Nouvelle vague tchécoslovaque : la « trop bruyante liberté » d'un cinéma d'individus
La Nouvelle vague tchécoslovaque : derrière cette expression sont rassemblés des films parfois exceptionnels et souvent très différents les uns des autres que commence à très bien connaître la chercheuse française Garance Fromont. Elle a entrepris d’écrire une thèse sur cette Nouvelle vague et le contexte dans lequel de grands noms du cinéma ont pu évoluer dans les années 1960.
Garance Fromont : « Je suis à Prague en ce moment pour un séjour de recherche à la FAMU, l’académie du film de Prague, sur les archives et les documents conservés sur l’histoire tchécoslovaque, l’histoire de l’école dans les années 1950 et 1960 et l’histoire de ce cinéma qui m’intéresse tout particulièrement. »
Ces archives sont-elles nombreuses ?
« En fait je ne travaille pas sur des archives au sens de documents non inventoriés mais davantage sur des ouvrages et ce qui m’intéresse particulièrement ce sont des manuels de cours qui ont été conservés à la FAMU et sur lesquels les étudiants apprenaient à faire des films dans les années 1950. Donc tous les cinéastes que j’étudie actuellement ont étudié sur ces documents et c’est extrêmement enrichissant et émouvant pour moi. »
Il y a des personnes célèbres parmi les anciens professeurs de la FAMU. Y a t-il des noms qui ressortent de ces archives ?
« Étrangement, les personnages les plus célèbres sont ceux qui ont été professeurs après avoir fait des films dans les années 1960. On retrouve notamment les manuels du chef opérateur de Jiří Menzel, Jaromír Šofr, qui a écrit un manuel très intéressant pour les étudiants. Ce qui m’intéresse aussi ce sont les manuels très idéologiques car c’est sur ce matériau que je fais mes recherches : comment ce cinéma a été produit, quelles étaient les règles et les contraintes mais aussi quelle était l’ambition du gouvernement tchécoslovaque de l’époque, pourquoi faire de tels films aussi différents dans les années 1960… C’est tout ça que je peux trouver dans ces archives. »
Le titre de votre thèse de doctorat est pour l’instant « Une trop bruyante liberté », en référence évidemment au livre de Bohumil Hrabal « Une trop bruyante solitude » …
« Absolument, j’avais choisi ce titre parce que pour moi le cinéma tchécoslovaque dans les années 1960 est un cinéma de la jeunesse, de la liberté. Pas forcément au sens de liberté politique mais simplement une volonté de faire ce qu’on veut, d’inventer de nouvelles formes, d’expérimenter… Et j’ai tout de suite été évidemment bouleversée par les films que Hrabal et Menzel ont fait dans les années 1960 et c’est ainsi que j’ai voulu leur rendre hommage en donnant ce titre à ma thèse. »
Menzel, Chytilová, Schorm, Forman et tous les autres
Comment s’est passée votre rencontre avec le cinéma tchécoslovaque ?
« J’ai vécu à Prague deux semestres quand j’étais en master d’histoire et j’allais au cinéma Ponrepo où j’ai découvert ces films qui était de ce qu’on appelle la Nouvelle vague mais étaient très différents de la Nouvelle vague française. Pour moi c’était un corpus très hétérogène et très inventif, avec une volonté de s’amuser avec les formes. C’est comme ça que je suis tombée amoureuse de ce cinéma. J’ai des goûts classiques, c’est-à-dire que le film qui m’a décidée à travailler sur ce sujet est Trains étroitement surveillés de Menzel. Mais j’aime également la liberté de V Chytilová à l’époque avec Les petites marguerites évidemment. Tous ces films des années 1960 ont quelque chose d’intéressant et je regrette qu’ils soient assez peu connus en France. C’est également le cas pour mon cinéaste favori - très peu connu parce qu’il a fait des films un peu austères – Evald Schorm -, un cinéaste que j’aime énormément parce qu’il a fait des films d’une intransigeance morale et d’une vérité qui me semble toujours actuelles. C’est aussi pour mettre en valeur des personnalités méconnues que j’ai choisi de travailler sur ce sujet. »
Quels films de Schorm recommanderiez-vous en particulier ?
