Richard Weiner, un poète entre Paris et Prague

Dans l’entre-deux-guerres, c’est grâce à Richard Weiner que la société tchèque est régulièrement informée sur ce qui se passe à Paris et en France. Richard Weiner qui vit en France dans les annés 1920 et 1930 en tant que correspondant du journal Lidové noviny, est un homme aux deux visages. Ce journaliste brillant est aussi, ce qui est moins connu du grand public, un des poètes tchèques les plus profonds de son temps. Richard Weiner est né le 6 novembre 1884 donc il y a 140 ans.

Un jeune homme promu à une carrière d’ingénieur

Richard Weiner | Photo: Institut pro studium literatury

Jan Bol et Štěpán Golev - tels sont les pseudonymes qui cachent l’identité du jeune apprenti de la littérature qui s’impose finalement sur la scène littéraire sous son vrai nom - Richard Weiner. Mais son chemin vers la littérature est tortueux. On le considère d’abord comme l’héritier de l’entreprise de son père, fabricant de confiseries et spiritueux dans la ville de Písek. Et il semble que le jeune héritier se résigne à une telle perspective. Il étudie la chimie à l’Ecole polytechnique de Prague, poursuit ses études à Zurich et à Aix-la-Chapelle et, en tant qu’ingénieur, commence à travailler dans une malterie à Allach près de Munich. Mais pendant tout ce temps, il est déjà tiraillé entre la profession d’ingénieur et la vocation de poète. Cependant, ses vers ne trouvent pas facilement leurs lecteurs. Le poète et journaliste Jiří Daníček explique pour quelle raison :

Jiří Daníček | Photo: Dominik Mačas,  ČRo

« Ses vers sont compliqués et pleins d’anachronismes linguistiques et de particularités grammaticales et syntaxiques qui semblent respecter l’opinion que la poésie est ce qui est dit de façon compliquée et extraordinaire. Cependant, ses vers se clarifient progressivement avec le temps. On pourrait dire qu’ils subissent un processus qui les dépouille des scories et des impuretés. »

Une poésie difficile d’accès

La revue Novina | Photo: Ed. Grosman a Svoboda/Musée de la littérature nationale

C’est lors de son séjour à Allach en Bavière que Richard Weiner se lance sérieusement dans le travail littéraire. Il commence à publier ses poèmes sous pseudonyme dans différents périodiques, mais c’est la publication de ses vers dans la revue Novina - La Nouvelle qui marque un tournant décisif dans sa carrière. La revue est dirigée par František Xaver Šalda et le soutien de ce célèbre critique littéraire est un grand encouragement pour le jeune poète qui sort finalement de son anonymat et décide de se consacrer désormais entièrement à la littérature. František Xaver Šalda écrira à propos de cet auteur de vers exclusifs et difficiles d’accès :

«  La poésie de Richard Weiner ne peut pas avoir beaucoup de lecteurs. Elle est trop subtile, elle n’est pas à la portée de toutes les mains, mais elle ne devrait pas avoir aussi peu de lecteurs qu’elle en a chez nous. La critique est encline à la négliger parce que c’est une poésie qui est pour elle une pierre de touche, une poésie qui se montre encore plus exigeante vis-à-vis de la critique que vis-à-vis du lecteur. »

Le traumatisme de la Grande Guerre

Photo repro: Richard Weiner,  'Lítíce'/Ed. Fr. Borový,  1916/Musée de la littérature nationale

En 1912, Richard Weiner s’installe à Paris, devient correspondant de plusieurs périodiques tchèques et poursuit simultanément son œuvre littéraire. Son envol est cependant brisé par le cataclysme de la Première Guerre mondiale. Dès le début de la guerre, le poète revient dans son pays, s’engage dans l’armée et est envoyé au front. Et c’est un choc terrible auquel sa nature fragile n’est pas préparée. En 1915, il s’effondre psychiquement, est démobilisé et revient à Písek, sa ville natale, pour y passer sa convalescence. C’est au cours de cette période qu’il écrit le poème Doma - Au foyer dans lequel il exprime son attachement profond à son pays. Il écrit aussi une série de contes dans lesquels il revient sur ses expériences du front. La guerre terminée, il se relance dans le journalisme, renoue sa collaboration avec le journal Lidové noviny et dès 1919, il devient le correspondant parisien du journal. Il écrit des feuilletons, des articles politiques, des critiques de nouveautés littéraires, il informe le public tchèque de la riche vie culturelle de la capitale française. Son séjour en France marquera aussi sa poésie. Jiří Daníček évoque l’évolution de ses inspirations et de son style :

Richard Weiner par Georges Kars,  1921 | Photo: GASK,  public domain

« Dans les poèmes de la période tardive, on ne trouve que rarement un mot supplémentaire ou une bravade linguistique. Il semblerait pourtant qu’il s’agit encore des textes très complexes. Cependant le lecteur attentif trouvera que cette complexité est quelque chose qui est la base-même des poèmes de Richard Weiner, le thème qui cherche son unique forme possible. »

