Ratili, le Tchèque qui a donné une voix à la polyphonie géorgienne
Ténor de la seconde moitié du XIXe siècle, Josef Navrátil est plus honoré en Géorgie que dans sa Bohême natale. C’est que celui qui a ensuite pris le surnom de Ratili a largement contribué au patrimoine musical de ce pays du Caucase, dont le traditionnel chant populaire polyphonique est si spécifique qu’il figure au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, et que la chanson populaire Tchakrulo a été envoyée dans l’espace en 1977. Mais que sait-on vraiment de la vie du chanteur d’opéra, chef de chœur et collecteur de chants Josef Navrátil, le Tchèque le plus célèbre de Géorgie ?
Josef Navrátil : un prénom courant suivi d’un patronyme tchèque très habituel lui aussi. D’ailleurs, trois de ces homonymes font l’objet d’une entrée dans la version tchèque de l’encyclopédie en ligne Wikipedia : un peintre de la première moitié du XIXe siècle, un prêtre et écrivain du tournant du XXe siècle, et enfin, un ténor de la seconde moitié du XIXe siècle. C’est toutefois sous le pseudonyme « Ratili » que ce troisième Josef Navrátil s’est inscrit dans l’histoire – du moins dans l’histoire de la Géorgie, où il a activement participé au développement du chant polyphonique traditionnel de ce pays du Caucase.
Né en 1840 à Dobšice, en Bohême centrale, Josef Navrátil – alias Ratili, donc – est mort en 1912 à Tbilissi, la capitale de la Géorgie. Fils d’un paysan pauvre, bientôt orphelin de mère, il est le seul des enfants de la fratrie à avoir fait des études au premier Institut des enseignants de Prague (dirigé par le pédagogue et philosophe Karel Slavoj Amerling).
En ce qui concerne sa formation musicale, il est possible qu’il se soit formé dans une école d’orgue, comme son ami d’enfance Josef Paleček, chanteur d’opéra qui a eu une carrière internationale avant de trouver une place stable au théâtre Mariinsky de Petrograd. C’est d’ailleurs peut-être d’après son exemple que Navrátil aurait lui aussi cherché à exercer son talent à l’étranger. En effet, à Prague, Josef Navrátil chantait au Théâtre provisoire (Prozatímní divadlo), mais toujours dans le chœur.
Un ténor globe-trotteur
Ainsi, c’est à Helsinki, alors qu’il avait une trentaine d’années, que Josef Navrátil est monté sur scène en tant que soliste pour la première fois. La Finlande faisait alors partie de l’Empire russe, et accueillait de nombreux musiciens tchèques. Dans la deuxième moitié des années 1870, Josef Navrátil y a chanté différents rôles. Après cinq années passées en Finlande, il part pour Petrograd avant de venir à Tbilissi avec une troupe d’opéra russe. Il y a chanté pendant la saison 1880, et c’est ce qui a marqué le début de sa « vie géorgienne ».
Son arrivée dans le Caucase, sa vie et son œuvre ont fait l’objet d’un film intitulé Písně by neměly umírat (Les chansons ne devraient pas mourir). Une coproduction soviéto-tchécoslovaque réalisée en 1983 et présentée comme biographique, mais dont le récit est sans doute largement romancé, estime Vojtěch Kubec, président de l’association tchéco-géorgienne Bohemica :
« Le scénariste Otto Zelenka a brodé l’histoire de Josef Navrátil, inventant des désaccords avec le directeur du théâtre Prozatímní divadlo, qui n’aurait pas souhaité qu’il chante des solos, ce qui l’aurait restreint aux chœurs, et qui l’aurait par la suite conduit en Géorgie. Néanmoins, cette histoire n’a aucun fondement dans les sources écrites que nous avons à notre disposition. »
« En réalité, on ne sait de façon certaine que peu de choses de la vie du ténor Josef Navrátil. Le scénariste Otto Zelenka avait néanmoins raison sur un point : Josef Navrátil chantait dans le chœur du Prozatimní divadlo et il n’y a jamais été soliste. Mais on ne sait pas du tout pourquoi, et rien ne prouve que c’était parce le directeur ne le souhaitait pas. »
