Ukraine : « Là où les blindés russes ont avancé, ils ne reculeront pas »

Un immeuble d'habitation endommagé à la suite d'un bombardement sur la ville d'Irpin, à 26 kilomètres à l'ouest de Kiev, en Ukraine, vendredi 4 mars 2022

Invitée samedi dernier, par l’Institut français de Prague, à un débat sur la liberté de la presse, la journaliste et écrivaine française Anne Nivat, retrouvait à cette occasion la capitale tchèque, où elle a commencé sa carrière dans les années 1990 à Radio Free Europe. Etonnante coïncidence que la venue de cette spécialiste de la Russie où elle a vécu une dizaine d’années, alors même que la guerre en Ukraine fait rage aux portes de l’Europe. Il était donc impossible de ne pas essayer avec elle de sonder les raisons qui ont conduit à ce drame et de tenter, quand bien même cela s’apparente-t-il à un vœu pieux, d’imaginer un retournement de situation venant des Russes eux-mêmes. De cela, mais aussi, un peu plus légèrement, de son expérience pragoise, nous avons parlé avec  Anne Nivat.

Anne Nivat, c’est un moment particulier pour vous rencontrer ici à Prague, vous qui avez été basée à Prague trois ans dans les années 1990 au début de votre carrière de journaliste à RFE. Puis vous avez été correspondante à Moscou pendant de nombreuses années aussi. Vous avez couvert de nombreux conflits comme reporter de guerre, en Tchétchénie, en Afghanistan. Difficile de savoir par où commencer tant la sidération est grande face à l’invasion de l’Ukraine. Vous qui connaissez bien la Russie, les Russes et la géopolitique russe, quelle a été votre réaction ?

Anne Nivat | Photo: Julien Damelet,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

« Ma première réaction c’est celle de la sidération absolue, de la perplexité, de la tristesse, du dégoût, de la colère, tout à la fois. Je ne peux plus vivre normalement depuis le début de l’invasion. C’est parce que c’est inimaginable pour nous autres, occidentaux, que Poutine l’a fait, mais aussi pour nous terrifier. Et il y est parvenu : du point de vue de la terreur militaire et mentale, il avance ainsi ses pions. Il nous a eus, parce que nous ne nous y attendions pas… Même si l’administration Biden avait prévenu, mais personne ne les écoutait parce que personne n’y croyait. D’autant qu’ils ont fait une erreur de date… Mais nous aurions tous dû nous y attendre, car il est évident que la rage de Vladimir Poutine par rapport à l’Ukraine va crescendo, au moins depuis 2014, voire depuis 1991. La dislocation de l’URSS est pour lui un immense drame qu’il n’a pas avalé. »

Il est impossible de se mettre dans la tête de Vladimir Poutine. En outre, personne n’a de boule de cristal, mais comment comprendre cette campagne militaire d’un autre temps à nos yeux, mais visiblement existentielle pour lui ?

« On peut néanmoins comprendre son but, car il est clair : quand on envoie des blindés dans le pays voisin, c’est qu’on ne lui veut pas du bien. Etant donné que les blindés de Vladimir Poutine avancent et sont arrivés concomitamment par le nord, par le sud et par l’est – où ils étaient déjà, dans le Donbass, il y a un étau qui se resserre, et qui va visiblement couper l’Ukraine en deux. Je pense ne pas me tromper en affirmant que malheureusement, là où les blindés russes ont avancé, ils ne reculeront pas. C’est-à-dire qu’ils vont rester et qu’il va sans doute falloir faire avec. Cela nous mène plutôt vers une guerre longue, une Ukraine affaiblie, divisée, traumatisée. »

Vladimir Poutine préside une réunion du Conseil de sécurité par vidéoconférence à la résidence Novo-Ogaryovo,  à l'extérieur de Moscou,  en Russie,  le jeudi 3 mars 2022 | Photo: Andrei Gorshkov,  ČTK/AP/Sputnik,  Kremlin Pool Photo

« Cela dit, Vladimir Poutine n’avait pas compté sur le courage extraordinaire du peuple ukrainien, sur son patriotisme et son nationalisme, ainsi que sur le courage personnel du président Volodymyr Zelensky. Rappelons qu’avant que toute l’Europe occidentale ne souligne son courage, on ne le traitait que d’ex-comédien. »

Dans votre livre ‘Un continent derrière Poutine ?’, paru en 2018, vous vous posiez la question suivante : est-ce que l’exercice du pouvoir intéresserait moins Vladimir Poutine ? Vous évoquez la lassitude du chef. Qu’est-ce qui a changé ?