Parmi les adeptes du Grand Jeu

Le gouvernement de la nouvelle République tchécoslovaque propose  à Richard Weiner un poste diplomatique mais il refuse car il veut se consacrer entièrement à la littérature. Cependant, son inspiration se tarit et la nouvelle vague de ses forces créatrices ne viendra qu’en 1927. Entretemps, il poursuit ses activités de journaliste et traduit en tchèque plusieurs auteurs français dont Marcel Pagnol, Jacques de Lacretelle et Jules Romains. Un nouveau tournant dans sa vie survient en 1926 lorsqu’il se lie avec plusieurs artistes avec lesquels il fonde le mouvement qui entrera dans l’histoire culturelle comme Le Grand Jeu. Le groupe qui cherche à explorer le monde onirique et s’inspire de textes mystiques, est formé par plusieurs jeunes artistes dont René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vaillant. Ils sont proches du mouvement surréaliste mais tiennent à leur indépendance et ils finiront par attirer encore d’autres personnalités de la littérature et des arts dont le peintre tchèque Josef Šíma et le poète Robert Desnos.

Le désenchantement et la solitude

Une lettre de Weiner de France,  1935 | Photo repro: Jindřich Chalupecký,  'Nestrozumitelný Weiner'/Česká expedice,  1987

Le Grand Jeu laisse une trace importante dans l’œuvre de Richard Weiner, œuvre qui se nourrit de la poésie mystique et dont le grand thème est l’acceptation de la culpabilité inconsciente de tout un chacun et du châtiment qui s’en suit. Il continue à écrire et à publier ses poèmes mais il ne sera jamais un poète acclamé par le grand public. Avec le temps, il sombre progressivement dans le désenchantement et la solitude et finalement décide de retourner dans son pays. Jiří Daníček résume sa vie par ces paroles :

« Richard Weiner a vécu pendant des années à l’étranger mais il n’était pas un émigré. Il a vécu à Paris à partir de 1919 parce que telle était sa volonté, sa décision. Il gagnait sa vie comme correspondant du journal Lidové noviny et il n’est revenu en Bohême que pour mourir. Il a publié six recueils de poésies et deux livres de contes. »

Le Jean Baptiste de la poésie tchèque

Richard Weiner | Photo repro: Petr Málek,  'Čtení o Richardu Weinerovi'/Institut pro studium literatury

Richard Weiner meurt à Prague en 1937 à l’âge de 52 ans. Dans l’œuvre qu’il laisse, fusionnent de nombreuses inspirations et influences. Il s’inspirait de la poésie populaire et de la poésie baroque mais aussi des recherches des poètes du réveil national tchèque du XIXe siècle. Dans son œuvre on décèle certaines tendances qui le rapprochent du symbolisme tchèque ayant atteint son apogée dans l’œuvre du poète Otokar Březina. Une autre source de ses inspirations était l’exploration de l’inconscient et du rêve, thèmes qu’il partageait avec ses amis du Grand Jeu. Les vers de Richard Weiner reflètent tout cela et aussi le sentiment d’étrangeté et de déracinement dû probablement au fait qu’il était juif, homosexuel et qu’il a passé une grande partie de sa vie dans un pays étranger. Aujourd’hui on lit plutôt ses contes expressionnistes qui évoquent ses expériences de la guerre ainsi que l’angoisse et la frustration d’un monde dans lequel même la réalité devient hallucinatoire.

Sa poésie n’est pas facile à lire et elle ne s’ouvre qu’aux lecteurs qui l’abordent avec un esprit ouvert, la volonté de comprendre et la patience. Ainsi, 140 ans après sa naissance, une grande partie de l’œuvre du poète que le critique Václav Černý a appelé « Le Jean Baptiste de la poésie tchèque », reste toujours à découvrir.

Richard Weiner | Photo repro: Jindřich Chalupecký,  'Richard Weiner'/Aventinum

La poésie était pour Richard Weiner le devoir et l’impératif de toute sa vie. Jiří Daníček souligne le sens profond de la responsabilité avec lequel le poète abordait son œuvre. Il le démontre sur la gestation de son poème Les oiseaux morts :

« Richard Weiner a écrit le poème Les oiseaux morts dans les années 1920 en France. Le poème existe en cinq versions indépendantes que le poète a publiées dans un recueil paru à Prague en 1929. L’attention concentrée que Richard Weiner a prêtée aux Oiseaux morts démontre l’attitude extrêmement exigeante avec laquelle il abordait sa création et le sérieux avec lequel il prenait le principe qu’il avait formulé pour lui-même : Il ne suffit pas écrire des vers, il faut les vivre. »

Auteur: Václav Richter
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