Sylvie Germain : « L’imaginaire de l’écrivain est une espèce de magma complexe »
Plus de trente ans se sont écoulés depuis le séjour pragois de l’écrivaine Sylvie Germain qui a vécu à Prague entre 1986 et 1993. Récemment, elle a repris le chemin de la capitale tchèque pour assister à une représentation de la pièce tirée de son roman Le livre des nuits. A cette occasion, elle a répondu aux questions de Radio Prague International. Voici la deuxième partie de cet entretien.
D’où vient l’inspiration ?
Vous êtes auteure d’une importante série de livres. Qu’est-ce qui vous pousse à écrire ? D’où viennent vos inspirations ?
« D’où vient l’inspiration ? Il n’y a pas vraiment de réponse. Ça vient de tourments, de questions. L’imaginaire de l’écrivain, c’est une espèce de magma complexe, c’est fait de souvenirs personnels les plus anciens et les plus privés mais viennent également se greffer là-dessus toutes les expériences qu’on a faites au cours de sa vie à commencer par l’enfance, les amitiés, les amours, les déceptions, les séparations. Il y a tout ce qui nous arrive personnellement et puis tout ce qui se passe autour de nous. L’écrivain et les artistes en général, il faut qu’on soit très poreux à l’extérieur, à ce qui se passe. Et il y a à la fois l’Histoire avec un grand H qui compte, bien sûr, on ne vient pas de nulle part, et puis notre histoire personnelle. Pourquoi on écrit ? Ily a des idées et des images qui nous viennent à la pensée et on essaie de les décrypter en écrivant. »
Les nouvelles générations d’écrivains
Quels sont les grands thèmes qui vous intéressent le plus ? Travaillez-vous actuellement sur un nouveau roman ?
« En ce moment non. Je suis assez bloquée depuis un moment. C’est de plus en plus évident en vieillissant. Cela peut sembler paradoxal mais je pense que ça ne l’est pas. A la fois on a acquis avec le temps une certaine facilité d’écriture mais en même temps il faut se méfier de cette apparente facilité. Et puis, il y a la crainte de se répéter. Parfois on sent qu’on n’est pas en phase avec la société dans laquelle on vit et avec ses intérêts. D’ailleurs, sans arrêt il y a de nouvelles générations d’écrivains qui surgissent. Il y en a qui émergent et qui ont un très grand succès. Et ceux qui ont du succès, que ça me plaise ou pas, il y en a que j’apprécie, d’autres moins, peu importe, ce sont souvent des écrivains plus jeunes que moi, certains beaucoup plus jeunes. Et c’est normal, ils sont vraiment en phase avec la société actuelle, avec les questions que vont se poser les gens et leurs centres d’intérêt. »
Pour certains, mon usage de la langue est démodé
« Même l’usage de la langue évolue. Ça change beaucoup et moi j’ai encore un usage qui pour certains est démodée, qui ne les intéresse plus, qui est trop lyrique, trop ceci et trop cela. Et mes centres d’intérêt sont un peu les mêmes depuis mes premiers livres. Au fond, c’est toujours ce questionnement face à cette étrange humanité capable du pire et du meilleur, malheureusement souvent du pire et quand c’est le pire, il est fracassant. Je pense aux guerres, bien sûr. Mais en même temps, c’est assez varié. J’ai des livres qui ont couvert une grande période, mes deux premiers où j’ai évoqué des guerres. Et après, c’est plus les passions, des passions qui peuvent être charnelles et beaucoup plus privées que ces déferlements de violence des guerres. »
Je ne revendique pas une filiation féministe
Aujourd’hui vous occupez une place importante sur la scène littéraire française. Vous considérez-vous comme héritière des grandes dames de la littérature française dont Mme de La Fayette, George Sand, Colette, Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar ? Vous situez-vous dans cette lignée ? Quelle est votre place dans la littérature française ?
« Moi, je ne me situe pas du tout dans une lignée particulière et je ne pense pas avoir l’importance que ces femmes ont eu dans la littérature. Je ne pense pas faire partie des écrivains qui resteront et vont vraiment marquer mon temps. Cela m’importe peu. Par ailleurs on peut avoir une certaine forme de féminisme mais je ne veux pas dire que parce que je suis une femme, je vais m’inscrire particulièrement dans une lignée de femmes-romancières. Cela ne m’intéresse pas si un écrivain, un peintre est homme ou femme. C’est son œuvre qui m’intéresse. Marguerite Duras était en rupture en un sens avec cette lignée dont vous parlez, et même Colette. C’est difficile de les relier. Une femme écrivaine ou un homme écrivain peut très bien se sentir très proche d’un autre écrivain qu’il soit homme ou femme. Pour moi, cela importe peu. Même si maintenant, il y a effectivement dans la littérature des femmes qui revendiquent le fait d’être femmes et ça a du sens dans leurs œuvres, dans leur écriture, dans leurs thèmes. C’est intéressant aussi, ce n’est pas la question. Mais moi je ne revendique pas une filiation féministe dans l’écriture. »
Les écrivains que j’aime beaucoup
Y a-t-il dans la littérature des autres auteurs que vous appréciez particulièrement et qui vous ont influencée ? Je vois que vous aimez toujours Georg Trakl et aussi Bohumil Hrabal …
« Il n’y a pas que Trakl, il y a Rilke, il y a Paul Celan... J’ai découvert, il y a quelques années, un poète que je trouve extraordinaire, qui est Argentin et s’appelle Roberto Juarros, mais il y a des Italiens, des Anglais, des Français, il y en a beaucoup que j’aime beaucoup mais malheureusement il y en a certains qui ne tombent peut-être pas aux oubliettes mais qui ne sont plus tellement lus ou connus. Jules Supervielle est un très, très grand poète et je trouve qu’il n’a pas la place qu’il mériterait. Si je commence la liste de tous les poètes que j’aime, on y sera encore dans une heure.
