« Noráci » : ces Tchèques que les nazis ont envoyés aux confins de l’Europe
Le destin des 1 300 Tchèques envoyés en Norvège au service de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale était, jusqu’en 2015, passé sous le radar des historiens. Mais à la faveur de l’ouverture des archives, c’est dans une enquête un peu folle que s’est lancée une équipe de chercheurs de l’Université Charles de Prague en partenariat avec l’Université de Trondheim en Norvège. Depuis deux ans, ils tentent de raconter le destin de ces hommes, en retrouvant les familles des survivants uniquement à partir d’un nom et d’une date de naissance. A la tête de ce projet, la professeure Vendula V. Hingarová. Radio Prague Int. l’a rencontrée dans les locaux de la faculté de philosophie, à Prague.
« Josef Lébl est né en 1922 dans un village à l’ouest de Prague. Quatrième enfant d’une fratrie de six, il grandit dans une famille paysanne. En 1939, il suit une formation de vendeur, et commence à travailler dans un magasin à Černošice.
Le 2 novembre 1942, il est appelé, avec nombre de ses pairs, à travailler pour le Reich. On l’envoie d’abord à Berlin, où, une semaine plus tard, il apprend qu’il a été affecté au service de l’entreprise Georg Wendel, une firme allemande basée à Trondheim, en Norvège. Un mois plus tard, le voilà sur place : il est successivement ouvrier auxiliaire, soudeur, et installateur de ventilation. Lui, et sa vingtaine de camarades d’infortune tchèques, sont supervisés par quatre contremaîtres allemands, et travaillent à la construction des bunkers allemands.
Après deux ans de travail en Norvège, il est renvoyé en Allemagne en 1944, et rentre en Tchécoslovaquie, où il se cache quelques temps avant de reprendre une vie normale. En 1949, il épouse Jarmila. Ensemble, ils ont trois enfants. Josef Lébl meurt en 1991, à l’âge de 69 ans. Selon sa fille, il aurait voulu revoir la Norvège. Il parlait couramment norvégien, et s’y était fait de nombreux amis avec qui il a entretenu une riche correspondance. »
Josef Lébl, de Prague à Trondheim, en passant par Berlin
Le récit de la vie de Josef Lébl condense en quelques lignes l’exceptionnel et le banal. Il raconte la vie d’un jeune Tchèque ordinaire né après la Première Guerre mondiale dans un paysage rural, qui se retrouve coup sur coup à Berlin puis dans une Norvège elle-aussi occupée par l’Allemagne nazie.
Partir sous la contrainte des autorités de la Tchécoslovaquie devenue Protectorat de Bohême-Moravie, n’était pas hors du commun à son âge, en 1942. Plusieurs centaines de milliers de Tchèques ont été contraints de travailler pour l’effort de guerre du Reich, se rendant là où les autorités nazies le décidaient. Mais dans ce cadre, ils ne sont « que » 1 300 à avoir été envoyés en Norvège. 1 300 à quitter les collines bohémiennes en direction des reliefs du Cercle polaire, sur la base de leurs aptitudes physiques. Sur place, les plus chanceux travaillent dans les villes pour des entreprises locales ou allemandes. Les autres sont embarqués dans des camps de travail au-delà du Cercle polaire, là où les populations locales se font rares.
Selon Vendula Hingarová, malgré une destination commune, pour ces Tchèques envoyés en Norvège l’expérience pouvait varier du tout au tout :
« Les Tchèques envoyés en Norvège ont eu des relations plutôt chaleureuses avec les Norvégiens. D’après les descendants des ‘Noráci’, leur père ou leur grand-père leur parlait toujours en bien des Norvégiens. En revanche, les conditions climatiques étaient terribles. A Trondheim, le climat ressemble à celui de la République tchèque, mais plus de la moitié des travailleurs forcés ont été envoyés dans le grand Nord. Et ils ont laissé des témoignages sur les conditions très rudes dans lesquelles ils travaillaient, avec peu de vêtements et des repas frugaux. Lébl, lui était à Trondheim, donc avec ses camarades ils pouvaient même profiter d’une vie de citadins avec une dose de temps libre. »
La Norvège n’a pas eu à subir les bombardements massifs de la Seconde Guerre mondiale. Selon Vendula Hingarová, « pour eux, le plus dangereux était sans doute le trajet de retour vers la Tchécoslovaquie à travers l’Allemagne, lors des quelques congés qui leur étaient accordés ». Seuls une dizaine de Tchèques n’ont pas survécu à leur exil, le plus souvent à cause d’accidents du travail.
