangés petit à petit, et lorsque je suis revenue dans la salle à manger, la boîte était vide ! Ah, c’était des bons moments. »
Le visage inconnu de Václav Havel
« Olga n’était pas venue en Tchécoslovaquie pendant 30 ans ; en 1989, elle est revenue avec sa famille. C’était très beau, parce qu’il y avait des manifestations tous les jours, et aussi les élections présidentielles, et ils ont pu participer à tout cela. Il faisait vraiment froid, mais nous allions manifester soit sur la place de Hradčany, soit sur la place Venceslas. Lorsque Václav Havel a été élu président de la République, nous nous trouvions sur la place de Hradčany, et [mon neveu] Raphaël est grimpé à un réverbère pour prendre une photo de haut. Après, nous sommes allés place Venceslas, les gens s’agitaient en disant que Havel avait été élu. Moi je connaissais sa voix, je l’avais entendue à la BBC, mais personne ne savait à quoi il ressemblait ! Après, quelqu’un a dit que sa photo imprimée à la va-vite était affichée dans une vitrine rue Na Příkopě, alors tout le monde s’est précipité là-bas… Il y avait un paquet d’affiches à disposition au sol, alors les gens se servaient pour voir à quoi ressemblait Václav Havel ! C’était très beau ; c’était vraiment inoubliable… »
Plus de trente ans ont passé depuis ce mémorable Noël 1989 dans la famille d’Eva Mohelská ; beaucoup d’eau a coulé sous les ponts aussi depuis l’euphorie de la révolution de Velours. Mais certaines choses ne changent pas – et les gens changent finalement si peu : en cette mi-décembre 2022, chez Eva, les petits cartons de « cukroví » attendent déjà la visite des fils et de leurs familles... Et un petit colis va même faire la route jusqu’à la famille française d’Eva, grâce à la bonne volonté d’une certaine journaliste de Radio Prague International !
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