« Une bonne guerre permet de rompre la lassitude. Avec une guerre, les leaders ont l’impression fausse d’avoir leur peuple derrière eux. Je pense que Vladimir Poutine était lassé du pouvoir et qu’il a eu envie de mener à bien cette opération qui le taraudait depuis longtemps et qu’il n’osait pas faire. Il a attendu d’avoir certaines certitudes du point de vue occidental, et Joe Biden a réaffirmé à plusieurs reprises que pas un soldat américain n’irait mourir en Ukraine. Pour Vladimir Poutine, c’est l’aubaine de celui qui parle le langage de la force face à celui qui parle un autre langage. Nous nous trouvons donc dans une guerre profondément asymétrique, avec la menace nucléaire en plus. »

Vous dites qu’il se trompe quand il pense que le peuple entier est derrière lui. Pensez-vous qu’un renversement de l’intérieur est possible, envisageable ? Un scénario que beaucoup de gens pensent souhaitable…

Photo: Seuil

« Pour avoir vécu en Russie 10 ans, je sais que tout changement dans la mentalité sera lent. Il n’est pas question d’un renversement de situation rapide. Il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine a beaucoup donné aux Russes, il a incarné le changement face à son prédécesseur, Boris Eltsine, dont les Russes avaient honte. Et il a immédiatement pris les choses en main pour montrer son vrai visage. »

« Même si la situation actuelle est différente, l’Occident n’a peut-être pas fait assez attention avec la brutale guerre en Tchétchénie. Ensuite Vladimir Poutine a permis aux classes moyennes russes de se développer, de voyager en Occident, d’avoir un niveau de vie qui se rapproche vraiment du nôtre

« On constate actuellement une usure du pouvoir de la part de Vladimir Poutine, car plus de 20 ans au pouvoir, c’est très long. La société russe n’a pas cessé de changer, mais comment va-t-elle pouvoir exprimer qu’elle n’est plus derrière Poutine tel un seul homme ? En effet, elle n’a pas beaucoup de moyens de s’exprimer : les médias d’opposition sont désormais tous fermés. Quant aux citoyens russes qui veulent exprimer leur désaccord par rapport à la guerre, ils peuvent être arrêtés, même s’ils sortent individuellement dans la rue, et plus encore quand ils sont en groupe. La situation n’est pas facile mais ça ne veut pas dire pour autant que les Russes soutiennent leur leader. »

La police arrête un manifestant lors d'une action contre l'attaque de la Russie contre l'Ukraine à Saint-Pétersbourg,  en Russie,  le mercredi 2 mars 2022 | Photo: Dmitri Lovetsky,  ČTK/AP

« Cependant, la propagande bat son plein : la télévision est une télévision d’Etat irregardable et inaudible. La propagande actuelle est sans précédent, effarante et inouïe : même les journalistes et les présentateurs d’émissions prennent parti, portant des t-shirts noirs avec la lettre Z en caractère latin, comme les blindés russes actuellement déployés en Ukraine. »

A propos de cette classe moyenne qui a accédé à une forme d’aisance, de normalité similaire à celle que l’on peut avoir dans les pays de l’Ouest, c’est elle qui va faire partie des premières classes touchées par les sanctions économiques. Ces sanctions peuvent-elles les braquer, les fédérer derrière Poutine ou au contraire, cela peut-il être une prise de conscience du fait que le chef est responsable de ce qui leur arrive ?

