Les combattants juifs de la Brigade blindée indépendante tchécoslovaque, au cœur du long siège de Dunkerque
Entre le 15 septembre 1944 et le 9 mai 1945, la ville de Dunkerque a été assiégée par les armées alliées – en première ligne face à cette poche de résistance allemande, la Brigade blindée indépendante tchécoslovaque qui mènera ce véritable duel d’artillerie face à des Allemands galvanisés par la détermination du commandant, l’amiral Friedrich Frisius. Si déterminé qu’il ne signera la capitulation que le 9 mai – et non le 8 – devant le général Alois Liška. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet épisode et le rôle fondamental de la brigade tchécoslovaque, mais aujourd’hui, nous nous intéresserons aux hommes qui la composaient. Et tout particulièrement aux nombreux combattants juifs qui ont participé à ce siège historique, en compagnie de Jean-Marc Alcalay qui a rédigé un livre sur le sujet.
« J’ai des liens affectifs avec la Tchécoslovaquie d’autrefois et avec Prague. Je m’y suis rendu trois fois. La première fois, c’était en 1990. La deuxième fois, nous sommes allés jusqu’à Příbor, la ville de naissance de Sigmund Freud, qui est l’ancienne Freiberg austro-hongroise. Quand je me rends dans un pays, je m’intéresse toujours à son histoire. Je lis des écrivains, et dans le cas présent : Ivan Klíma, Bohumil Hrabal, et surtout, évidemment, Kafka. Je suis resté très attaché à Kafka. J’ai fait plusieurs articles sur lui et une conférence, une exposition de livres de Kafka que je possède. En raison de mon intérêt pour la Tchécoslovaquie, j’ai acheté un livre d’Antoine Marès dans lequel se trouvait une petite phrase qui disait : ‘25 à 30 % des combattants qui formaient la brigade blindée indépendante tchécoslovaque étaient juifs’. Cela m’a intéressé, puisque ça fait assez longtemps que je m’intéresse au judaïsme de par mes origines. En 1989, j’ai écrit un livre sur la déportation des Juifs de Dunkerque et actuellement j’écris sur les enfants déportés.
Donc ces combattants juifs tchèques m’intéressaient, car je voulais montrer que partout où les Juifs ont pu combattre, ils l’ont fait. Or dans les armées alliées, il y avait plus de 50 000 Tchèques, dont un certain nombre de Juifs. Avec mon épouse, nous avons visité tous les cimetières autour de Dunkerque, où se trouvent des tombes de soldats tchèques, de même que celui de Neuville-Saint-Vaast, près d’Arras, où ils ont regroupé toutes les tombes qui étaient à Bourbourg, une ville située à peu près à 20 km de Dunkerque. En 1959, toutes ces tombes ont été exhumées et ré-inhumées au cimetière Nazdar de Neuville-Saint-Vaast. »
Il est également très intéressant de montrer qu’en effet, les Juifs se sont également engagés en tant que combattants pendant la guerre. On a tendance à évoquer essentiellement – et légitimement – leur extermination, mais on oublie que beaucoup de Juifs se sont engagés avec les armes pour combattre le nazisme. On parle souvent du soulèvement du ghetto de Varsovie, mais cet aspect de leur engagement dans des armées n’est peut-être pas assez rappelé.
« Et y compris dans des camps d’extermination : il y a eu des révoltes à Auschwitz, et à Sobibor, ce sont les Juifs qui se sont libérés eux-mêmes. Partout où ils pouvaient le faire, les Juifs l’on fait. Le problème, c’est qu’il fallait des armes. Pour les gens du ghetto de Varsovie, la question était d’essayer d’acheter des armes. Il fallait sortir du ghetto et ramener des armes. Mais quand ils ont pu se battre, ils se sont battus. Donc, avec mon épouse, nous avons fait le tour de tous les cimetières autour de Dunkerque où je pouvais repérer des gens qui avaient des patronymes juifs, Grunbaum, Klein, etc. J’ai ensuite dressé une liste et j’ai commencé à écrire ce livre. J’ai d’abord essayé de retracer l’histoire de la Tchécoslovaquie et l’histoire des Juifs en Tchécoslovaquie, et puis la bataille de Dunkerque à laquelle a participé la Brigade blindée indépendante tchécoslovaque qui était composée d’à peu près 5 000 combattants. Sur ce total, on compte 25 à 30 % de combattants juifs, soit à peu près entre 1 200 et 1 500 hommes ce qui est quand même assez important. »
Rappelons que la Brigade blindée indépendante tchécoslovaque était une brigade créée au sein de l’armée britannique. Il y avait évidemment d’autres armées alliées engagées, mais la brigade tchécoslovaque a joué un rôle majeur dans le siège de Dunkerque. C’est un très long siège de neuf mois, entre octobre 1944 et mai 1945. Et c’est son commandant, Alois Liška qui fera signer la capitulation aux Allemands le 9 mai.