« En réalité, la biographie de Ratili n’a rien de théâtral, et elle n’offrait pas d’éléments pour la trame du scénario. C’est pour cela qu’Otto Zelenka a dû inventer… Les intrigues qu’il a fait figurer dans son film, mais aussi la nostalgie de la patrie du protagoniste, je dirais que ce sont des conclusions auxquelles il est parvenu, se disant que l’histoire pourrait s’être passée comme cela. Disons qu’il s’agit d’une licence artistique de la part du scénariste. »
Licence artistique d’une docufiction non assumée
Autre élément incertain de l’histoire de Josef Navrátil : l’origine de son pseudonyme, « Ratili ». Selon le film de 1983 – qui, à notre époque, s’assumerait parfaitement en docufiction – c’est la soprano Enriche Massacio qui l’aurait ainsi surnommé, au grand dam de l’épouse de Navrátil, d’ailleurs. Là aussi, Vojtěch Kubec émet des doutes : selon lui, il s’agissait tout simplement d’apporter un peu de piquant au scénario. Quant aux véritables motivations de Josef Navrátil, elles étaient sans doute beaucoup plus pragmatiques :
« A vrai dire, on n’en sait rien. Il semblerait qu’il ait voulu simplifier son nom pour le rendre plus facile à prononcer et à retenir. De plus, avec le ‘i’ à la fin, cela pourrait sembler italien ; or à l’époque, l’opéra était le domaine des Italiens. Il s’agissait donc peut-être tout simplement d’un nom de scène cherchant à sonner italien. »
Ce qui était loin de sonner italien, toutefois, ce sont les chansons populaires dont Ratili a fait la découverte en arrivant en Géorgie. Car le chant polyphonique généralement à trois voix et sans accompagnement musical diffère énormément des chants populaires européens de par ses intervalles et dissonances, très inhabituels pour les oreilles occidentales.
Cette tradition remonte à une époque antérieure à l’ère chrétienne. Il s’agit donc de l’un des plus anciens styles de chant encore pratiqué aujourd’hui, et il est inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO depuis 2008. Trois décennies plus tôt, en 1977, un enregistrement de la chanson Tchakrulo (dont nous venons d’entendre quelques notes) avait embarqué à bord d’une sonde spatiale, sur le disque d’or de Voyager intitulé « The Sounds of Earth » et contenant de nombreuses informations sur la Terre et ses habitants sous formes d’images et de sons. Une « bouteille à la mer interstellaire » destinée à d’éventuels êtres extraterrestres…
Le chef de chœur collecteur
Beaucoup plus terre à terre et réaliste, le court métrage documentaire Sbormistr (Le chef de chœur), réalisé en 2016 par Ioseb Bežašvili, rend hommage à Josef Navrátil. A l’époque directeur artistique de l’ensemble Erisioni, Jemal Chkuaseli y explique par exemple que c’est grâce à ce chef de chœur tchèque que « les chants géorgiens ont pu être présentés pour la première fois à l’étranger ». Pour RPI, Vojtěch Kubec revient sur l’activité musicale de Ratili en Géorgie :
« A son arrivée en Géorgie en 1880, Josef Navrátil a chanté pendant une saison à l’opéra, mais par la suite, c’est avant tout en tant que professeur de chant qu’il a gagné sa vie. Alors qu’il vivait en Géorgie depuis cinq ans, on lui a proposé la direction du premier chœur professionnel de polyphonie géorgienne. Car les Géorgiens s’étaient rendu compte que pour que la musique traditionnelle géorgienne trouve sa place sur les scènes, et dans le cœur du public, il était nécessaire d’arranger et d’harmoniser la polyphonie authentique sous sa forme brute. Cette démarche serait aujourd’hui critiquée : en harmonisant les chants traditionnels, il les modifiait, bien évidemment… Quoi qu’il en soit, il a ensuite formé la première chorale géorgienne, appelé chœur Agniashvili. Il y a recruté des chanteurs originaires aussi bien de l’est que de l’ouest du pays, parmi lesquels des chanteurs de renom tels que Zakaria Paliachvili, qui est habituellement considéré comme le fondateur de la musique classique en Géorgie. »
Les archives personnelles du chef de chœur Josef Navrátil auraient contenu les partitions d’une trentaine de chants populaires géorgiens, mais difficile de dire lesquels aujourd’hui : l’appartement où elles étaient stockées après sa mort aurait été cambriolé, et les précieux arrangements et notes auraient disparu. Néanmoins, l’affaire étant entourée de beaucoup de conditionnels, Vojtěch Kubec n’écarte pas la possibilité que tout ou partie de ces documents resurgisse mystérieusement tôt ou tard…
