« Ils étaient cinq », un livre sur une page sombre de la littérature française
Ils s’appelaient Robert Brasillach, Marcel Jouhandeau, Ramon Fernandez, Jacques Chardonne et Pierre Drieu La Rochelle et ils sont devenus protagonistes du livre que son auteure Ladislava Chateau a intitulé Bylo jich pět … Kolaborace, trest a rozpory - Ils étaient cinq… Collaboration, peines et contradictions. En retraçant les itinéraires de ces cinq personnalités importantes de la littérature française de la première moitié du XXe siècle, Ladislava Chateau démontre que ni l’intelligence, ni le grand talent ne protègent suffisamment contre les séductions du mal.
Les passagers du train pour Weimar
Dans votre livre vous brossez les portraits de cinq écrivains français qui ont collaboré avec les nazis. Dans les milieux littéraires français, ces collabos, comme on les appelait, étaient cependant plus nombreux. Pourquoi avez-vous choisi justement ces cinq auteurs ?
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« Suite à la parution de mon livre Train pour Weimar, j’ai donné plusieurs conférences sur les portraits des écrivains français qui ont participé aux congrès littéraires organisés sous l’égide de Goebbels à Weimar en 1941 et en 1942. Mon nouveau livre Ils étaient cinq…, collaboration, peines et contradictions en est un peu la suite. J’y présente les cinq écrivains les plus importants et les plus connus. Ces cinq écrivains avaient une position privilégiée dans la société et l’édition française dans l’entre-deux-guerres ; ils ont tous débutés leur carrière dans la Nouvelle Revue Française (NRF) et tous ont été édités chez Gallimard.
Et il est donc intéressant de constater qu’aujourd’hui leur éditeur Gallimard est resté fidèle à Drieu et Jouhandeau.
Les répercussions prolongées de l’affaire Dreyfus
Dans les premiers chapitres de votre livre vous revenez sur l’affaire Dreyfus qui a éclaté à la fin du XIXe siècle. Comment cette affaire s’est-elle répercutée dans l’évolution de la société française encore à l’époque que vous évoquez dans votre livre, c’est-à-dire surtout dans les années 1920, 1930 et 1940 ?
« L’affaire Dreyfus a été révélatrice d’un antisémitisme français. Cette affaire symptomatique a révélé l’antisémitisme évident de l’État français. La lettre ouverte de Zola ‘J’accuse’ a déclenché un grand bouleversement, un grand scandale, chaque intellectuel a été obligé de se positionner et de prendre parti. On peut constater que certains intellectuels, d’abord dreyfusards, passent un peu plus tard de l’autre côté, surtout dans les années 1925-1930, pour terminer en 1940 dans la collaboration et dans l’antisémitisme, par exemple Jacques Chardonne, Pierre Laval, Philippe Pétain. On voit que les prises de position au départ politiquement positives, évoluent radicalement et qu’elles ne restent pas positives pour toujours
Les écrits pernicieux de Robert Brasillach
Présentons donc sommairement les protagonistes de votre livre. Qui était Robert Brasillach, écrivain qui s’identifiait avec le poète André Chénier ? Quel rôle a-t-il joué dans la littérature et la politique française de la première moitié du XXe siècle ?
« Robert Brasillach a été une vedette littéraire de l’entre-deux-guerres. Il se référait souvent au poète André Chénier persécuté et condamné à mort sous la Révolution française. Brasillach a été fasciné très tôt par le fascisme (Mussolini, Franco). Il a été rédacteur à Je suis partout, un journal raciste, antisémite et devenu pro-nazi. Sa condamnation à mort et son exécution après la guerre ont fait polémique. On se demandait si un écrivain pouvait être tenu responsable de ses écrits et à quel point ses écrits pouvaient être considérés comme des actes criminels méritant la peine de mort. Sartre a dit que l’écriture était un acte et que l’écrivain devait être tenu responsable de ses actes. Par contre François Mauriac pose la question suivante : si l’écrivain peut être condamné à mort pour ses écrits, à quelle peine doivent alors être condamnés les marchands d’armes ? »
Les tentations dangereuses de Marcel Jouhandeau
Une partie de votre livre est consacrée à Marcel Jouhandeau, un auteur qui a laissé dans ses écrits beaucoup d’informations sur sa vie et même sur sa vie intime. Pourquoi figure-t-il dans votre livre?
