Kaveh Daneshmand : « Le régime iranien craint l’art parce qu’il peut changer le cœur des gens »
Pour sa dixième édition, le slogan du Festival du film iranien rappelle celui de l’actuelle révolution, déclenchée en septembre 2022 suite au décès de Mahsa Amini. « Femme, Vie, Liberté » est en effet inscrit sur les affiches à fond rouge pendues devant le cinéma pragois Lucerna. Entretien avec le réalisateur téhéranais Kaveh Daneshmand, co-organisateur de cette édition aux accents politiques évidents.
Quels ont été les critères de sélection pour cette édition 2023 ?
« Nous avons choisi tous les films de grande qualité que le régime déteste ! Cela semble politique mais, cette année, il fallait que nous prenions position. Nous voulions des grands films faits par des réalisateurs iraniens en prison, des grands films faits par des réalisateurs en exil, des grands films faits par des réalisateurs qui sont interdits par le régime depuis des années. »
Ce festival permet-il d’alerter sur la situation en Iran ? Le cinéma peut-il être un moyen d’’action politique ?
« Il peut définitivement devenir un moyen d’action politique, mais ce n’est pas notre but. La finalité du cinéma est le cinéma lui-même. Si le thème de cette année est politique, cela ne signifie pas que nous utilisons ces films pour combattre le régime. Nous essayons surtout d’éveiller les consciences à travers des actions conjointes : des sessions de questions/réponses, des séminaires, la plantation d’un arbre en hommage au soulèvement. »
« Depuis dix ans, nous voulons montrer aux Tchèques que nous, Iraniens, ne nous réduisons pas à l’image qui colore notre pays. C’est très simple de dire qu’un peuple ressemble à son gouvernement, et c’est vrai dans beaucoup de cas. Mais nous sommes à un moment crucial dans l’histoire iranienne, où la majorité de la population est contre ce régime. Donc à chaque fois que nous accueillons des invités, le public est très heureux. Cela lui permet de voir à quel point nous sommes aussi ouverts d’esprits, cultivés, progressistes, éduqués que lui. »
Selon vous, pourquoi les dictatures sont-elles effrayées par la liberté d’expression, l’art, le cinéma, les caricatures ?
« Pour le dire franchement, je pense que ces gens sont stupides et primitifs. Qu’ils viennent d’une autre époque. D’ailleurs, s’ils permettaient aux artistes de s’exprimer, ils seraient moins haïs qu’actuellement. L’art touche les gens au cœur. Et une fois que vous avez capturé le cœur de quelqu’un, il vous appartient. C’est comme cela que l’art change le monde. Les autres formes de communication, disons l’éducation, la philosophie, atteignent l’esprit. Mais l’art part du cœur et s’immisce jusqu’au cerveau. Et le régime iranien craint l’art parce qu’il peut changer le cœur des gens. Ces gens n’ont aucune relation à l’art. Ils n’ont aucune compréhension des délicatesses de la vie. »
Mais si l’art ne capture pas leurs cœurs, qu’est-ce qui parvient à le faire ?
« C’est une grande question ! Que font-ils, que regardent-ils, qu’écoutent-ils ? Je n’en sais rien. Pour être honnête, l’art que le gouvernement iranien soutient est immonde, insupportable. La musique est une pop culture médiocre. Le cinéma qu’ils produisent est une blague. Les peintures et les beaux-arts n’existent même pas. Ils ont probablement des choses qui remplacent l’art dans leur vie. Mais c’est difficile de croire qu’ils aient une quelconque capacité pour écouter de la musique sérieuse ou assister à des expositions intéressantes. Je pense que ça leur passe vraiment au-dessus de la tête. »
Que pensez-vous de la réaction des Tchèques au regard de la situation dans votre pays ? Il y a eu des manifestations il y a quelques mois, mais ressentez-vous toujours ce soutien ?