Le tube des années staliniennes
Outre les informations non avérées mises en scène dans le film de 1983, un autre « mythe » sur la vie de Ratili est colporté cette fois-ci sur Internet : Josef Navrátil serait l’auteur de la chanson Souliko qui, bien des années plus tard, deviendrait le morceau de prédilection d’un certain Joseph Staline… Car l’homme d’Etat soviétique était, rappelons-le, d’origine géorgienne. Mais là-dessus aussi, Vojtěch Kubec se montre sceptique :
« Moi aussi, j’ai lu cela quelque part. Néanmoins, la musique est incontestablement l’œuvre de Varinka Tsereteli, et le texte est assurément celui du célèbre poète géorgien Akaki Tsereteli. Cela ne fait pas controverse. Et il semblerait que Varinka Tsereteli s’est inspirée de la mélodie d’une romance italienne. Il ne s’agit donc véritablement que d’une rumeur. »
Si la paternité du tube soviétique Souliko ne revient donc apparemment pas à un Tchèque, et que ses archives ne sont plus consultables, une des œuvres géorgiennes de Josef Navrátil est restée, car elle avait été lithographiée. Il s’agit du chant de Noël Kakhuri alilo (ici interprété par l’ensemble vocal Basiani) :
Outre ce classique chant de Noël, les Géorgiens connaissent pour la plupart quelques éléments de la vie de Josef Navrátil ainsi que son héritage. Beaucoup plus en tout cas que les Tchèques, qui ne sont pour la majorité pas au courant de son existence. Vojtěch Kubec :
« Les Géorgiens en général ont connaissance du personnage de Ratili, mais ils répètent les quelques informations connues à son sujet : que c’était un étranger, qu’il a été le premier chef du chœur de polyphonie géorgienne, dont ils sont fiers. Ils connaissent également le film de 1983, Písně by neměly umírat, d’autant que certains des acteurs géorgiens y jouent plutôt bien, contrairement aux acteurs tchèques… Ainsi, je dirais que oui, c’est une personnalité connue et appréciée en Géorgie, même si on ne sait que peu de choses sur lui. »
Le Tchèque le plus célèbre… en Géorgie
« En République tchèque, je dirais que personne ne connaissait le personnage de Josef Navrátil avant que les Géorgiens ne s’y intéressent – et notamment Salomon Lekishvili, qui a publié une monographie à son sujet dans les années 1960. Il s’était alors adressé à la Bibliothèque nationale et à d’autres institutions tchèques pour savoir ce que l’on savait de lui ici, et ils lui ont envoyé par exemple un certificat de stage auprès d’un enseignant à Vlašim, ce genre de petites choses. Cette requête a néanmoins incité la Bibliothèque nationale à faire quelques recherches à son sujet. Mais je crois que ce n’est que plus tard, en lien avec le film, que la commune de Dobšice – d’où Josef Navrátil était originaire – a entendu parler de lui. Une petite exposition sur l’histoire et les personnalités locales a été installée dans la maison natale de Navrátil, qui appartient aujourd’hui à la commune. Josef Navrátil y est bien évidemment présenté. »
Dans le même esprit, en 2015, une plaque commémorative a été inaugurée sur la façade de la maison de Tbilissi où Josef Navrátil a vécu, et où il a fini ses jours en 1912. Et de nombreux chœurs et ensembles polyphoniques professionnels et amateurs s’inscrivent dans l’héritage de Ratili et s’en réclament, en Géorgie mais aussi à l’étranger, y compris en République tchèque.
D’ailleurs, pour évoquer son histoire, l’ensemble national de chant et de danse Erisioni ne manque jamais de citer le chœur fondé par Ratili. Les ensembles vocaux géorgiens aiment également interpréter certaines des œuvres non géorgiennes du chef de chœur tchèque, notamment le chant (suédois à l’origine) Chuxchuxit chamorboda (ici interprété par l’ensemble Savane), sur lequel se termine ce portrait du Tchèque le plus célèbre… de Géorgie.