Dans la peau d’une migrante économique « de l’Est »
Il y a quelques années, la journaliste tchèque Saša Uhlová, récente lauréate du prix Ferdinand Peroutka, avait travaillé en immersion dans des entreprises tchèques, une plongée dans le quotidien, parfois effroyable, des travailleurs occupant des emplois sous-payés. Avec la journaliste Apolena Rychlíková, elle a réitéré ce travail d’investigation, mais cette fois, dans la peau d’une migrante économique « de l’Est », employée dans trois pays de l’Ouest, dont la France, dans des conditions proches de l’exploitation. Des pratiques qui aggravent la fracture entre ces deux Europe et montrées dans une série de reportages pour le site Alarm et désormais dans un documentaire diffusé sur Arte. Radio Prague Int. en a parlé avec Saša Uhlová et le co-producteur français Joël Farges.
SU : « Il y a six ans, j’avais mené un projet en Tchéquie : j’ai travaillé dans des endroits où les gens sont très mal payés, où les conditions de travail sont mauvaises. J’ai fait des reportages, un livre mais aussi un film qui s’appelait Les limites du travail (Hranice práce). On a voyagé avec ce film en Europe. En fait, dans un des endroits où j’ai travaillé, j’ai remarqué que certaines personnes, des étrangers souvent bulgares, ukrainiens, roumains ou mongoles, y travaillaient via des agences – et avaient des conditions de travail encore pire que nous. On arrive, ils sont là, on part, ils sont toujours là, et travaillent parfois le samedi et le dimanche. Parfois ils travaillent 15 ou 16 heures par jour. »
Donc des horaires en totale contradiction avec la législation en vigueur…
SU : « Le Code du travail était violé dans notre cas, mais dans le leur il était inexistant. Quand j’ai parlé de cela avec un journaliste à Budapest, il a suggéré qu’Apolena et moi continuions le projet en allant en Europe de l’Ouest en tant que travailleuse venant de l’Est, afin de trouver des conditions de travail encore pires que celles que j’ai trouvées ici, en tant que Tchèque. »
Vous vous êtes fait embauchée en Allemagne dans une ferme pour ramasser les salades, couper des légumes, donc un travail extrêmement physique. Ensuite vous avez trouvé un travail en Irlande dans l’hôtellerie, et enfin en France dans le secteur du soin. Que retirez-vous de ces trois expériences différentes ? Sont-elles comparables ?
SU : « En France, c’était particulier parce que tout était légal. La loi est ainsi faite : les femmes qui procurent des soins de terrain, en passant dans les foyers, ne sont payées que pour les heures qu’elles passent chez la famille. On a une petite carte et on pointe quand on arrive sur place. Sauf que quand on arrive, en général, on dit bonjour, on ne peut pas courir dans la cuisine et aller biper tout de suite. Donc on perd du temps payé, sans compter qu’il y a aussi les heures de transport qui ne sont pas prises en compte. Si on veut avoir le salaire minimum et les 35 heures, on doit travailler beaucoup plus d’heures effectives en réalité. C’est quand même incroyable ! Comment est-ce possible ? »
C’est peut-être cela le plus choquant, la dimension hypocrite de la situation…
SU : « Oui ! Et le fait que ce soit légal. En réalité, on travaille plus. Je sais qu’il existe des initiatives qui ont essayé de changer les choses, en vain. Mais il faudrait un changement, clairement. »
Joël Farges, vous êtes un des co-producteurs du film à côté de la production tchèque et slovaque. De votre côté, puisque vous êtes Français, est-ce que cette situation vous a surpris, était-ce quelque chose dont vous aviez conscience ?
JF : « J’étais surpris mais pas tant que cela, je savais par des articles que de telles conditions de travail existaient. En France, des journalistes alertent sur ces questions, de même que les gens qui travaillent dans le soin, et dont on a grand besoin. Effectivement on veut légiférer – c’est le bon côté de la France – car Sasa ne pouvait pas travailler sans Code du travail, et en même temps celui-ci est biaisé car il ne tient pas compte de la réalité du terrain. Il faut en effet se déplacer, or cela fait partie du travail. Les personnes qui font se travail ne peuvent pas avoir des horaires de bureau. Les moments de déplacement entre les différents patients devraient être comptabilisés. Ce qui est incroyable c’est qu’on a tellement besoin de ces gens-là qui viennent travailler chez nous en France – et en même temps, ils sont mal traités, mal considérés. Ils sont respectés mais la réalité de leur travail n’est pas considérée. Cela dit on a aussi des exemples positifs avec des femmes qui viennent en France, trouvent une façon de travailler, de pouvoir avoir des enfants, de les mettre à l’école. Donc il y a quand même quelques-unes qui s’en sortent mieux. »
En tant que producteur, qu’est-ce qui vous poussé à soutenir ce projet ?