Alexeï Navalny | Photo: MItya Aleshkovskiy,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 3.0

« C’est une question essentielle et on aura la réponse, mais pas toute de suite. Mais il est clair que les réponses multiples de l’Occident envers la Russie peuvent être à double tranchant. Les Russes que j’interroge se sentent punis, ils ont l’impression de trinquer pour leurs dirigeants. Méprisant, Vladimir Poutine joue là-dessus, espérant que la souffrance va mettre son peuple de nouveau derrière lui. Mais c’est un jeu extrêmement dangereux, parce que la société n’est plus celle qu’elle était ne serait-ce qu’en 2014. Alexeï Navalny, le principal leader de l’opposition, est en prison, d’où il appelle à la résistance, à la désobéissance civile, notamment par les médias sociaux, qui servent aujourd’hui à la diffusion des expressions multiples du peuple russe. Rien de tout cela n’est diffusé dans les médias d’Etat ; néanmoins, ce sont toujours eux qui dominent. »

La République tchèque, très réticente à accueillir des réfugiés syriens lors de la crise migratoire il y a quelques années, a immédiatement fait preuve d’une solidarité sans faille avec l’Ukraine. On peut le comprendre à la fois en raison de liens historiques avec l’Ukraine, mais aussi parce qu’elle compte une très grande communauté ukrainienne, 300 000 personnes, à savoir la minorité la plus importante dans le pays. Comment comprenez-vous cette réactivité et cette mobilisation tous azimuts ?

« J’ai une réponse qui n’est ni politiquement ni journalistiquement correcte, mais c’est la réalité : c’est parce que les Ukrainiens ne sont pas musulmans. Cela n’a rien de nouveau, rappelez-vous la vague de réfugiés tchétchènes, à partir du début et du milieu des années 2000. Si les Tchétchènes sont musulmans, ceux qui voulaient quitter la Russie et la Tchétchénie à l’époque étaient antirusses. Donc les Polonais les ont accueillis, mais sans grand enthousiasme. Par la suite, il y a eu énormément de reportages sur les problèmes causés par la diaspora tchétchène en Pologne. En France aussi, les hommes et les femmes politiques instrumentalisent immédiatement la question de l’immigration. »

Des réfugiés ukrainiens à Prague | Photo: Vít Šimánek,  ČTK

« Les pays occidentaux et de l’Union européenne ne connaissent pas et ne s’intéressent pas aux problèmes de l’Ukraine, à sa spécificité ni à l’Etat ukrainien post-soviétique. Maintenant, c’est uniquement par peur d’être également touché que l’on entend un déluge d’expressions – que je qualifierais malheureusement davantage de bonne conscience plutôt que d’intérêt réel pour le peuple ukrainien. Volodymyr Zelensky ne cesse de répéter qu’il se sent très seul, ce qui est compréhensible, car hormis les pays de proximité géographique ou historique – à savoir la République Tchèque, la Slovaquie, la Pologne et les pays baltes, bien évidemment – les pays plus à l’ouest n’ont pas le même rapport avec l’Ukraine. »

Autre sujet pour finir cet entretien : vous avez vécu à Prague au début de votre carrière de journaliste, au milieu des années 1990. J’avais envie de convoquer vos souvenirs sur cette époque. Les Tchèques se souviennent de cette époque de manière contrastée, entre l’élan démocratique post-communiste et les affres d’une économie de marché très sauvage. Quels sont vos souvenirs ?

« Mon regard est toujours le regard d’une observatrice. Il y avait alors à la fois de l’enthousiasme, un vent de liberté extraordinaire, mais aussi des difficultés économiques et sociales terribles parce que c’était le tout début du passage à l’économie de marché. »

« J’ai eu beaucoup d’émotions en arrivant aujourd’hui. Je me suis dit que j’allais retrouver la maison dans laquelle j’avais habité, à Praha 6. Je louais le rez-de-chaussée d’un médecin à la retraite, une maison avec un grand jardin. Je n’oublierai jamais cette maison ni les moments passés ici. Ils ont constitué une espèce d’introduction au monde slave purement russe que j’ai été chercher les années suivantes. J’ai vécu ici juste avant la grande expérience qui a changé ma vision de la vie pour toujours, la guerre en Tchétchénie, qui a commencé en 1999. J’ai quitté Prague à l’été 1997 et je n’étais pas revenue depuis. »

Je ne vous poserai donc pas la question sur l’évolution de ce pays et les changements que vous y avez constatez…

La gare principale de Prague | Photo: Alexis Rosenzweig,  Radio Prague Int.

« Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai vu beaucoup de drapeaux ukrainiens aux fenêtres et ça me fait plaisir. C’est aussi un signe de proximité entre la République tchèque et l’Ukraine. Ce n’est pas la même chose en France, par exemple. »