Entre les familles et les historiens, un intérêt mutuel
Si le travail forcé lors de la Seconde Guerre mondiale est désormais plutôt bien documenté, le destin des « Noráci » était, jusqu’à récemment encore, flou. Le terme même « Noráci » est d’ailleurs inconnu de la grande majorité des Tchèques. Il s’agit d’un néologisme créé par les survivants quelques années après leur retour pour se désigner entre eux. Si de leur côté les souvenirs sont restés vivaces jusqu’à ce que le dernier des survivants s’éteigne, il aura fallu attendre 2015, et une vague de déclassification d’archives en Norvège pour que le sujet attire l’attention d’historiens.
Commence alors une collaboration entre les historiens norvégiens et leurs homologues tchèques afin de créer une base de données qui recense les 1 300 identités. Grâce aux fonds d’une bourse cofinancée par la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein, Vendula Hingarová a pu engager véritable travail d’enquête, à la recherche des familles et de leurs archives. Si aucun des « Noráci » n’est encore en vie, les documents ne manquent pas dans les greniers de leur famille.
Pour les historiens, il s’agit d’une véritable mine d’or que, pour l’heure, personne n’avait songé à rassembler. Le soutien des familles est d’autant plus essentiel que les documents tirés des archives ne disent pas grand-chose de plus que des noms – germanisés, pour beaucoup – et quelques informations succinctes. En employant des méthodes parfois originales, la base de données ne cesse de s’enrichir et chaque semaine au moins une nouvelle famille se signale.
Vendula Hingarová raconte : « Nous avons récupéré les adresses inscrites sur les dossiers des survivants. Il y a quelques semaines, nous avons envoyé des lettres à plusieurs centaines de ces adresses, souvent dans de petits villages, en espérant que la maison appartienne toujours à la famille, ou que le facteur sache où elle se trouve désormais. Cette méthode a porté ses fruits, puisque nous avons déjà reçu quelques réponses. »
L’intérêt entre famille et historiens est d’ailleurs souvent réciproque et le cas de Josef Lébl l’illustre de la meilleure des manières. Les historiens ont pu tirer profit de son journal intime extraordinairement détaillé qui, jusqu’il y a peu, dormait dans un carton avec une quantité d’autres documents. Sa fille, qui a pris contact avec les historiens, a pu faire traduire les lettres en norvégien et découvrir la liaison épistolaire de son père avec une Norvégienne rencontrée à Trondheim.
L’enjeu est enfin mémoriel. Ni héros, ni collabos, les Tchèques contraints au travail forcé sont dans une situation qu’il a été longtemps difficile d’appréhender sur le plan historique. Sous quel angle faut-il regarder ces hommes qui ont participé contre leur gré à l’effort de guerre allemand. Si l’historiographie a largement dépassé le schéma simpliste : résistants contre collaborateurs, un livre en préparation pour l’automne et une exposition en cours de montage sur les « Noráci » ne devraient pas être de trop pour faire découvrir un pan méconnu de la Seconde Guerre mondiale, et le destin hors normes de cette poignée de Tchécoslovaques embarqués bien loin des berges de la Vltava, en même temps que leur pays sombrait dans le brouillard.
La biographie de Josef Lébl a été considérablement synthétisée dans cet article. Elle est disponible dans son intégralité aux côtés de dizaines d’autres (en tchèque) sur le site www.noraci.cz. Les chercheurs sont constamment à la recherche de nouveaux témoignages, et aimeraient, à terme, s’intéresser aux autres nationalités. Pour les contacter : [email protected]