« Je pense qu’il faut commencer par Du courage pour chaque jour, son film le plus connu, mais j’aime aussi beaucoup La fin du bedeau et Le retour du fils prodigue, parce que ce sont des films également assez drôle, un humour un peu acerbe mais j’aime les personnages qu’il met en scène et ce marivaudage qu’il propose. »
Vous travaillez dans les archives de la FAMU – il faut rappeler qu’il fallait d’abord y rentrer à l’époque à la FAMU, ce qui n’était évidemment pas donné à tout le monde sous le régime communiste, mais une fois entrés ils pouvaient jouir d’une certaine liberté, même relative…
« Oui c’est aussi quelque chose d’intéressant à l’époque. Je m’intéresse aussi à des personnalités qui ne sont pas passées par la FAMU, parce qu’effectivement peu pouvait y entrer. C’est le cas de František Vláčil, dont on a fêté le centenaire en février. Il est arrivé au cinéma par les studios de l’armée tchécoslovaque, donc avec une carrière très particulière… »
Comme d’autres aussi, parce que ces studios de l’armée tchécoslovaque ont vu beaucoup de talents être formés là-bas…
« Oui et chez František Vláčil on peut le voir dans ses films. Il a une approche très différente de l’image, qui lui vient de la peinture car il a aussi fait des études d’histoire de l’art. C’est une personnalité fascinante pour moi car sa trajectoire est parallèle à la Nouvelle vague, il n’en fait pas véritablement partie mais quand même… »
Avec notamment Marketa Lazarová, son chef d’œuvre
« Un très grand film comme tous ses films des années 1960 dont Holubice, La colombe blanche, un film d’une simplicité et d’une beauté absolue. Je m’intéresse également aux techniciens puisque les techniciens étudiaient aussi à la FAMU et devait y être passés pour pouvoir intégrer les Studios Barrandov et travailler sur des tournages. Mais on a toujours des personnalités qui ne rentrent pas dans le cadre. C’est le cas de Miroslav Ondříček, le chef opérateur de Milos Forman : il passe le concours d’entrée de la FAMU à plusieurs reprises, mais il est refusé au motif officiel qu’il a les mains moites… Il parvient finalement à devenir un grand chef opérateur en étant d’abord assistant et en développant un regard puis une relation personnelle avec Miloš Forman et d’autres de « la bande » comme je les appelle. C’est ainsi qu’il devient l’un des plus grands chefs opérateurs de l’histoire du cinéma. Il a intégré la prestigieuse Guild des chefs opérateurs américains et encore aujourd’hui on peut sentir son héritage. Ces personnalités qui sortent un peu du cadre m’intéressent particulièrement. »
Pourquoi le régime communiste laisse faire ? Plusieurs hypothèses...
Donc quand vous posez cette question ‘pourquoi le régime tchécoslovaque a laissé faire ça ?’, avez-vous déjà des éléments de réponse ?
« C'est une question vraiment cruciale pour moi. Je dirais que l'une des premières hypothèses, c'est celle que propose justement Miloš Forman dans ses mémoires : il écrit que pour lui la Nouvelle Vague tchécoslovaque était inévitable dans la mesure où les gens de cinéma, les gens de théâtre en particulier, étaient souvent des personnalités qui ne pouvaient pas faire des études à l'université en raison de leur origine sociale. Donc on les laissait faire du cinéma ou du théâtre parce que c'était un petit peu moins valorisé dans la société. Par exemple, c'est le cas de ce fameux Ondříček - sa mère voulait qu'il fasse des études d'économie. Mais comme sa mère tenait un commerce on considérait qu'il était d'origine sociale bourgeoise. Et donc il a été refusé à l'université d'économie. »
« Selon Forman, c'est inévitable parce que si on réunit des gens refusés quelque part tous ensemble et bien à la fin, il se passe quelque chose et ils commencent aussi ensemble avec une forme de d'émulation. Ils commencent à inventer de nouvelles formes. Donc ça c'est un peu la première hypothèse.
« La deuxième est une hypothèse qui est défendue par de nombreux historiens tchèques aujourd'hui notamment par Michal Bregant, l'actuel le directeur des Archives nationales du film tchèque, qui explique que dans les années 1960 le pays faisait face à une crise économique, une crise sociale et donc le gouvernement, le Parti communiste tchécoslovaque a dû inventer aussi quelque chose pour relancer le pays. Le cinéma, qui allait être diffusé à l'étranger et allait pouvoir peut-être même gagner des prix dans des festivals, a été l'une des stratégies du gouvernement notamment pour pouvoir vendre les films et récupérer ces fameuses devises étrangères qui était très précieuses à l'époque notamment en pleine crise économique. »
« Mon hypothèse est un petit peu entre ces deux-là mais il me semble que la seconde est tout à fait intéressante et mérite aussi d'être creusée, c'est à dire que ces films que l'on appelle dissidents sont aussi une part de ce système donc ils s'intègrent dans ce système et ils ont été produits aussi parce que parce que le système le voulait bien. »
« Il me semble que c'est tout à fait défendable puisqu'on est dans un cinéma de studio nationalisé, donc ce ne sont pas des films qui sont produits sous le manteau. Ils sont produits par le gouvernement, avec le soutien du gouvernement et sont approuvés, donc il y a toutes les raisons de croire qu’on les a laissés faire. »
« Et puis la dernière hypothèse évidemment, c'est que les personnes qui travaillent dans les studios étaient aussi des gens qui aimaient le cinéma donc voulaient produire des films qui étaient bons, qui allaient aussi marquer l'histoire du pays. Et c'est vrai que le cinéma tchécoslovaque est peut-être assez méconnu à l'étranger mais on connaît les films de la Nouvelle Vague, on connaît les films de Forman, de Menzel aujourd'hui des États-Unis jusqu'en Inde. Donc effectivement, ils ont fait un choix assez malin en decidant de produire ces films. »
La censure
Il y a certains de ces films de l'époque qui ont fini au « Trezor » comme on dit, c'est-à-dire censurés. Vous en avez étudié quelques-uns. Lesquels en particulier vous ont marquée ?
