Vítězslav Nezval - Les deux faces du grand poète

'Vítězslav Nezval, le poète et son fils'

Depuis un siècle, Vítězslav Nezval domine la poésie tchèque comme une statue de marbre qu'on n'arrive pas à déboulonner. Il est le poète tchèque le plus célèbre mais aussi le plus controversé. Sa vie et son œuvre sont un mélange quasi inextricable de traits admirables et condamnables, et cela confère à sa personnalité un magnétisme qui opère déjà sur plusieurs générations de lecteurs. Ceux qui désirent mieux connaître cet homme-monument ont désormais à leur disposition une biographie volumineuse que son autrice Krystyna Wanatowiczová a intitulée Vítězslav Nezval, básník a jeho syn (Vítězslav Nezval, le poète et son fils). L'ouvrage vient d'être proclamé Livre de l'année dans l'enquête du journal Lidové noviny. 

Au sommet de la hiérarchie littéraire

Vítězslav Nezval en 1933 | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

« Il a rendu poétique pour moi le monde moderne dans son ensemble », a écrit à propos de Vítězslav Nezval son ami, admirateur et éditeur Milan Kundera. Nezval a vécu à l'époque où les lecteurs de poésie étaient encore nombreux et où les poètes connus jouissaient d'un grand prestige dans la société. Et Nezval s'est hissé bientôt au sommet de la hiérarchie littéraire tchèque, qu'il n'a pas quittée jusqu'à sa mort. Il était insatiable dans la poésie et dans la vie, et on le considérait comme un phénomène naturel d'une rare force. Souvent, on le comparait à un animal, un rhinocéros, un phoque, un orang-outan enragé, mais aussi parfois à une hirondelle ou un enfant qui pleure. Cela illustre déjà d'innombrables facettes de son personnage et de son caractère que Krystyna Wanatowiczová cherche à saisir dans son ouvrage :

Krystyna Wanatowiczová | Photo: Adam Kebrt,  ČRo

« Dans mon livre, l'accent est mis sur la période après 1945, mais on ne peut pas omettre les événements importants qui ont préfiguré d'une certaine façon ce qui allait se passer après la guerre. C'est notamment la seconde moitié des années 1930, lorsque Nezval rompt avec ses amis surréalistes, et cette décision sera considérée après la guerre comme un acte méritoire parce que, aux yeux des idéologues communistes, Nezval a réussi ’à s'arracher au bourbier surréaliste et ne s'est pas laissé leurrer par les vauriens Breton et Teige.´ C'était donc considéré comme son grand mérite, qui lui a permis de devenir le poète officiel qu'on allait porter aux nues. »

Instigateur des avant-gardes

La famille de Nezval | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

Vítězslav Nezval est né avec le XXᵉ siècle dans la famille d'un instituteur de campagne. Bientôt, il manifeste des dons pour la littérature mais aussi pour la musique et les arts. Il étudie d'abord au lycée de la ville de Třebíč, puis à la faculté de droit et à la faculté des lettres de l'université Charles à Prague, mais ne finit pas ses études parce qu'il est attiré par la poésie. Il ne tarde pas à s'imposer parmi les jeunes littérateurs tchèques et devient figure de proue des avant-gardes. Avec ses amis, il lance le poétisme, nouveau mouvement littéraire qui cherche à transformer la vie en poésie. Il écrit et publie des recueils de poésie ainsi que d'innombrables articles dans des journaux, et il voyage. Déjà en 1924, il adhère au Parti communiste de Tchécoslovaquie.

Le jeune Vítězslav Nezval | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

Il se lie d'amitié avec des écrivains surréalistes dont André Breton, et c'est sous leur influence qu'il fonde en 1934 à Prague le Groupe des surréalistes de Tchécoslovaquie. Mécontent de l'attitude critique de certains surréalistes tchèques vis-à-vis du Parti communiste et de l'Union soviétique, il tentera, quatre ans plus tard, de dissoudre le groupe, mais il en sera exclu. Désormais, la politique jouera un grand rôle dans sa vie et dans son œuvre. Krystyna Wanatowiczová restitue dans son livre l'évolution du poète devenu, après la guerre, un grand bureaucrate communiste :

« Il n'y a que peu de regards critiques sur le rôle de Nezval après 1948, comme une excellente étude de l'historien Milan Drápala parue dans les années 1990. Comme les opinions critiques manquaient, je voulais essayer d'assimiler et de présenter les deux faces de Nezval. J'étais influencée par le comédien Jan Werich, ami du poète, qui a déclaré que Nezval était comme une énorme boule de neige sur laquelle se collaient, sur son passage, des perles mais aussi des excréments. »

Vítězslav Nezval | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

Le poète encensé par les autorités communistes

La poème 'Staline' | Photo: Svoboda

Après la Deuxième Guerre mondiale, Nezval se joint aux communistes radicaux qui instaurent en Tchécoslovaquie dès février 1948 un régime autoritaire. Il participe à des purges dans le Syndicat des écrivains, il occupe des postes lucratifs dans les institutions d'État, et il jouit de la protection puissante du ministre de l'Information Václav Kopecký. Dans sa poésie, il glorifie Staline et l'Union soviétique, et joue sans broncher le rôle de poète officiel. Hédoniste et amateur de la bonne chair, il mène une vie de plaisirs et de luxe dans un pays appauvri par la guerre et un mauvais système économique.