JF : « Je travaille en Tchéquie depuis très longtemps. J’ai commencé avant les années 1990. Je suis donc à l’affût de projets tchèques quand ils sont bons. Il y a une trentaine d’années, j’ai eu la chance de travailler avec Alena Mullerova de la Télévision tchèque : elle m’alerte sur différents projets et effectivement ce projet m’intéressait, d’autant plus qu’Arte l’était aussi. C’était donc plus facile pour moi de trouver le financement en France. Le projet m’a semblé très enthousiasmant parce que c’était un regard sur nous-mêmes. C’était le regard sur la France qui m’intéressait évidemment le plus – et la comparaison avec l’Allemagne notamment, parce qu’on a tendance à se déprécier tout le temps. Il y avait donc un enjeu réel. Et puis je n’avais jamais produit de film comme ça, de documentaire sociétal. On avait Sasa dans le projet qui parle français comme vous et moi, ce qui facilitait les choses. »
Saša, vous avez travaillé dans des conditions difficiles dans ces trois pays, notamment en Allemagne (et avec une tentative ratée en Angleterre). Mais contrairement aux autres travailleuses, vous saviez qu’un jour cela serait fini pour vous. Comment cela a-t-il influencé votre expérience et votre manière de vous comporter sur place ?
SU : « Le fait que j’ai su que j’allais partir et que j’étais journaliste qui allait écrire tout ce qu’elle a vécu, a fait que je me comportais mieux envers les autres que je ne l’aurais fait si j’avais été réellement employée pour longtemps. Ce qui m’a beaucoup étonnée, c’est que quand les conditions de travail sont mauvaises, certaines personnes les empirent encore par leur comportement : ils crient sur les autres, vont chercher à savoir ce que veut le chef, font attention à ce que le chef soit content et donc ne sont pas très sympathiques avec les autres. Mais il y aussi des gens qui ont une sorte d’immunité à ce genre de comportement et qui sont toujours gentils, quelles que soient les circonstances. Or, je pense que je ne suis pas dans cette catégorie des gens gentils. Si je travaillais là pour de bon, je perdrais mes nerfs. Par exemple j’ai travaillé avec une femme qui était très lente, qui était déprimée parce qu’elle n’avait pas de téléphone pour être en contact avec sa famille. Je lui prêtais mon téléphone pour qu’elle puisse appeler chez elle. Elle était très reconnaissante et voulait toujours travailler avec moi. Sauf que le fait qu’elle ait été lente, cela me donnait deux fois plus de travail. Je devais tout faire à sa place... Mais j’ai réalisé que malgré ça, je me suis mieux comportée vis-à-vis d’elle, parce que je savais que je partirai. »
Ce genre de travail fait ressortir le pire de l’humain, d’après ce que vous dites…
SU : « Pas tous les cas justement. J’avais des collègues sympas même dans ces conditions horribles et qui n’ont jamais crié, qui étaient toujours très humaines. »
JF : « Je dois dire que comme producteur j’avais un peu peur. Saša est journaliste. Nous avions consulté un avocat européen pour savoir si elle était protégée en tant que journaliste. Il aurait pu y avoir un clash, ils auraient pu s’apercevoir qu’elle avait une caméra dans les lunettes ou qu’elle travaillait. J’avais peur qu’elle se fasse attraper. Le producteur tchèque et moi avons suivi son travail en immersion avec un peu d’appréhension. Parce que c’est horrible : elle faisait deux travails à la fois. »
SU : « Mais souvent, j’oubliais que je faisais mon autre travail de journaliste parce que j’étais très fatiguée. Quand j’ai fait le tout premier projet, je rentrais toujours à la maison et j’écrivais ce que j’avais vécu. Là, j’avais un ordinateur et j’aurai tout à fait pu écrire, tout le monde se fichait de ce que vous faisiez le soir. Mais je n’étais tout simplement pas capable, après 14h de travail, de m’asseoir et d’écrire. Donc j’avais peur parce que ce que je n’écrivais pas le jour même, c’est comme si ça n’avait pas existé. On oublie, la journée d’après vient et efface celle d’hier. Mon mari a trouvé l’idée excellente que nous allions nous appeler et que j’allais lui raconter ma journée et qu’il allait enregistrer. C’était très naturel de le faire parce qu’en plus tout le monde appelait aussi à la maison. »
Un témoignage brut et spontané, donc…
SU : « La partie en Allemagne, je l’ai retranscrite quasiment tel quel, je n’y ai pas changé grand-chose. Mon fils avait 10 ans à l’époque et je lui manquais. En réécoutant les enregistrements, on l’entend dire qu’il veut me parler, et Tomas, mon mari, répond qu’on travaille. Mais je n’ai même pas pensé à lui demander de me le passer pour lui parler : j’étais tellement épuisée que je n’arrivais pas à penser à mes enfants. En France c’était différent : au début je ne trouvais pas du travail, je pleurais, et j’ai appelé mon fils. Donc je pense que pour les gens qui laissent leur famille dans leur pays d’origine, ils ne veulent pas travailler juste 8 heures par jour. »
Ça laisse trop de temps et trop d’espace à la nostalgie ?
