Bohumil Hrabal, le 110ème anniversaire du roi des narrateurs
« Vous savez, l’écriture est pour moi une espèce de défense contre moi-même. Comme si je cherchais à me sauver, à me séparer de moi-même. Mais grâce à l’écriture, j’arrive à la fois à découvrir ce que je serai, ce que j’ai été et ce que je suis en ce moment. Et en même temps, c’est aussi en écrivant que je me soigne... » C’est ainsi que l’écrivain Bohumil Hrabal (1914-1997) expliquait sa relation compliquée avec la littérature. 110 ans se sont écoulés depuis sa naissance et 27 ans depuis sa mort, et pourtant il reste toujours irremplaçable.
Le fils adoptif d’un maître brasseur
Le vide que Bohumil Hrabal a laissé dans la littérature tchèque n’est toujours pas comblé. Il est de plus en plus évident que les artistes de son envergure sont rarissimes et inestimables et nous devons être reconnaissants du fait que ce roi des narrateurs ait été pendant un temps notre contemporain et qu’il nous ait appris à voir le monde avec ses yeux.
Fils adoptif d’un maître brasseur et mauvais élève, il ne voit pas d’abord la littérature comme sa future vocation. Tomáš Mazal, ancien secrétaire et biographe de Bohumil Hrabal, rappelle que ce fils du brasseur n’a pas été dans sa jeunesse un ami des livres et que son penchant pour la littérature ne s’est manifesté que relativement tard :
« A l’époque où Bohumil Hrabal s’est inscrit à la faculté de droit, il lui est arrivé que, comme il dit, ‘la cloche de l’ignorance s’est levée’, et il a découvert qu’écrire était quelque chose de très intéressant. Dès lors, il s’est assis tous les samedis devant la machine à écrire dans le bureau de son père dans la brasserie de Nymburk. Il est intéressant de constater qu’il était toujours vêtu avec soin, en costume-cravate et avec des chaussures impeccables. Et ce jeune homme élégant, ce jeune poète a commencé à écrire ses premiers poèmes. Devant la machine à écrire, il se sentait honoré par le fait d’avoir eu la chance, comme il dit, ‘de clouer par la langue et avec sa machine à écrire les mots sur le papier blanc et éphémère des tickets de caisse’. Il écrivait en effet ses poèmes sur les papiers du bureau de son père. »
Un juriste qui n’exercera jamais sa profession
Les études de ce juriste en herbe sont cependant interrompues par la guerre et le jeune Bohumil fait l’apprentissage de la vie qui devient pour lui une source d’inspiration intarissable. Il devient tour à tour cheminot, agent de caisse d’épargne et commis-voyageur. En 1946, il peut achever ses études, il est promu docteur en droit mais il n’exercera jamais sa profession. Métallo dans les aciéries de Kladno, il est grièvement blessé et après sa guérison il se fait embaucher dans un centre de collecte de vieux papiers. Il s’inspirera de cette expérience pour écrire le livre Une trop bruyante solitude, un de ses plus grands succès littéraires. Et avant de se consacrer entièrement à la littérature il sera encore machiniste dans un théâtre de Prague.