« J'ai toujours été fascinée par L'oreille, Ucho, le film de Karl Kachyna, réalisé sur un scénario de Jan Procházka. C'est un film qui est magistral à tous les points de vue et qui est aussi effrayant puisque ça raconte le système de l'Intérieur. Comment est-ce que chaque membre, chaque pion de ce système accepte d'asservir, de s’asservir, de laisser sa liberté au système pour qu'il fonctionne. C'est un film qui a été en effet interdit pour des raisons tout à fait évidentes. »
« Cela reste un peu un mystère pour moi de comprendre comment ce film a pu être produit jusqu'au bout puisqu'on à toutes les images encore aujourd'hui même s'il n'est jamais sorti sur les écrans. J'avais effectivement écrit un article sur ces films du 'Trezor' notamment sur L'oreille. »
« C’était dans une période de post-déstalinisation. C'est aussi pour ça que on peut dénoncer les crimes, mais pour moi ce film c'est un peu un film de la dernière chance, c'est aussi le film que Procházka écrit avant de tomber totalement en disgrâce et c'est un film aussi bouleversant puisque c'est le la dernière pièce maîtresse d'une carrière qui va se terminer juste après. »
Procházka, un des noms un peu moins connu qui est dans le documentaire « Un conte de fées tchécoslovaque » consacré à la Nouvelle vague. Jan Procházka fait partie de ces noms que l'on connaît beaucoup moins à l'étranger, comme celui d’Ester Krumbachová aussi. Mais cette Nouvelle vague englobe beaucoup de monde…
« Oui, c'est aussi l'un des aspects de mon travail qui est de se détacher un peu de la figure de l'auteur réalisateur. En France, on est encore très influencé par cette fameuse politique des auteurs qui avait été mise en place et défendue par les Cahiers du cinéma, par François Truffaut, Jean-Luc Godard et qui consiste à considérer que seul l'auteur du film est le réalisateur. Dans le contexte du cinéma tchécoslovaque, ça n'a pas véritablement de sens parce que les scénaristes, costumiers ou chefs opérateurs occupent une place centrale. »
« C'est aussi ce qui est intéressant : c'est un cinéma de la collaboration, de la discussion entre toutes ces figures et on le dit souvent mais c'est vrai que par exemple, il n'y a pas Les petites marguerites sans Kučera, donc le chef opérateur de ce film. De même qu'il n'y a pas La fête et les invités sans Ester Krumbachová qui en est la scénariste et la costumière. Donc j'essaie aussi de travailler sur ces figures méconnues, je dirais à cause de leur position un peu marginale mais qui commence aussi à intéresser beaucoup le public. »
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« Jan Procházka est un auteur majeur de cette période mais à cause de son histoire interrompue, malheureusement, il est assez peu connu et je suis vraiment très bouleversée par ce film que Christian Paigneau a réalisé autour de cette personnalité, parce que justement il en fait un film à hauteur d'hommes et c'est aussi ça la Nouvelle Vague tchécoslovaque, c'est un cinéma des individus. »
Vous vous êtes mise au tchèque, il y a des gens qui disent qu'il n'y a pas besoin de comprendre le tchèque parce que beaucoup d'images dans cette Nouvelle vague tchécoslovaque parlent d'elles-mêmes. Il y a quand même des films - l'un de mes préférés de est Ecce Home Homolka - des dialogues qui nécessitent de comprendre au moins un peu les nuances, quand même difficiles à percevoir pour un étranger. Cela vous a t-il aidée de vous mettre à la langue ?
« Oui ça m'a aidée mais très modestement. Malheureusement, je n'ai pas encore un niveau qui est suffisant pour comprendre l'intégralité des dialogues de Ecce Homo Homolka, qui est effectivement un film assez savoureux mais ça me semble assez indispensable et c'est aussi pour ça que je suis venue ici. Je voulais me connecter avec ce terrain de recherche que j'ai étudié et aussi parce qu’il y a des historiens et des historiennes tchèques aujourd'hui qui font des travaux remarquables et j'avais envie de pouvoir accéder à ces travaux. Leur regard est très précieux pour moi et c'est pour ça que j'ai décidé d'apprendre le tchèque même si, je dois le reconnaître, c'est une langue assez difficile ! »
« J'ai décidé de prolonger mon séjour initial de quelques mois pour profiter de Prague au printemps et pour profiter des Archives nationales du film. Je suis d’abord venue grâce à la bourse Barrande qui permet à des étudiants doctorants tchèques et français de faire des séjours dans le cadre de cotutelles internationales ou des courts séjours de recherche comme c'est le cas pour moi. »