L’expérience Milena : l’intemporalité de l’amour à travers les lettres disparues de Milena Jesenská à Franz Kafka
Danielle Dussault explore dans L’expérience Milena la relation amoureuse et épistolaire entre Milena Jesenská, journaliste « feu vivant », et Franz Kafka, écrivain « dans son terrier ».
Autrice québécoise qui a passé il y a quelques années plusieurs semaines à Prague dans le cadre du projet Praha město literatury (Prague ville de littérature), Danielle Dussault a publié en 2022 le recueil de nouvelles Les Ponts de Prague. Elle avait alors évoqué sur notre antenne une idée de projet autour des lettres adressées par Milena Jesenská à Franz Kafka lors d’une relation épistolaire et amoureuse entre 1920 et 1923. Une relation qui avait produit une correspondance abondante, mais dont la moitié a disparu, puisque les seules lettres qui nous sont restées sont celles de Franz Kafka…
Le projet littéraire de Danielle Dussault n’était pas une chimère, puisqu’en cette année 2024 – année du centenaire de la mort de Franz Kafka, d’ailleurs – elle a publié aux éditions Hashtag un essai-fiction intitulé L’expérience Milena. Au micro de Radio Prague International, Danielle Dussault explique la genèse de cet ouvrage.
« En fait, j’ai commencé à l’intéresser aux lettres de Milena Jesenská alors que je venais tout juste de terminer [de lire] les lettres que Franz Kafka avait envoyées à cette journaliste tchèque appelée Milena Jesenská [publiées en français chez Gallimard]. Une question a alors surgi dans mon esprit de manière presque violente : nous avons les lettres de Kafka, mais que sont devenues les lettres de Milena Jesenská ? J’ai alors ressenti l’impulsion, la nécessité de partir à la recherche de ces lettres. Mais en cours de parcours, lors de mon séjour à Prague, j’ai commencé à me demander pourquoi j’étais autant portée par ce sujet-là : qu’est-ce qui venait me hanter, qu’est-ce qui venait me soulever dans ce pari de retrouver les lettres de Milena Jesenská ? »
« Je sais que je reviens toujours à cette interrogation qui est au fond la mienne. Pourquoi ai-je fait disparaître mes lettres d’amour ? J’attends de trouver l’angle de ton propre mystère afin de pouvoir toucher au mien. Qu’ai-je voulu moi-même occulter en brûlant mes propres lettres ? De quelle manière les tiennes ont-elles été consumées ? »
(L’expérience Milena, Danielle Dussault, Editions Hashtag, 2024)
Faire l’expérience d’un autre
« C’est à ce moment-là, selon moi, qu’un livre devient intéressant : lorsque l’on est happé par quelque chose de soi à travers l’expérience de quelqu’un d’autre. C’est pour cela que j’ai appelé mon livre L’expérience Milena. Je me suis rappelée que j’avais moi-même eu une correspondance amoureuse, et qu’à l’époque, j’avais fait disparaître mes propres lettres. »
« Et c’est à partir de ce mince filon, de ce petit flambeau, que je suis partie à la recherche des lettres de Milena. Il y a toutes sortes d’hypothèses : on raconte que ces lettres ont disparu lors de l’entrée du régime hitlérien à Prague ; on dit aussi que Kafka les aurait peut-être fait disparaître vers la fin de sa vie, lorsqu’il a rencontré Dora Diamant, sa dernière compagne, et qu’il avait décidé de faire du ménage et de remettre à qui de droit les lettres qu’il avait échangées avec les gens… On sait par ailleurs que Milena aurait demandé, à la mort de Kafka, à Max Brod d’aller récupérer ses lettres chez les parents de Kafka. Mais on ne sait pas si cela a été fait… »
Une forme d’illusion amoureuse
« Pour ma part, j’ai avancé tranquillement dans ce parcours en me disant qu’il était plausible – qu’il était possible de penser que Milena elle-même ait fait disparaître ses propres lettres. Je suis bien évidemment très consciente que d’une certaine façon, je projette ma propre expérience sur celle de Milena. Je n’ai pas voulu aller trop profondément dans cette direction-là, mais plutôt explorer ce qui avait pu se passer dans l’écriture épistolaire que Kafka et Milena avait édifiée ensemble. »
« Ils étaient, à mon avis, dans une forme d’illusion amoureuse. J’ai eu des échanges extraordinaires avec Mirella Vadean, la directrice de la collection Notifications chez Hashtag, qui me disait que dans une relation amoureuse, souvent, on crée de la dépendance. Chez Milena et Kafka, cette dépendance passait à travers les lettres… »
Oui, car ils pouvaient s’écrire jusqu’à plusieurs lettres par jour ! Comme c’était possible à l’époque – mais ce n’est plus le cas avec les services postaux d’aujourd’hui…
« En effet ! On peut toutefois faire un parallèle intéressant avec l’ère moderne, à laquelle on s’échange des textos et on communique dans l’instantanéité du moment, ce qui crée souvent des malentendus… »
« Des malentendus, il y en a eu également dans la correspondance entre Kafka et Milena. Ce qui me semble intéressant, c’est qu’à chaque fois qu’ils ont tenté de se rencontrer en chair et en os, il y a eu un ratage. Cet amour-là ne pouvait pas s’incarner, tout simplement. Et c’est cela que j’ai essayé de regarder de plus près, m’interrogeant sur la nature de leur relation. »
Pour en revenir au parallèle entre la communication à l’époque de Milena Jesenská et Franz Kafka et celle d’aujourd’hui – une communication que l’on pourrait qualifier de « surcommunication », faite d’échanges instantanés, impulsifs, peu réfléchis et parfois faits en même temps que l’on fait autre chose, pensez-vous que leur correspondance « à l’ancienne » et leur histoire ont quelque chose d’intemporel ? Peuvent-elles nous apprendre quelque chose à notre époque ?
