Jolana, une Tchèque plongée dans la réalité russe
« Cette guerre n’a pas commencé en 2022 mais il s’agit de l’aboutissement d’une longue évolution du monde russe, » dit l’écrivaine Jana Guljuškina à propos de l’agression russe contre l’Ukraine. Cette guerre est également un des thèmes de son roman intitulé Paní S. - Madame S. dans lequel elle évoque une étape éprouvante de sa vie : la vie d’une Tchèque ayant épousé un Russe.
Jana et Jolana
Le roman Madame S. est une autofiction et Jana Guljuškina ne cache pas que Jolana, personnage principal du livre, est une espèce d’autoportrait. Souvent, lorsqu’elle parle de Jolana, elle confond l’héroïne de son livre avec elle-même. Comme Jolana, elle a étudié le russe, elle a épousé un ressortissant russe et elle a vécu pendant un temps en Russie. Et c’est lors de ce séjour qu’elle a écrit une importante partie de son livre :
« Les premiers textes du livre Madame S. ont été écrits en 2012. Je les ai écrits pour moi-même sans avoir l’intention d’écrire un livre et en plus un livre qui couvrirait une dizaine d’années. Il n’y a pas eu donc d’intention mais seulement le désir de saisir quelque chose. Dans le livre il y avait encore d’autres textes que nous avons finalement éliminés et nous y avons ajouté trois derniers chapitres qui sont les plus actuels. »
Une confession douloureusement sincère
Une grande partie du livre est une sorte de monologue intérieur. En le lisant on a parfois l’impression de lire un journal intime et de commettre une indiscrétion en pénétrant brutalement dans l’intimité du personnage principal. Il ne s’agit pas de littérature, mais de la confession douloureusement sincère d’une âme qui se cherche et qui souffre. Jana Guljuškina explique pourquoi elle sentait un tel besoin d’écrire, de se confier dans un texte et ce que son écriture lui a donné :
« Quelque chose qui échappe à la communication habituelle avec autrui, quelque chose qu’on ne peut pas dire normalement et qu’on ne peut exprimer que dans un texte. Peut-être, c’était dû aussi à mon isolement dans un pays étranger, à cette impossibilité d’aborder la situation avec quelqu’un d’autre, de se pencher avec quelqu’un sur les problèmes qui surgissent. C’est l’écriture qui nous permet de formuler ces problèmes, d’y revenir et de les exprimer différemment. Le texte écrit nous donne une plus grande possibilité de saisir ce qui se passe dans notre tête. »
L’annexion de la Crimée
Le récit commence au début des années 2010. Un jeune couple, Jolana qui est tchèque et Oleg qui est russe, décide de quitter la République tchèque et de s’installer en Russie où Oleg espère trouver bientôt un emploi lucratif. Et c’est le commencement d’une longue suite de déceptions. Dès le début Jolana et son mari n’arrêtent pas de trébucher sur les obstacles que la monstrueuse bureaucratie russe jette sur leur chemin. La situation matérielle du couple devenant précaire, Jolana se réfugie avec son fils Fíla chez les parents de son mari à la campagne et elle découvre l’autre visage de la Russie. Désormais elle partage la vie des gens simples, sans perspectives et exposés sans défense à la propagande officielle, propagande qui cherche à orienter leur désarroi, leur détresse et leur irritation vers un ennemi extérieur. Nous sommes en 2014 et la Russie annexe la Crimée avec l’approbation d’une grande partie de la population russe. Jana Guljuškina est stupéfaite :
« L’annexion de la Crimée a été un choc terrible et ce qui nous a choqué aussi c’était la passivité de l’Occident. Nous qui vivions en ce moment-là en Russie, nous sentions que c’était quelque chose d’inacceptable, que l’Occident devrait prendre des mesures radicales, mais il ne s’est rien passé et c’était bouleversant. Et ce n’est qu’en 2022, lorsque la guerre a éclaté sur l’ensemble du territoire ukrainien que l’Occident a été frappé d’effroi. Mais dans les années précédentes, lorsque la Russie est restée un partenaire commercial important, lorsqu’on faisait comme si de rien n’était et qu’on considérait les intérêts économiques comme plus importants, l’attitude de l’Occident a été extrêmement décevante. »
La fin d’une grande illusion
La Russie et ses spécificités sont un thème important de ce roman mais son sujet principal est la vie intérieure de Jolana, une centre-européenne propulsée dans un univers qui se révèle de plus en plus périlleux et hostile. Elle s’ouvre intérieurement dans ses textes, elle évoque ses doutes, son isolement, ses crises, son désespoir et sa colère, elle s’accuse d’être une mère incapable d’élever convenablement son enfant. Son fils Fíla, un enfant hypersensible, est comme un miroir dans lequel elle voit se refléter toutes ses faiblesses, toutes ses défaillances et toutes ses erreurs.