SU : « Oui, c’est ça. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils veulent travailler 15 heures. Ils aimeraient travailler 12 heures par exemple pour ne pas avoir trop de temps libre le soir. »
Nous sommes 35 ans après la chute du rideau de fer. Vous appelez ce fossé salarial entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe le « rideau de fer salarial ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
SU : « Quand je parlais avec des Français, ils me disaient toujours : oui vous avez des salaires moins élevés mais la vie est moins chère. Je me demandais pourquoi et comment ils pouvaient penser ça. C’est vrai que jusqu’à récemment, quand vous arriviez à Prague, les restaurants étaient beaucoup moins chers qu’en France. »
Avant la guerre en Ukraine et avant le Covid-19…
SU : « Mais c’était seulement les restaurants. J’habite à la frontière avec l’Allemagne or la nourriture y est moins chère qu’en Tchéquie, alors que les salaires sont beaucoup plus élevés. Donc ça m’intriguait cette manière de voir. D’autant que les loyers et les énergies ont énormément augmenté. »
Le producteur tchèque Filip Remunda dit que le film n’est pas tant ce qu’annonce son sous-titre, c’est-à-dire « qui paye pour le bien-être et l’abondance des pays occidentaux ? » et qu’il s’agirait plutôt d’une réflexion sur les racines du populisme et à ses illustrations concrètes comme le Brexit par exemple. Etes-vous d’accord ?
JF : « Absolument. Le problème des démocraties c’est qu’on n’a pas trouvé de système meilleur que celui-ci, mais qu’en même temps, on est dans des crises permanentes. On oublie qu’il y a vingt ans c’était une crise différente et on se dit que c’était mieux avant mais en réalité on a toujours été dedans. En effet, l’Europe occidentale a compensé pendant un certain temps le fait qu’elle ait perdu des colonies et s’est appuyée sur l’Europe centrale et orientale. On les a beaucoup aidés, mais pas à fond perdu, mais c’est parce qu’on en avait besoin. »
Y a-t-il une spécificité de ces emplois précaires liée au genre ? La plupart de ces emplois que vous avez exercés le sont par des femmes comme vous…
SU : « Certaines de mes collègues avaient des enfants. Pour certaines, leur mari les avait quittées. Dans certains cas, le mari était parti à l’étranger pour travailler aussi et le couple n’y a pas survécu. Donc la femme se retrouve seule et doit subsister aux besoins des enfants. Ainsi la famille se casse une première fois quand le mari part, et une deuxième fois quand c’est la femme qui part travailler à l’étranger en laissant ses enfants à quelqu’un de sa famille. J’en conclus que le capitalisme est nocif pour la famille traditionnelle ! »
Quels ont été les retours sur ce film et ce qu’il montre ?
SU : « La plupart des gens m’ont écrit des choses très gentilles. En Allemagne, des voisins ont reconnu la ferme. Or un de ces voisins est journaliste et veut écrire un article dessus. Il faut que je lui explique que le thème ce n’est pas cette ferme-là mais le système qui permet que ça existe. Mes collègues me disaient en outre que c’était parfois pire ailleurs, ce que j’avais du mal à imaginer. Peut-être que le fait que la femme du chef ait été polonaise comme elles, et que moi j’ai été tchèque a aidé. J’ai senti qu’il y avait des efforts de faits. Par contre il faut se demander pourquoi les inspecteurs du travail qui viennent ne veulent rien voir… On sait qu’il y a des fermes similaires ailleurs en Allemagne et qui sont parfois pires. »
JF : « En France, ce qui a frappé les gens c’est le mélange et le travail journalistique, d’immersion, de Sasa, et sa relation intime, familiale, avec son père notamment. C’était important qu’elle soit incarnée, avec une biographie et son quotidien. Cela donné donc beaucoup de cœur et de chair aux autres travailleuses aussi parce qu’on pouvait imaginer quelles étaient leurs situations personnelles. Sur le plan du travail, ce qu’elle fait et ce qu’elle dit, on le sait, ce n’est pas une découverte, mais c’est plutôt la façon dont Saša le fait. Les Français ont en effet trouvé que les conditions de travail en Allemagne étaient plus dures qu’en France, mais si elle avait dans la restauration avec les Bangladais, elle aurait retrouvé une situation assez proche de celle de la ferme. En France, sans les sans-papiers dans la restauration, ce secteur s’écroule. Tout le monde le sait : les gens font semblant d’inspecter mais en réalité ils n’inspectent rien. »
Le film est visionnable sur la plateforme Arte et est sorti en salles tchèques le 4 avril dernier.