La diplomatie culturelle tchèque à la conquête de nouveaux territoires
Après six ans passés à la tête du Centre tchèque de Bruxelles, Jitka Pánek Jurková est désormais la directrice de l'ensemble de ces centres culturels qui font rayonner la culture tchèque à travers le monde.
Jitka Pánek Jurková, bonjour. A la fin de l’année dernière vous avez été nommée à la tête des Centres tchèques, cette centrale qui gère toutes ces institutions de diffusion et de promotion de la culture tchèque dans plusieurs pays du monde. Ce poste prestigieux fait suite à plusieurs années que vous avez passées à Bruxelles, au Centre tchèque de la capitale européenne. La tradition est de se souhaiter la bonne année au mois de janvier où nous enregistrons, mais vous saviez déjà que pour vous ce serait une bonne année avec cette nomination…
« Bonne année à vous aussi, et vive les nouvelles perspectives ! »
Comment abordez-vous ce qui peut s’apparenter à un défi personnel : gérer tous les Centres tchèques, ce n’est pas gérer un Centre tchèque…
« A mon avis, l’expérience de gestion d’un Centre tchèque est indispensable pour réussir à gérer tous les Centres tchèques. Il faut équilibrer cette expérience de l’étranger avec une approche plus systémique, plus systématique, plus globale aussi. »
Vous avez été à l’origine de la conception et de la réalisation de l’ensemble de la programmation culturelle à l’occasion de la présidence tchèque du Conseil de l’UE en 2022 : c’est un gros morceau, c’est le moins qu’on puisse dire. Qu’avez-vous retenu de cette expérience en particulier ?
« La clé est toujours la collaboration. A Bruxelles, j’ai été vraiment privilégiée d’avoir pu travailler avec un large éventail de partenaires locaux, belges, internationaux et tchèques. Pendant la préparation de la présidence, nous étions en contact quotidien avec le bureau du gouvernement, avec les ministères de la Culture et des Affaires étrangères, avec les représentations régionales. Ensemble, nous avons discuté et réalisé un programme ambitieux mais cohérent. Ceci est un secret, ou un ingrédient fondamental de la diplomatie culturelle réussie. Il faut travailler ensemble, entre institutions tchèques, pour identifier des moments importants pour la représentation artistique tchèque à l’étranger, pour rassembler des ressources, mais aussi pour harmoniser les activités. »
Pouvez-vous nous décrire en quelques mots, quelles sont les prérogatives et le travail quotidien de la personne qui dirige les Centres tchèques ?
« Les prérogatives sont évidentes et ne sont pas si différentes d’un travail de directrice du Centre tchèque à Bruxelles. D’abord, vous travaillez avec la matière la plus belle qui soit : la culture tchèque en dialogue avec la culture internationale. Mais en plus c’est désormais un poste de direction donc je m’occupe des finances et du développement stratégique de l’institution. La directrice ou le directeur des Centres tchèques discutent avec le ministre des Affaires étrangères des priorités institutionnelles. Je m’occupe également des différentes modalités de fonctionnement des centres dans des régions diverses : la préparation de l’ouverture du Centre tchèque à Taipei, dans un contexte politique spécifique, de l’appel à candidatures pour choisir le nouveau directeur du Centre tchèque à New York, ou des perspectives financières du Centre tchèque à Belgrade. Et puis, évidemment, chez nous, au bureau place Venceslas, à Prague, il faut que l’équipe soit efficace et contente… »
En quoi votre expérience à la fois dans un Centre aussi important que celui de Bruxelles et dans un Centre tchèque tout court peut vous épauler dans votre travail actuel ?
« Ce que les six ans que j’ai passés à Bruxelles m’ont enseigné et qui était la partie la plus importante de ce travail, c’est vraiment la sensibilité et la curiosité. D’abord la sensibilité vis-à-vis du contexte local. Dans la diplomatie culturelle, il faut bien connaître les sujets qui attirent la curiosité des publics étrangers. La curiosité est aussi toujours indispensable pour s’orienter dans les courants sociétaux et artistiques. En plus, j’ai beaucoup appris en matière de budgétisation et sur l’institution contributive de l’Etat, des connaissances que je trouve très utiles maintenant. »
Rappelez-nous combien compte-on de Centres tchèques dans le monde et quel est le budget alloué à leur gestion ?