Elle cherche à se rapprocher des parents de son mari qui l’ont accueillie dans leur maison et qui lui sont sympathiques mais elle se heurte toujours à un mur d’incompréhension et d’endoctrinement. Les parents d’Oleg aiment bien leur belle-fille mais ils se méfient de ce qu’elle dit et de ce qu’elle pense. Finalement, la situation matérielle du jeune couple devient intenable et Jolana doit se rendre à l’évidence : l’idée de vivre dans ce pays rongé par la bureaucratie, la corruption et la passivité des gens n’a été qu’une grande illusion qui vient de s’effondrer et il faut partir.
Les racines de la guerre en Ukraine
Les trois derniers chapitres du livre se déroulent en 2022 lorsque Jolana et Oleg sont déjà rentrés et bien établis en République tchèque et ne vivent plus en Russie, pays qui vient d’agresser l’Ukraine. Jana Guljuškina explique pourquoi elle a ajouté ces derniers chapitres à son livre :
« L’agression russe contre l’Ukraine était un sujet qui s’inscrivait bien dans le plan thématique du livre. Ce que je décris à partir de l’année 2012 démontre que cette guerre n’a pas commencé en 2022 mais qu’il s’agit de l’aboutissement d’une longue évolution du monde russe. Déjà l’annexion de la Crimée et ce qui l’a précédé, cette campagne de désinformation incroyable, démontre que la guerre en Ukraine n’est que la conséquence logique de ce qui s’est passé au cours des dix années qui sont évoquées dans le livre Madame S. »
Une haine qui risque d’éclater
Dans le dernier chapitre du livre intitulé Madame A. Jana Guljuškina donne la parole à une Ukrainienne qui a fui la guerre et a trouvé un refuge temporaire dans sa maison. Cette réfugiée ukrainienne se trouve dans une situation quasi insoutenable. Elle, qui déteste le peuple russe ayant agressé son pays, doit vivre sous le même toit qu’Oleg, un Russe qui lui a offert un refuge. Et son monologue intérieur démontre que la haine secrète qui ronge son âme est une émotion forte et lourde de conséquences. Jana Guljuškina a ajouté ce personnage à son livre parce qu’il est différent d’elle-même :
« A la fin j’ai trouvé très important d’exprimer les choses que ne pouvait pas dire le personnage principal qui est une Tchèque ayant épousé un ressortissant russe parce qu’il y aura en moi toujours une certaine ambiguïté dans ma relation avec la Russie. Je ne peux pas condamner, je ne peux pas y voir une faute collective. La personne qui m’est la plus proche est un Russe. Dans ma bouche ce serait insensé. Et c’est donc cet autre personnage, cette autre perspective qui m’a permis de voir le conflit avec les yeux d’une personne qui n’a que faire du fait que les Russes ne sont pas tous pareils, qu’ils ne sont pas tous pour la guerre, pour l’agression, pour les massacres des innocents. Cette autre perspective m’a donc permis de dire quelque chose de plus qu’aurait pu dire le personnage principal. »
On dirait que la Russie est comme un des personnages de ce livre, un personnage que l’auteure soumet à une critique rigoureuse mais avec lequel elle se sent quand même liée. Car la Russie c’est également Oleg, ce mari qu’elle aime, qui est père de ses enfants et qui partage fidèlement sa vie. Elle aussi déteste la Russie mais elle ressent également une profonde sympathie pour ceux qui parlent russe. « Je hais la Russie, avoue-t-elle, mais la Russie fait partie de moi-même. »