La correspondance entre Ivan Diviš et Rio Preisner, un fascinant échange d’idées entre deux grands exilés tchèques
Dans une lettre adressée à son ami Rio Preisner, le poète Ivan Diviš affirme catégoriquement qu’il est impensable qu’on puisse publier leur correspondance. Un livre d’un millier de pages réunissant une grande partie de cette correspondance est pourtant sorti récemment aux éditions Torst. C’est un immense témoignage sur les pensées de deux grands intellectuels mais aussi sur les tendances spirituelles de toute une époque. Jan Rubeš, écrivain et ancien professeur de l’Université libre de Bruxelles, qui est l’éditeur de cette correspondance, a passé de longues années à rechercher, à réunir et à préparer à l’édition les lettres de ces deux hommes auxquels leur amitié épistolaire a sans doute permis entre autres de mieux supporter leur exil. Jan Rubeš a bien voulu présenter le livre au micro de Radio Prague International.
L’amitié épistolaire de deux intellectuels exceptionnels
Essayons d'abord de brosser de courts portraits des deux auteurs de cette correspondance. Qui était Rio Preisner?
« Rio Preisner est un philosophe et germaniste qui a vécu en Tchécoslovaquie jusqu’en 1969. Il est né en 1925 et après l’invasion des troupes du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, il est parti en Autriche et ensuite aux Etats-Unis. En 1973, il a été nommé professeur ordinaire à l’université de Pennsylvanie. C’était un critique virulent du système totalitaire. Catholique convaincu, il commente dans toute son œuvre l’évolution des systèmes politiques aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, tout cela sur la base de sa vision chrétienne du monde. »
Comment présenter Ivan Diviš qui était un poète et aussi un critique sévère de son époque ?
« Ivan Diviš est une personnalité tout à fait différente de Rio Preisner. Il est né en 1924 et c’est donc la même génération que Rio Preisner. Il a vécu en Tchécoslovaquie, lui aussi, jusqu’en 1969. C’est essentiellement un poète et critique littéraire. Il travaillait dans une maison d’édition où il a rencontré d’ailleurs son ami de plus tard Rio Preisner. A partir de 1969, il s’installe à Munich et travaille à Radio Europe Libre où il n’obtient jamais malheureusement un statut correspondant à son talent et à ses mérites. Il y travaille comme archiviste et est pratiquement empêché de continuer à faire des émissions littéraires. »
Les affinités entre deux personnalités bien différentes
Ecrivaient-ils leurs lettres avec l’intention même latente de les voir publiées un jour ? A-t-il été difficile de retrouver et de réunir toutes ces lettres qui composent ce grand livre publié aux éditions Torst ?
« Dans cette correspondance, il y a une remarque un peu ironique d’Ivan Diviš : ‘Publier cette correspondance serait une absurdité, on se mettrait à la merci de tous les gens stupides qui nous déchireraient. On pourrait publier éventuellement les lettres de Rio Preisner, mais les miennes, c’est l’horreur.’ Finalement quand j’ai parlé avec Ivan Diviš, il n’était pas opposé à la publication de ces lettres et c’était la même chose pour Rio Preisner avec qui j’ai entretenu une correspondance dans laquelle il m’a confirmé que cette publication serait peut-être intéressante à condition d’avoir un regard avant la sortie de ce livre. »
Quelles étaient les affinités entre ces deux personnalités bien différentes ? Quelles étaient les bases de l’amitié de ces deux individualités qui avaient pourtant un tel besoin de se confier et de partager leurs opinions dans les lettres qu’ils échangeaient ?
« En fait, ils sont extrêmement différents et je pense que c’est l’attrait pour le contraste qui les unit pendant les vingt ans au cours desquels ils échangent ces lettres. Leur affinité ou plutôt leur ressemblance est liée surtout à leur sentiment de solitude que les deux éprouvent, solitude intellectuelle, solitude par rapport aux amitiés qui leur manquent. Et il y a également cette perte d’identité par rapport à la langue maternelle et à leur pays. Ce qui est intéressant et ce qu’il faut souligner, c’est que les deux continuent à écrire en tchèque alors qu’ils passent de nombreuses années en exil et il n’y a que très peu de tentatives d’écrire dans une autre langue. Et c’est de cela que découle la difficulté de se faire connaître, d’être reconnu et de publier. Parce que l’œuvre des deux n’est reconnue en Tchécoslovaquie et puis en République tchèque qu’après la fin du régime communiste. »
Des critiques virulents de la littérature tchèque
Lisaient-ils et appréciaient-ils mutuellement leurs œuvres littéraires ? Que se disent-ils dans leurs lettres de leurs œuvres ?
« Il s’estiment énormément. Il faut dire pour l’un et pour l’autre que l’œuvre qu’ils continuent à écrire sans pouvoir la publier, constitue quelque chose d’extrêmement important pour l’histoire culturelle tchèque. Cependant, comme je l’ai dit, les différences sont énormes. Diviš est un poète, un provocateur et un excentrique qui succombe à des périodes d’alcoolisme qu’il soigne très péniblement. C’est quelqu’un qui a un besoin permanent d’amour et qui souffre du manque d’amour. Par contre, Rio Preisner est un homme beaucoup plus équilibré, c’est un vrai philosophe d’une culture époustouflante. Il a une étonnante capacité de synthèse philosophique, culturelle, historique et politique mais c’est quelqu’un qui vit isolé dans son coin de la Pennsylvanie et qui se consacre entièrement à son œuvre et à sa réflexion philosophique. »
Qu'est-ce que Rio Preisner et Ivan Diviš pensaient de la littérature tchèque en général et des écrivains tchèques tolérés par le régime en Tchécoslovaquie mais aussi des écrivains dissidents ? Comment jugeaient-ils la dissidence tchèque ?