« Il y a actuellement 28 Centres tchèques dans le monde et le budget se réduit malheureusement chaque année. Il est actuellement de 170 millions de couronnes. »
Sortir de l’illusion que l’art n’est pas politique
Les Centres tchèques sont la figure de proue, la partie émergée de l’iceberg et la plus importante, de la diplomatie culturelle. Quel est le rôle de la diplomatie culturelle en général, et tchèque en particulier, dans le monde plus que troublé dans lequel nous vivons ? Que peut la culture alors que la guerre est aux portes de l’Europe et que le Proche Orient est revenu brutalement sur le devant de la scène politique internationale ?
« C’est une belle question. Dans les décennies passées, la diplomatie culturelle se pensait comme existant dans une zone neutre : on se dit ainsi souvent que l’art n’est pas politique. Mais l’agression de l’Ukraine nous a réveillés de cette illusion. Selon moi, il faut prendre à nouveau conscience du fait que la diplomatie culturelle n’est pas exclue de notre monde politique et que les Centres tchèques sont des acteurs basés sur des valeurs. Et il faut réaliser que notre raison d’être est l’échange. L’échange honnête international. Cet échange est possible seulement dans le monde libre. Et nous devons agir pour ce monde. Nous avons plusieurs manières de le faire. Tout de suite après l’agression russe de l’Ukraine, les Centres tchèques ont lancé un programme assez vaste d’aide aux artistes ukrainiens qui ont pu faire des stages de long terme dans des institutions culturelles tchèques. Nous avons soutenu des artistes ukrainiens à diverses occasions, notamment pendant la présidence tchèque de l’UE. Notre Centre tchèque à Tel Aviv, pour sa part, organise des programmes variés, ciblés sur la guérison des traumatismes par exemple. »
Peut-on développer un peu sur le rôle de Centres tchèques dans les endroits sensibles du monde que l’on connaît aujourd’hui : en Ukraine d’un côté, et en Israël de l’autre ?
« En Israël, on a vraiment décidé d’être un acteur pour cette communauté spécifique, pour les deux communautés qui ont besoin de ce processus de guérison des traumatismes. Avec son nouveau directeur, Jan Stern, le Centre tchèque de Tel Aviv va plonger et explorer cette thématique particulière. En ce qui concerne l’Ukraine, le Centre tchèque de Kyiv est à l’heure actuelle le seul institut culturel qui fonctionne et qui est actif dans le pays. Notre directrice, Tereza Soushková, travaille merveilleusement dans ces conditions difficiles quotidiennes. »
Tous les Centres tchèques sont importants
En juin dernier, le ministre tchèque des Affaires étrangères Jan Lipavský a célébré les 30 ans d’existence des Centres tchèques, c’est-à-dire de depuis la partition de la Tchécoslovaquie. Il faut rappeler tout de même qu’il existait des centres culturels tchécoslovaques à l’étranger après la Deuxième Guerre mondiale. Peut-on faire un court bilan de ces trois dernières décennies ?
« Nous avons en effet une histoire des instituts culturelles tchécoslovaques avant 1989 mais dans le contexte démocratique, les Centres tchèques ont vu le jour en 1993. Pour la première génération des représentants politiques après la révolution de Velours, le signal que nous sommes devenus une nouvelle partie intégrante du monde démocratique a été vraiment important. Peu après la révolution, des Centres tchèques ont ouvert à New York, à Londres, à Bruxelles, à Paris, à Stockholm aussi. Des artistes tchèques opprimés auparavant ont commencé à se produire à l’étranger comme The Plastic People of the Universe. Les pièces de théâtre de Václav Havel sont aussi devenues une partie des visites d’Etat à l’époque. Aujourd’hui, les Centres tchèques sont devenus des centres culturels établis comme peuvent l’être les Alliances françaises, le British Council ou l’Institut culturel de l’Autriche. Nous travaillons avec la culture dans le sens large, avec également l’éducation linguistique, les sciences voire même avec la diplomatie économique. »
A l’époque, Jan Lipavský avait également annoncé l’ouverture de nouveaux Centres notamment Hanoï, New Delhi, par exemple. La multiplication des centres n’est-elle pas contre-productive en termes de financement par exemple ? Ne vaudrait-il pas mieux moins de centres bénéficiant d’une bonne partie de l’enveloppe budgétaire que plus de centres avec moins de moyens ?