« Il n’y avait en effet pas que des Tchécoslovaques qui participaient à ce siège : il y avait des FFI, des Canadiens, des Britanniques, mais les Tchèques étaient les plus nombreux. Et ce sont eux qui étaient chargés de coordonner le siège de Dunkerque et les différentes batailles qui y ont eu lieu. »
Ce sont plus de 5 000 combattants tchécoslovaques, même 5 800 pour être précise…
« Oui, à la fin, ils étaient 5 800. Ils ont été rejoints par d’autres combattants. »
Vous dites qu’on comptait 25 à 30 % de combattants juifs au sein de cette brigade. Paradoxalement, ça ne reflète pas forcément le pourcentage de Juifs au sein de la société tchécoslovaque : ils sont très nombreux dans cette brigade par rapport à ce qu’ils représentaient dans la société tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres.
« Oui, dans l’entre-deux-guerres, les Juifs étaient un peu plus de 300 000 en Tchécoslovaquie. Après l’Anschluss et après les Accords de Munich, de nombreux Juifs sont aussi partis. En tout cas, ils étaient plus de 300 000 avant-guerre et après-guerre 260 000 d’entre eux avaient péri dans les camps ou avaient été fusillés. »
Est-ce que vous avez pu déterminer pourquoi ils rejoignent cette brigade ?
« Il faut rappeler l’histoire commune de la Tchécoslovaquie avec la France. En 1914 déjà, des Tchèques se sont engagés dans l’armée française. Au déclenchement de la guerre, donc, en 1939, et même déjà en 1938, des Tchèques qui quittent la Tchécoslovaquie et qui finalement essayeront de rejoindre l’Angleterre par le sud de la France, où il y a des bureaux de recrutement. Cette brigade est composée de Tchèques, mais aussi d’Allemands et de Yougoslaves. Il y aussi beaucoup de communistes, d’anciens des Brigades internationales. Elle est très composite en réalité. Il y a des civils aussi, comme Hanuš Lewy : il faisait des études de médecine, il a rejoint l’Angleterre trois, quatre ans avant le débarquement en Normandie du 6 juin 1944. Tous ces soldats et ces jeunes gens ont été regroupés, formés, ils ont changé beaucoup de lieux pour s’entraîner, etc. En août 1944, après le Débarquement, on les regroupe dans le sud de l’Angleterre et de là, ils débarqueront ensuite en France. »
Vous disiez avoir fait fait le tour des cimetières pour retrouver ces soldats tchécoslovaques tombés pendant la guerre. Est-ce que vous avez pu comptabiliser combien des soldats juifs de la brigade sont morts pendant les combats ?
« C’est assez difficile. A Dunkerque se trouve le musée de l’opération Dynamo, avec une partie réservée à la libération de la ville par les Tchèques. Pour mon livre, j’ai dressé la liste de tous les Tchèques qui sont morts pendant le siège de Dunkerque. Le musée en a répertorié 183, ce qui est beaucoup sur 5 000. Moi, j’en ai répertorié 207. Pourquoi y-a-t il une telle différence ? Parce qu’il y a des soldats inconnus que j’ai répertoriés. Et il y a des soldats tchèques qui ont été tués sur la route les menant de la Normandie à Dunkerque. Je les ai comptabilisés aussi. Donc, on va dire qu’il y en a entre 183 et 207. »
Combien de soldats juifs de la brigade sont morts ?