« Les dernières années ont été chaotiques. La pandémie et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont affecté de nombreuses personnes partout dans le monde, et surtout dans cette région. Donc je comprends que les Tchèques aient d’autres priorités. Ils savent ce qui se passe en Iran, même si cela ne fait pas les gros titres des journaux. Ce que je trouve normal, notamment en raison de la distance entre les deux pays. »
« Néanmoins, je pense qu’il y a quand même un déficit d’information. Parfois, des amis, mêmes proches, me disent : ‘Au fait, que se passe-t-il en Iran ?’ Comme si quelque chose s’était produit récemment mais qu’ils en doutaient un peu. Nous espérons pouvoir régler cela lors du festival : depuis quatre mois, les Iraniens sont torturés, violés, mis en prison, tués dans la rue. Ils se battent pour la première fois contre le fondement de ce régime. Ce n’est pas simplement ‘quelque chose’. C’est un énorme message lancé au monde entier de la part de la population iranienne, qui clame ‘Nous ne voulons plus de ce régime et, pour que cela change, nous avons besoin d’un soutien international.’ »
Vous avez posté, sur Facebook, le message suivant : « En route vers un avenir bien meilleur avec beaucoup de colère, beaucoup d’espoir ! » Selon vous, avons-nous déjà atteint le point de rupture du régime ? Peut-on déjà percevoir le début de sa chute ?
« C’est une question difficile. Ce n’est pas ma discipline, mais je peux au moins exprimer mon opinion. Je pense que la chute a déjà débuté. Maintenant, d’un côté, vous avez un régime armé jusqu’aux dents - avec des mitrailleuses, des tanks, du pétrole, de l’argent, des alliés tels que la Chine et la Russie. Des forces follement brutales arpentent les rues. Et de l’autre, il y a un peuple démuni, qui n’a rien - si ce n’est l’espoir. Le combat n’est définitivement pas égal, donc je ne sais pas pour quand sera la chute. Mais je suis sûr qu’elle adviendra. Ma logique me le dit, l’Histoire me le dit. Ce régime n’est pas une exception. Beaucoup de dictatures sont tombées : si ce n’est pas cette année, ce sera l’année prochaine. Si ce n’est pas l’année prochaine, ce sera dans cinq ans. »
« Je ne sais pas comment, mais chacun de nous doit agir comme il le peut pour accélérer les choses. Parce que nous investissons du sang. Nous n’investissons pas uniquement de l’argent, de l’énergie ou du temps. Nous investissons des vies d’enfants, d’adolescents, de personnes âgées. Le régime tue de manière indiscriminée. Ils attaquent même des écoles élémentaires, vous savez. »
Quelles actions concrètes devraient être menées ? Imposer des sanctions financières ?
« Il faut isoler entièrement le régime iranien. Couper tous les liens économiques dont il se nourrit. Ceux qui ont vu Persepolis ont compris combien notre histoire a été influencée par l’Occident. Nous savons le rôle que ce dernier a joué dans le coup d’État de 1952 et dans la révolution de 1979. »
« L’Iran se trouve sur la deuxième source pétrolifère du monde. Elle est la quatrième réserve mondiale de ressources naturelles. C’est un pays très riche au cœur d’une des régions les plus géopolitiquement sensibles au monde. Il est source de tensions au Moyen Orient, ce qui signifie que beaucoup de trafic d’armes circule sur son territoire. Et ses conflits avec l’Arabie saoudite, Israël et Dieu sait combien d’autres pays sont un matériau parfait pour beaucoup d’industries occidentales. Donc la question est : quand est-ce que les vies des Iraniens compteront davantage que les affaires ? »
Pensez-vous retourner en Iran ?
« Je suis venu ici avec l’idée d’étudier, puis de rentrer chez moi, car je voulais tourner mon premier film en Iran. Puis j’ai rencontré des amis, nous avons commencé à parler du festival et, avec le temps, je me suis rendu compte que je n’allais pas faire ce film dans mon pays. Curieusement, je ne l’ai même pas tourné en Tchéquie mais l’année dernière, en France. »
« En 2022, je me suis rendu cinq fois en Iran. Je communique régulièrement avec les gens là-bas, toute ma famille et certains de mes meilleurs amis y vivent. J’ai grandi en Iran et je l’ai quitté à 28 ans. Donc il est impossible pour moi d’envisager une vie sans mon pays. Mais si j’y retournais après cette édition, je risquerais d’avoir des problèmes. Après, organiser ce festival est le minimum syndical. Le fait que je ne puisse pas retourner en Iran semble dérisoire en comparaison avec les gens qui perdent leur vie. »
Le Festival du film iranien se déroule du 11 au 15 janvier à Prague dans les cinémas Světozor, Lucerna et Bio Oko. Il aura ensuite lieu du 17 au 19 janvier au Kino Art de Brno. L’arbre sera planté par Susan Taslimi et Anna Šabatová le samedi 14 janvier à midi au Parc Letná.