Et en romans, la liste sera aussi très variée. Bien sûr, il y a des Français dont Bernanos, dont Giono. Ils n’ont pas vraiment de rapport l’un avec l’autre. Giono, c’est ses éclats somptueux, c’est le rapport à la terre, à la chair. Bernanos, c’est un écrivain qui n’est pas tellement lu à l’heure actuelle, il n’est plus dans l’air du temps, comme on dit. Mais c’est d’une très grande puissance. »
L’œuvre de Milan Kundera face aux nouvelles générations
« Il y a Hrabal, il y a Kundera que j’ai apprécié un petit peu moins. J’ai relu, il y a deux ou trois ans, certains de ses livres. C’est quand même un très grand romancier. Et lui aussi, s’il a eu un immense succès en son temps, je ne suis pas du tout sûre que maintenant cela ferait le même effet. Ses livres ont eu un succès planétaire comme L’Insoutenable légèreté de l’être et quand on les relit maintenant, ils gardent toute leur force. Mais je pense que dans la nouvelle génération il y a beaucoup de gens auxquels cela ne dit rien. Tous les tourments de ces jeunes… Ils ne comprendraient pas parce que c’était dans un système que les jeunes générations n’ont pas connu et tant mieux pour eux. Heureusement. Mais je pense que du coup, cela perdrait de sa saveur pour eux, ce n’est peut-être pas quelque chose qui va leur parler particulièrement.
Les influences, elles sont très diverses, j’ai parlé des poètes et des romanciers et encore je n’ai pas dit tous les noms qui auraient pu me marquer, il y a des Russes, il y a des Américains, il y a beaucoup d’horizons, mais il y a aussi la peinture, il y a la musique, il y a le lieu, il y a les gens, il y a le temps. Il y a l’âge. Tout compte. »
Je suis ouverte à tout ce qui se fait dans la littérature
De nos jours on lit de moins en moins. La littérature change et s’adapte aux goûts du public. Comment voyez-vous aujourd’hui la situation du roman, genre qui était à son apogée au XIXe siècle ? Le roman a évolué, il évolue toujours mais que pensez-vous de son avenir ? Ne perdons-nous pas quelque chose de précieux ?
« Je ne suis pas prophète, je ne peux pas vous dire ce que ça va devenir. On voit bien où est le changement. Tout à l’heure je faisais allusion à l’usage de la langue. Maintenant, le roman est un genre extrêmement ouvert. Il peut y avoir du documentaire dedans, il y a beaucoup d’autofiction, il y a beaucoup de genres différents dans un même livre. Il y a beaucoup de personnes dont les livres peuvent être extrêmement intéressants et qui sont totalement inspirés par des faits divers ou d’un fait d’histoire plus importante. Peu importe. Il y en a qui n’écrivent que sur eux, sur leur vie… Après, ce n’est qu’une question de talent. Même si quelqu’un ne parle que de lui, ou à partir de sa vie et de son expérience, s’il y a une pensée derrière et s’il y a une écriture, ça va parler à tous les lecteurs, à tous les lecteurs qui aiment vraiment la lecture. Si ce n’est que narcissisme, ou si c’est maladroit, ou s’il n’y pas de style, ça ne donne pas grand-chose. Vous voyez, je n’ai pas de critère là-dessus. Moi, je suis très ouverte à tout ce qui se fait dans la littérature. »
Les promesses et les dangers de l’intelligence artificielle
« Par ailleurs il y a ce dont on parle maintenant et qu’on appelle l’intelligence artificielle. Il y en a qui pensent que ça pourra composer de la musique, faire de la traduction, écrire des romans, écrire de la poésie. Peut-être, parce que ça va très vite les progrès dans la technologie, mais ça ne me convainc pas. Autant l’intelligence artificielle peut être extraordinaire pour la médecine, pour la science et les domaines de ce genre, elle a son envers comme cela arrive toujours avec la technique si elle est mal utilisée ou utilisée à mauvais dessein, s’il y en a qui s’en emparent dans ce sens-là pour tricher, pour mentir, pour voler etc. J’en reviens au roman : si un jour l’intelligence artificielle est capable de fabriquer des romans, ce sera un autre univers, ce sera autre chose. »