« C’est une bonne question et je suis tout à fait d’accord. C’est pour cette raison qu’en ce qui concerne le Centre tchèque de New Delhi, nous avons décidé de reporter son ouverture. Pour des raisons financières, précisément. »
Et qu’en est-il du Centre tchèque de Hanoï ?
« Actuellement, on ouvre les Centres tchèques déjà planifiés et budgétisés : celui de Taipei, de Belgrade et de Hanoï. Celui de Hanoï devrait ouvrir au mois d’avril ; La directrice part dans deux ou trois jours. »
Y a-t-il des Centres tchèques prioritaires pour la diplomatie tchèque ? Et si oui, lesquels ? Même si je comprends que tous les centres sont importants, à leur échelle et à leur mesure…
« Oui, bien sûr, chaque Centre tchèque est également important. Mais il y a évidemment les priorités du ministère des Affaires étrangères qui sont reflétées dans notre budget pour certaines régions : évidemment dans les pays voisins ou autrement prioritaires comme les Etats-Unis, le Japon ou la Corée du Sud.
Qu’est-ce que l’on peut dire de l’année culturelle 2024 et qu’est-ce qui attend les différents Centres tchèques dans les mois à venir ? Comme d’habitude il y a des projets spécifiques développés en fonction des pays mais aussi des projets transversaux ? Quels sont les grandes lignes, les anniversaires qui doivent être célébrés ?
« Cette année, il y a plusieurs grands thèmes : la musique tchèque, Franz Kafka, mais aussi le 20e anniversaire de l’entrée de la Tchéquie et d’autres pays dans l’Union européenne. Avec nos partenaires, nous présentons ces thèmes à nos publics de manière différente. On célèbre Kafka par un nouveau jeu vidéo ou avec un spectacle de danse par exemple. Nous allons célébrer la diversité de la littérature européenne pendant la Nuit de la littérature, comme c’est le cas chaque année. Cette année, ce sera dans le magnifique palais du ministère des Affaires étrangères et au Château de Prague. En ce qui concerne la musique tchèque, le grand anniversaire de cette année, c’est Bedřich Smetana. Ce thème se reflétera dans notre programme par sa musique, mais aussi dans d’autres styles, jazz ou rock. »
Montrer aux femmes qu’on peut avoir une famille et un travail exigeant
Une question plus personnelle pour finir : on dit souvent que c’est une question qu’on ne pose qu’aux femmes, mais j’en suis une et je ne serais pas choquée si on me la posait. Elle se pose d’autant plus que nous vivons toujours dans un monde où toutes les femmes ne bénéficient pas d’une parfaite égalité en termes d’équilibre entre carrière et vie familiale. Vous-mêmes avez une famille, avec une petite fille. Comment vous organisez-vous avec votre partenaire de vie pour pouvoir trouver un bon équilibre personnel entre votre travail, prenant, et votre enfant – et on sait que c’est prenant aussi…
« J’ai la chance d’avoir un partenaire qui me soutient énormément mais il faut faire aussi quelques choix désagréables. J’ai toujours dit que des trois éléments : un enfant en bas âge, un travail exigeant et du temps libre, il n’est possible d’en avoir que deux. Moi, j’ai choisi les deux premiers pour l’instant. »
En Tchéquie, le modèle de la « working mum » avec des petits enfants n’est pas très répandu, voire pas nécessairement valorisé : avez-vous le sentiment de montrer à votre fille – voire à d’autres femmes – aussi un modèle encourageant et positif de femme qui mène sa vie professionnelle et personnelle de manière libre et émancipée ?
« Oui, bien sûr, mais aussi, pour moi, ce n’était pas une question de choix : je voulais avoir une famille et j’adore mon travail. Ces deux éléments sont constitutifs de mon identité et ce que je peux montrer à d’autres femmes ayant le même désir, c’est qu’il est possible de vivre cette identité. Le soutien de notre environnement est grandement apprécié et celui de notre société viendra dès que nous nous serons rendu compte que cela est bénéfique pour la société dans son ensemble d’être ouverte et de soutenir des modèles de vie différents, que ce soit des femmes ou même d’autres personnes. »