« J’apprécie ses qualités littéraires que je trouve magnifiques, tant dans ses romans que dans ses récits et ses nouvelles. Il a participé, lui aussi, en 1941 au congrès des écrivains à Weimar. De plus il a publié avant la guerre trois articles antisémites : Pourquoi je suis devenu antisémite pour L’Action française, Le péril juif et Procédé juif. Ces trois articles sont sortis en 1937 sous forme de livre sous le titre Le Péril juif. Pendant l’Occupation, il ne s’engage pas dans la collaboration active, il fréquente seulement les salons littéraires, il donne des textes à la Nouvelle Revue Française de Pierre Drieu La Rochelle. Jouhandeau était aussi un ami très proche de plusieurs allemands, par exemple de Gerhard Heller, censeur de la littérature en France ainsi qu’avec l’écrivain Ernst Jünger, commandant dans l’Etat-major allemand à Paris.
Pendant son voyage à Weimar, Marcel Jouhandeau a tenu son journal et, grâce à lui, nous avons de bonnes descriptions et illustrations du déroulement du congrès. Son Journal sous l’Occupation a été édité par Gallimard en 1980. Et puis, l’autre raison pour laquelle Marcel Jouhandeau m’intéresse c’est qu’il a été édité en tchèque et même en 1940 ... »
Les mauvais pas de Ramon Fernandez
Qui était Ramon Fernandez, écrivain, essayiste et critique renommé qui est mort à la veille de la Libération en 1944 ? Son fils, le célèbre romancier Dominique Fernandez, est l’auteur entre autres d’une biographie de son père intitulée Ramon. Il écrit : « Je suis né de ce traître, il m’a légué son nom, son œuvre, sa honte ». Pouvons-nous considérer son livre comme une tentative de réhabiliter son père ?
« Comme les autres, Ramon Fernandez a débuté dans la Nouvelle Revue Française. Sa vie a été pleine de contradictions. D’abord à gauche, marxiste, il a rejoint par la suite le Parti Populaire Français de Doriot. Fils d’un diplomate mexicain et d’une mère française, très dominante, il a eu une enfance très compliquée. Mais il est devenu un brillant critique littéraire, essayiste, collaborateur de l’hebdomadaire Marianne dirigé par Emmanuel Berl qui était d’origine juive. Fernandez a été aussi lauréat en 1932 du prix Femina pour son roman Le Pari. Il a beaucoup collaboré avec la presse pro-fasciste, par exemple avec le journal Le Cri du peuple et il a fait partie, lui aussi, du voyage à Weimar. »
Le changement de cap de Jacques Chardonne
Que pouvons-nous dire de Jacques Chardonne, un excellent romancier et un homme charmant, qui était pourtant aussi un des passagers de ce train pour Weimar ?
« Jacques Chardonne, né Jacques Boutelleau, est aussi un magnifique écrivain dans la lignée des auteurs moralistes (Les Destinées sentimentales, Le Bonheur à Barbezieux). Il a d’abord refusé tout engagement politique et a souvent répété : Je suis un homme de gauche, libéral, tout à fait démodé... Mais je n’ai pas de convictions politiques fixes… Et il a pourtant pris deux fois des billets pour le train de Weimar (1941, 1942). Germanophile, pacifiste, admirateur du maréchal Pétain, farouchement anglophobe, il écrit sous l’Occupation un certain nombre de textes serviles et pro-fascistes comme L’été à Maurie. »
Le sort tragique de Pierre Drieu La Rochelle
Et finalement Pierre Drieu La Rochelle. Vous avez parlé de cet écrivain dans le livre Train pour Weimar et aussi dans l’ouvrage biographique que vous avez consacré à sa première femme, Colette Jéramec. Que fallait-il ajouter encore pour compléter le portrait de cet écrivain voué à un sort tragique ?