L’exaltation des choses simples
Depuis un certain temps déjà, le jeune homme pimpant s’est transformé en prolétaire. Il a décidé de vivre la vie des simples gens, de partager leurs plaisirs et leurs déboires, d’en faire les héros de ses livres et de chercher chez eux ce qu’il appelle la petite perle au fond de l’eau. Selon l’historien de la littérature Petr Kotyk, l’art de Hrabal est une exaltation des choses les plus simples de la vie, de ces aspects de l’existence que nous avons tendance à sous-estimer :
« Tous ces endroits et ces maisons où il a vécu et dans lesquels les autres ne voulaient pas habiter, il les a hissés par sa littérature au niveau d’espaces comme auréolés d’une certaine sainteté. Et c’est en cela que son approche de la réalité était admirable parce qu’il voyait ce qu’il appelait la petite perle au fond de l’eau, c’est-à-dire ce qu’il y a de divin dans les gens. Il savait dénicher et saisir cette perle et élever les gens au-dessus de la réalité profane vers un espace sacré et intemporel. Et c’est cela qui fait la force de sa littérature. »
Le saut dans le vide
Difficile de trouver un autre homme de lettres dont l’œuvre et la personnalité soient aussi complexes, nuancés et chatoyants. Bohumil Hrabal était à la fois plébéien et noble, sensuel et spirituel, comique et tragique, grossier et délicat, brutal et aimable, intellectuel et naïf. Et pourtant tous ces contrastes, tous les aspects hétéroclites de sa personnalité et de son style forment un tout étonnamment homogène, un univers qui reflète le monde réel mais qui le transfigure en une longue suite de miracles quotidiens. Il nous invite, il nous attire avec une énergie torrentielle dans cet univers où les faits banals se transforment en événements extraordinaires et où l’impossible devient réalité. Ecrire est pour lui un processus périlleux et tumultueux qui ressemble à un saut dans le vide. C’est ainsi qu’il le décrit lui-même :
« On a l’impression qu’écrire à la machine est un saut du haut d’un rocher, une sensation juste avant la mort par noyade. Cependant cette noyade débouche sur le sauvetage. C’est presque le même processus qui est décrit par Raymond Moody dans son livre La Vie après la vie. »
« Vous ne pouvez pas vous arracher à la lecture »
L’historien de la littérature Milan Jankovič estimait que Hrabal, un écrivain passionné, ne pouvait être vraiment apprécié que par un lecteur prêt à partager ses passions et à se laisser emporter par le flot de son imagination :
« Je pense que Hrabal exige un lecteur qui souhaite être accaparé, englouti dans le courant des phrases. Ensuite, évidemment, il peut réfléchir sur ce qu’il a lu. Je le sais parce que telle est ma propre expérience. Combien de fois j’ai lu le roman Moi qui ai servi le roi d’Angleterre. Rien à faire, vous ne pouvez pas vous arracher à la lecture. Vous êtes englouti. Et permettre de s’engouffrer dans une autre réalité, dans la réalité de la narration, c’est la force de Hašek et de Hrabal. »
L’Evangile selon Bohumil Hrabal
La récolte littéraire que Bohumil Hrabal a léguée à la postérité est impressionnante. Ses œuvres complètes ont été publiées en dix-neuf tomes et ses livres ont été traduits dans de nombreuses langues, dont le français. Des rues, une place publique, un parc et même un pont portent son nom et la brasserie pragoise Au tigre d’or qui était son refuge préféré, est devenue comme un lieu de culte où l’on vient pour lui rendre hommage.
On organise régulièrement le festival Hrabalovo Kersko et à cette occasion, on ouvrira le 18 mai prochain un musée dans son chalet du village de Kersko où il a passé les dernières années de sa vie entouré de ses nombreux chats. A l’occasion du 110ème anniversaire de sa naissance a été organisée une exposition sur sa vie et son œuvre à l’Institut de la langue tchèque à Prague et une autre exposition de ses livres et de leurs éditions en langues étrangères est également préparée par le Musée de la littérature tchèque.
On continue aussi à commenter, à analyser et à expliquer son œuvre. Tomáš Mazal évoque dans ce contexte un livre qui a été récemment consacré à Bohumil Hrabal par le théologien Pavel Hošek, livre qui révèle un aspect moins connu de la spiritualité de l’écrivain et démontre qu’il y a toujours quelque chose à découvrir dans l’immense univers hrabalien :
« Pavel Hošek est l’artisan de la découverte de sept enregistrements réalisés par Hrabal dans les années 1980 dans un presbytère protestant. Il a écouté ces enregistrements et il a été tellement impressionné qu’il a fini par écrire un livre intitulé Evangelium podle Bohumila Hrabala - L’Evangile selon Bohumil Hrabal. Dans cet ouvrage il développe ce que Hrabal a vraiment écrit dans ses livres où la spiritualité chrétienne du passé s’assimile à la philosophie moderne et à la pensée de notre époque d’une telle façon qui insuffle à cet archétype une nouvelle vie. »