« J’en ai compté 46. Peut-être 48, car il y en a deux pour lesquels on ne sait pas. Donc on peut retenir 183 morts dans la brigade, dont 46 juifs. »
Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’en dehors de ces chiffres, vous vous êtes aussi intéressé à un destin particulier : celui de Hanuš Lewy qui est originaire de la Moravie, de la ville de Brno. C’est un homme qui est vraiment né avec la Première République tchécoslovaque, en 1918. Que peut-on dire de son parcours ?
« Ce monsieur est revenu bien plus tard à Dunkerque où il a rencontré des amis. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, j’ai recontacté ses amis qui m’ont donné son adresse. J’ai appelé à Houston, aux États-Unis, où il vivait, mais malheureusement, il était décédé. Son épouse était encore vivante à l’époque et elle m’a envoyé des photos. Je lui ai posé de nombreuses questions sur l’itinéraire de son mari, ce qui m’a permis de reconstituer à peu près l’histoire de ce monsieur qui faisait ses études de médecine et a voulu rejoindre les forces anglaises. Avant cela, il est passé par Agde. »
Agde, dans le sud de la France, où étaient rassemblés tous les Tchécoslovaques qui voulaient encore continuer à combattre. Tout cela a évidemment été balayé après la défaite de la France.
« Hanuš Lewy a finalement pu rejoindre l’Angleterre, a débarqué en Normandie, est arrivé près de Dunkerque. Là, il ne pouvait plus exercer la médecine, donc il a exercé le métier de dentiste. Sa femme m’a dit qu’il avait aidé une dame de Bourbourg à accoucher. Après la guerre, il est retourné à Brno où il a constaté qu’effectivement, 30 personnes de sa famille avaient été tuées dans les camps. »
C’est le cas de beaucoup de ces combattants juifs tchécoslovaques qui pour certains, rentrent au pays après la guerre et se rendent compte qu’il n’y a plus personne de leur famille.
« Oui. Et Hanuš Lewy, c’est vraiment l’épopée d’un héros du XXe siècle. Par la suite, il a commencé à former plus de 3 000 combattants pour aller se battre en Israël, puisqu’en 1947, il y a le vote de l’ONU sur la partition de la Palestine. En 1948, l’indépendance d’Israël est décrétée par David Ben Gourion. Hanuš Lewy va, lui, former des combattants tchèques pour aller se battre là-bas. Oui. Et il faut rappeler aussi que la Tchécoslovaquie a grandement aidé le jeune État d’Israël à se fournir en armes et à faire cette première guerre d’indépendance. Il est allé ensuite en Israël, où il a travaillé à l’hôpital de Jérusalem comme médecin. Ils l’ont envoyé en Afrique pour construire une clinique. Plus tard, il s’est installé à Houston, aux États-Unis, où il est décédé. »
Et il n’est jamais retourné dans la Tchécoslovaquie communiste.
« Il n’y est pas retourné. Beaucoup de combattants de la brigade ont été broyés par le système communiste, et le commandant Alois Liška, lui, est mort à Londres. »
Beaucoup de soldats tchécoslovaques, qu’ils soient de la brigade ou d’anciens pilotes de la RAF, seront considérés comme des traitres par le nouveau régime communiste parce qu’ils ont combattu à l’ouest, tout simplement. Dans le pire de cas, certains seront exécutés, d’autres mis en prison. En s’engageant pour Israël, Hanuš Lewy a échappé au destin de tous ces soldats tchécoslovaques persécutés.
« Oui, c’est cela. Les autres avaient trop côtoyé le monde occidental et démocratique. »
Avez-vous pu déterminer ce que sont devenus certains autres combattants juifs de la brigade blindée tchécoslovaque ? Est-ce qu’il y en a qui sont partis en Israël aussi, voyant que leur famille avait péri dans les camps et qu’il n’y avait plus personne en Tchécoslovaquie ? Certains sont-ils partis aux États-Unis ? Est-ce que vous avez pu retracer certains de ces destins ?
« Je ne connais pas la proportion. Certains retournent en Tchécoslovaquie, mais je pense qu’il y en a beaucoup qui sont allés en Israël. Ce n’est pas un combattant mais quelqu’un comme Saul Friedländler, né à Prague, qui est devenu historien et qui habite aujourd’hui aux États-Unis, est aussi parti en Israël. Donc, après-guerre, beaucoup de Juifs tchèques sont partis en Israël, mais je ne saurais dire quelle proportion. »