« Il faut dire qu’ils ont très peu de bonnes opinions sur la littérature officielle publiée en Tchécoslovaquie pendant la normalisation, c’est à dire entre 1968 et 1989. Ils en parlent très peu, ils parlent plutôt des dissidents qui sont leurs anciens amis, qui vivent dans des conditions difficiles, dans la solitude, sans être reconnus et qui meurent les uns après les autres. Diviš et Preisner parlent donc beaucoup plus des écrivains exilés et des maisons d’édition tchèques en exil parce qu’ils essaient de publier leurs œuvres en tchèque. A cette époque il existe plusieurs maisons d’édition qui publient des œuvres tchèques pour la communauté des exilés. Ils ne réussissent pas vraiment, c’est très difficile parce que leurs œuvres sont jugées par les éditeurs comme très difficiles. Et la poésie se vend très peu. Ils n’ont pas donc beaucoup de succès éditoriaux. Ils se montrent très critiques à l’égard de ces maisons d’édition et de leurs collègues en exil. Il y en a très peu qu’ils apprécient d’ailleurs et, curieusement, ils sont très critiques même à l’égard de la dissidence tchécoslovaque regroupée autour de la Charte 77, excepté Václav Benda qui est un philosophe catholique et une des personnalités éminentes de la dissidence. »
Deux approches différentes de la foi
Un des grands thèmes de la correspondance de ces deux hommes est la foi. Tandis que Rio Preisner est un chrétien sans compromis, Ivan Diviš est un croyant qui doute. Comment surmontaient-ils cette différence ?
« Evidemment, ils polémiquent. Preisner est un catholique convaincu et fidèle à la base philosophique de la foi dont il parle souvent dans ses lettres. Il va souvent à Rome, il rencontre le pape, donc c’est quelqu’un qui est important dans ce groupe de dissidents catholiques. Alors que Diviš, face à lui, est quelqu’un qui est très sceptique, qui est l’homme de l’excès et qui doute souvent. Je crois qu’il oscille entre la foi dans les moments de désespoir et une sorte d’athéisme, de laïcité dont il a besoin lorsqu’il écrit sa poésie. Sa poésie ne reflète pas vraiment la pensée d’un écrivain chrétien. Je pense que sa poésie est plutôt un cri de désespoir et de violence face au monde qui le broie tandis que Preisner essaie de trouver dans ses écrits une certaine harmonie et montre la fidélité à l’image du Christ sur la croix qui revient souvent. Il faut dire dans ce contexte que Preisner est également poète. Il a écrit plusieurs recueils de poésie que Diviš juge très sévèrement en lui disant : ‘Tu n’es pas un vrai poète. C’est une poésie qui est une transcription de ta foi en vers.’ »
La fin de vie de deux grands exilés
Quelle a été la fin de vie des auteurs de cette correspondance?
« Preisner est mort en 2007. Il était retraité depuis quelques années, il a continué à vivre en Pennsylvanie avec son épouse qui est historienne de l’art et avec sa fille qui est médecin qui s’est mariée et a des enfants. Donc c’était une famille très unie mais je pense qu’elle était assez isolée parce que Preisner ne parle pratiquement pas dans ses lettres d’amitiés autour de lui. Ivan Diviš était aussi solitaire à Munich. Il est mort en 1999. Deux ou trois ans avant son décès il était rentré à Prague. Il a vécu dans une sorte d’excès luttant contre l’alcoolisme, contre la maladie. Il est très reconnu en République tchèque, c’est vraiment le retour d’un grand poète de l’exil mais je pense que, psychiquement, il a supporté très mal en exil cette coupure avec son pays et que son retour a été tout aussi tragique parce qu’il ne se reconnaissait plus dans ce pays. »
Que pouvons-nous tirer aujourd’hui de cette immense somme d’idées et d’opinions souvent profondes, souvent très subjectives, souvent extrêmes que nous trouvons dans la correspondance de ces deux hommes qui étaient des penseurs bien originaux ?
« Il y a peu de points communs entre eux et je crois que dans ce fait réside l’intérêt de cette correspondance. C’est une correspondance où l’on sent une proximité et une différence à la fois. Mais je pense qu’il y a quelque chose qui les unit et qui peut nous parler encore aujourd’hui peut-être et c’est cette réflexion sur les systèmes totalitaires qui les ont poussés vers l’exil, ce besoin de justice sociale, ce besoin de se faire reconnaître en tant qu’intellectuels en exil. Je pense que c’est un formidable témoignage sur ce que vivent les intellectuels d’Europe centrale lorsqu’ils se trouvent poussés à l’exil par les conditions politiques qu’ils ne veulent pas et ne peuvent pas supporter. »