« Quelle belle question ! Effectivement, à mon avis, cette correspondance avait quelque chose d’intemporel. Et les relations actuelles ont également quelque chose d’intemporel en ce sens que lorsque l’on est en contact avec une autre personne et qu’un flot d’énergie circule entre les deux personnes, lorsqu’il y a cette réaction chimique entre les deux personnes, comme ce qui est arrivé entre Milena et Kafka, alors le danger, c’est que lorsque chacun se retrouve de son côté, il se laisse envahir par une construction mentale, une idée de ce que peut être cet amour. »
Kafka « dans son terrier », Milena « le feu vivant »
« Et c’est ce qui arrivait beaucoup à Kafka, qui était un homme qui se réfugiait beaucoup dans son terrier, qui imaginait beaucoup l’amour, mais à distance. Parce qu’il était habité par cette angoisse que l’on appelle ‘Angst’ en allemand… Lui essayait de composer avec cette angoisse, tandis que Milena – qui était un être de chair – s’est trouvée confrontée au fait que cet amour-là ne pouvait pas s’incarner. »
« Ton mystère reste insoluble, Milena. Même après avoir lu les lettres de Kafka et la plupart de tes articles, une part de toi reste inatteignable. Je vais sur des chemins sans issue. Dès que j’approche de ce qui semble être une vérité, elle se transforme aussitôt en inexactitude, je recommence à t’interroger en regardant tes photos. Qui est la vraie Milena ? »
(L’expérience Milena, Danielle Dussault, Editions Hashtag, 2024)
Pour Kafka, l’amour était dans la tête, mais Milena voulait la chair…
« Milena était un feu vivant. C’est ce que Kafka disait d’elle. Milena voulait tout. Et Kafka avait énormément peur… Les fois où ils se sont rencontrés, c’était à chaque fois un tourment chez lui, ne serait-ce que d’organiser le voyage, le trajet… »
« Présentement au Québec, le film Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles, de Lyne Charlebois, prend un envol exceptionnel. On peut faire un lien très puissant avec la correspondance entre Milena et Kafka. C’est l’histoire d’un frère chrétien qui a édifié toute la nomenclature de la flore au Québec et qui a entretenu une correspondance avec une de ses jeunes étudiantes pendant sept ans sans que jamais ils n’incarnent leur amour. Ils ont écrit sur la sexualité, sur la façon dont ils percevaient la sexualité chacun de leur côté. Je fais le lien entre ce film et Milena et Kafka parce que l’amour, quelque part, c’est quelque chose que l’on ne peut pas arrêter. C’est comme l’eau – et si l’eau ne peut aller dans une direction, il faut qu’elle prenne une autre voie. Dans le cas de Milena et de Kafka, elle a pris celle de l’écriture. »
« C’est fascinant de constater que Kafka, à un moment donné, a demandé à Milena de cesser de lui écrire, et pourtant c’est à elle qu’il a confié ses journaux. Même s’ils avaient en apparence rompu… »
« Mais parfois aussi, les choses qu’on laisse derrière soi finissent par nous rattraper. Elles nous retrouvent là où on ne les attendait plus. Tout comme les lettres, elles ont beau disparaître, elles reviennent hanter le pas de notre porte. On sait alors qu’il est temps de faire le deuil de ce que nous avons aimé. Écrire pour moi, c’était un peu ça. C’était faire le sacrifice de quelque chose qui vivait en soi au lieu de le faire disparaître. »
(L’expérience Milena, Danielle Dussault, Editions Hashtag, 2024)
Déambulations pragoises
Pour en revenir à votre travail de recherches – fait de recherches littéraires, mais aussi de réflexions personnelles –, vous vous êtes adonnée à la déambulation à Prague – tout comme Milena Jesenská aimait beaucoup marcher. Quels lieux pragois avez-vous explorés pour aller à sa recherche, et l’y avez-vous trouvée ?
« Je l’ai trouvée à travers la nature, car c’était quelqu’un qui aimait beaucoup la nature, et une nageuse exceptionnelle. J’allais voir l’endroit où elle avait, un jour, traversé la Vltava à la nage pour ne pas être en retard à un rendez-vous. Je pouvais parfaitement m’identifier à cela… Je suis allée au parc de Stromovka, où elle avait l’habitude d’aller ramasser des fleurs… A l’Institut français de Prague, le directeur m’a dit qu’à deux coins de rue de là se trouvait la maison par laquelle transitaient les lettres de Milena et de Kafka. C’était une révélation, de m’imaginer que leurs lettres avaient transité par cet endroit de la rue Štěpánská… »
Qu’est-ce que cette « Expérience Milena » vous a appris sur vous ?
« Que j’étais une femme pleine de vie, que l’on ne peut pas tuer l’amour qu’on porte en soi, qu’on peut le laisser exulter de différentes manières… et que c’est une bonne nouvelle de pouvoir le faire ! »
Vous avez présenté L’expérience Milena à l’Institut Goethe à Paris en avril. Prévoyez-vous également une présentation à Prague… voire un nouveau séjour ici, pour un nouveau projet en lien avec Prague ?
« Si les étoiles sont bien alignées, j’aimerais faire un court séjour à Prague, probablement à l’automne, peut-être faire une prestation, probablement à la Bibliothèque municipale, en collaboration avec Praha město literatury, peut-être avec mon amie [la traductrice] Věra Koubová… Mais tout cela reste à préciser. »