« Le personnage de Pierre Drieu La Rochelle mériterait un grand roman, c’est un personnage tragique, romanesque. Sans lui on ne peut pas parler de la littérature française sous l’Occupation. Ancien combattant de la Grande guerre, où il a trouvé l’inspiration pour son recueil de nouvelles La Comédie de Charleroi (1934), il s’est marié avec Collette Jéramec, médecin, d’origine juive, et peu de temps après il adhère au Parti populaire français, le PPF. Sous l’Occupation il est entre 1941 et 1943 rédacteur en chef de La Nouvelle Revue Française. Drieu a fait plusieurs tentatives de suicide. A la fin de sa vie, il a écrit Récit secret, ouvrage qui réunit ses pensées sur le suicide.
Dans mon dernier livre je parle de ses écrits pour Je suis partout, mais le pire du pire c’est son Journal 1939-1945 (Gallimard, 1992 présenté et annoté par Julien Hervier). Je l’évoque pour la première fois et je cite des extraits.
Gallimard a publié dans la Bibliothèque de la Pléiade les romans, récits et nouvelles de Pierre Drieu La Rochelle. Moi, personnellement – malgré tout – j’aime surtout Récit secret et son roman Le Feu follet, adapté pour le cinéma par Louis Malle.
Drieu La Rochelle s’est suicidé entre les 15 et 16 mars 1945. Il est devenu héros de légende écartelé entre le rêve, l’action, le sang et l’encre... »
Divers facteurs psychologiques, idéologiques et sociaux
Comment expliquer que ces écrivains brillants qui faisaient partie à l’époque de l’élite de la littérature française, aient été tellement attirés et mêmes fascinés par l’Allemagne d’Hitler et qu’ils ont fini par collaborer avec l’occupant ? Comment voyaient-ils la coexistence des Français et des Allemands après la guerre, après la victoire présumée de l’idéologie nazie ?
« L’attrait et la fascination de certains écrivains français pour l’Allemagne nazie et leur collaboration peuvent être expliqués par plusieurs facteurs. D’abord par un contexte historique et politique car la période entre les deux guerres mondiales a été très difficile, en France et en Europe secouée par des bouleversements politiques, économiques et sociaux. Certains écrivains ont pu être séduits par le nationalisme et l’idéologie autoritaire, surtout à l’époque où la France était confrontée à des crises économiques et politiques. Le bon exemple en est l’Affaire Stavisky et la manifestation antiparlementaire du 6 février 1934. Le bilan de la répression policière s’est élevé à 30 morts.
Ces écrivains étaient aussi anti-communistes farouches, le communisme étant perçu comme une menace pour la culture et la civilisation occidentale. Ils étaient tous persuadés que l’Allemagne nazie pouvait représenter un rempart contre cette idéologie... Et puis, on peut expliquer leur comportement en partie aussi par l’opportunisme et l’égocentrisme car la collaboration avec l’occupant leur permettait de maintenir ou de renforcer leur statut social et aussi littéraire, voire d’obtenir des avantages matériels, des bourses et des invitations.
Après la victoire de l’Allemagne sur la France, ces écrivains exposés à la propagande nazie et confrontés à la réalité du régime de Vichy, pouvaient envisager une Europe nazie où la France, bien que subordonnée à l’Allemagne, garderait une forme d’autonomie politique, culturelle et intellectuelle. Leur illusion n’a duré que jusqu’en novembre 1942, date de la prise de contrôle complet de l’Allemagne sur la France avec l’occupation de la dite ‘zone libre’. A partir de cette date, ils persistent et se radicalisent dans la collaboration (Drieu, Brasillach, Fernandez), ou bien ils se mettent prudemment en retrait (Jouhandeau, Chardonne).
Ces traits communs suggèrent que la fascination pour les régimes totalitaires résulte de divers facteurs psychologiques, idéologiques et sociaux. Nous avons le devoir de connaître et enseigner le passé afin de ne pas faire les mêmes erreurs. »
Le livre Ils étaient cinq..., collaboration, peines et contradictions de Ladislava Chateau est sorti aux éditions Galén.