Vítězslav Nezval | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

Krystyna Wanatowiczová évoque dans son livre aussi une autre face de Nezval, moins connue du grand public : celle d'un poète secret qui souffre des restrictions que lui impose le réalisme socialiste et qui cherche à aider des écrivains injustement poursuivis :

« En ce qui concerne les gens pour lesquels Nezval plaidait, cela lui revenait parfois comme un boomerang. Ses initiatives lui ont causé beaucoup de problèmes et se retournaient souvent contre lui. Cela lui est arrivé lorsqu'il cherchait à défendre le producteur de cinéma Miloš Havel, mais aussi, par exemple, le poète Jakub Deml, la fille du poète et dramaturge Václav Renč, qui pouvait étudier grâce à son intervention, ou l'écrivain A. C. Nord, qui, après l'intervention de Nezval, n'était pas obligé de quitter Prague. Les personnes que le poète a aidées de cette façon ont été nombreuses. »

Vítězslav Nezval | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

Les trois femmes de sa vie

Vítězslav Nezval avec Lily Hodáčová et Františka | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

Et Krystyna Wanatowiczová estime qu'il est naïf de penser que Nezval prenait au sérieux sa poésie de circonstance et ses odes à Staline, à Gottwald et à d'autres dignitaires communistes. Elle est convaincue que ce simulacre de poésie lui était imposé par la peur, le profit pécuniaire et le pragmatisme. Il est vrai que les besoins de ce jouisseur de la vie étaient considérables. Malgré sa silhouette de bon vivant et son obésité, il est ce qu'on appelle un homme à femmes, et il exerce un attrait considérable sur le sexe opposé, réussissant à se faire aimer. Parmi ses nombreuses aventures amoureuses, Krystyna Wanatowiczová choisit les trois femmes les plus importantes de sa vie :

Vítězslav Nezval avec Olga Jungová et leur fils Robert | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

« Trois femmes ont joué des rôles clés dans la vie de Nezval. C'était surtout Františka, surnommée Fáfinka, qui était pendant presque toute sa vie adulte sa partenaire et qu'il a fini par épouser. Elle a créé pour lui un foyer, un havre dans lequel il retournait toujours, et il ne l'a jamais quittée. Mais c'était aussi Lily Hodačová, sa femme fatale, qu'il aimait et à laquelle il promettait un amour éternel, mais il revenait toujours chez Františka. Et finalement, cela s'est répété aussi lorsqu'il a rencontré la danseuse Olga Jungová, que les astres lui ont désignée comme une bonne mère de son fils. Olga espérait que Nezval l'épouserait, mais il n'a pas quitté sa Františka. »

Le lot du fils d'un homme célèbre

Vítězslav Nezval et son fils Robert | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

Victime de sa vie hédoniste, Vítězslav Nezval meurt en 1958 à l'âge de 58 ans à l'apogée de sa célébrité et au déclin de ses forces créatrices. Il laisse à la postérité une immense œuvre littéraire et un fils naturel qu'il a reconnu et aimé d'un amour sans bornes. Lors de la mort de son père, Robert Nezval n'a que quatre ans et il souffre beaucoup de cette perte. Dans son livre, Krystyna Wanatowiczová ajoute la biographie du fils à celle de son illustre père :

Robert Nezval | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

« Son fils Robert a payé cher d'être enfant d'un père célèbre qui était connu dans toute la Tchécoslovaquie. Dans le pays, il y avait énormément de gens qui connaissaient par cœur des vers de Nezval. Après la mort de son père, Robert s'est retrouvé entre deux femmes – sa mère Olga et Františka, veuve de Nezval. Les deux femmes aimaient Vítězslav Nezval mais n'aimaient pas l'une l'autre. Et cela allait provoquer beaucoup de complications dans la vie de Robert. »

Robert Nezval avec sa mère Olga Jungová | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek

On attend beaucoup de ce fils d'un poète génial. Robert Nezval est toujours comparé à son père auquel il ressemble mais dont il n'a pas le talent. C'est un enfant gâté qui est tiraillé entre sa mère et la veuve de son père. Il aime et admire son père mais ne partage pas sa foi communiste. Il déteste les communistes mais supporte mal la critique posthume de l'engagement politique de Vítězslav Nezval, critique qui devient possible grâce à la libéralisation des années 1960.

Après l'invasion de l'armée soviétique en août 1968, Robert voit que les idéologues du régime pro-soviétique cherchent de nouveau à exploiter cette partie de l'œuvre de son père qui était la plus opportuniste. Il tombe amoureux à plusieurs reprises mais il ne réussit pas à se faire aimer. Il n'a pas hérité la force souveraine avec laquelle son père surmontait les obstacles de la vie. Faible et incapable de faire face aux épreuves du sort, il décide de mettre fin à ses jours et saute par la fenêtre de son appartement. La vie de l'héritier du célèbre père n'a duré que 16 ans.

Ce qui reste

'Le magicien merveilleux' | Photo: Československý spisovatel

La lignée des Nezval s'éteint mais une grande partie de l'œuvre du poète reste vivante. Dans la préface de son anthologie de la poésie de Vítězslav Nezval parue en 1963 sous le titre Podivuhodný kouzelník – Le magicien merveilleux, l’écrivain Milan Kundera écrit :

« Je suis sûr que sans Nezval nous percevrions beaucoup de choses différemment, que c'est grâce à lui que nous percevons différemment Prague, les parfums de la campagne, la scène des grandes villes et le vertige que nous donnent les voyages, c'est grâce à lui que nous percevons différemment toute notre époque... »

Vítězslav Nezval | Photo repro: Krystyna Wanatowiczová,  'Nezval básník a jeho syn'/Kodudek